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Derek May : L’École de Brighton

Cela pourrait être le début d’un film de Derek May. Mais c’est un tableau : «Brighton». Comme ses films, avec la même fausse insouciance, ce tableau s’appréhende sur plusieurs modes: l’espace abstrait et l’intimité concrète, le privé et le public, la rigueur et l’émotion. Et son auteur est partout – ce qui est normal pour un tableau. Mais un film… c’est autre chose. Ça n’appartient jamais tout à fait à une seule personne… C’est nécessairement public… Bla, bla, bla! Et pourtant, déplus en plus nombreux sont les cinéastes qui investissent ces marges si précieuses qui semblaient, par une fatalité généralement admise, échapper au cinéma.

Ciné-poèmes, ciné-essais, ciné- journaux: les films de Derek May sont tout cela à la fois. Comme plusieurs de ses con­temporains – Lehman, Perlov, van der Keuken – entrant dans le cinéma, May force le cinéma à entrer dans sa vie. Et la meilleure façon de regarder ses films, c’est encore d’y pénétrer comme dans un jour­nal intime où tout se conjugue à la pre­mière personne, le documentaire de commande aussi bien que le film intimiste dont femme et fils sont les protagonistes.

MOTHER TONGUE
MOTHER TONGUE
© ONF

Le journal, c’est (souvent) la peur d’oublier. Une culture en serre de la nos­talgie. Il y a l’un et l’autre dans les films de Derek May. Bien entendu, filmer ses moments de bonheur, c’est se constituer des souvenirs. Mettre en scène son bon­heur, avec la fragilité inhérente à tout bon­heur, c’est une autre entreprise. C’est davantage de celle-ci que participent les films de Derek May – tous ses films, même ceux (SANANGUAGAT : INUIT MASTERWORKS/1974, PICTURES FROM THE 1930S/1977) qui appartiennent plus strictement au documentaire.

La distance peut paraître immense entre l’approche documentée (bien «recherchée»), historique, des peintres canadiens des années 30 et le filmage pres­que paresseux (complaisant) de la famille du cinéaste (A FILM FOR MAX/1970, MOTHER TONGUE/1979). L’unification de ces approches se fait pourtant sans mal si on étale l’ensemble des films sur la table, les pochades (McBUS/1969, PANDORA/1971, ANGEL/1966) prenant naturellement leur place, permettant à l’oeuvre de respirer. (Mais au fait, y a-t-il des pièces secondaires dans un puzzle?)

Les films ainsi étalés, les contradic­tions mêmes de l’oeuvre participent de son unité: la tentation du graphisme (ANGEL, PANDORA) qui privilégie parfois une esthétique décorative – au risque de bouf­fer le film : c’est le cas de PANDORA – trouve son équilibre dans les grands films (MOTHER TONGUE, OTHER TONGUES/1984) et dans les films que May a consacrés à la peinture et à la sculpture (PICTURES FROM THE 1930S, SANANGUAGAT : INUIT MASTER- WORKS, OFF THE WALL/1981).

Totalement différents les uns des autres, ces films sont peut-être les plus beaux et les plus achevés qu’ait réalisés le cinéaste – les plus personnels aussi: ceux à travers lesquels il nous parle d’abord de lui. (Derek May fut d’abord peintre, peut- être son coeur est-il toujours dans l’atelier?!).

SANANGUAGAT, le plus ancien de ces trois films est aussi le plus classique, à tout le moins au premier abord. Film de commande du Ministère des Affaires indiennes et du Grand Nord tourné à l’occasion d’une grande exposition orga­nisée par le Canadian Eskimo Arts Council, il aborde son sujet avec beaucoup de respect, soignant au maximum (éclairages, trucages) le tournage des oeuvres, les magnifiant d’abord puis, dans un même mouvement, mais sans artifice (du genre groupe de sculptures sur la banquise), les resituant dans leur espace géographique originel. Ainsi l’eau de l’Arctique est trai­tée comme une toile et tous les conflits, toutes les tensions, ont une résolution gra­phique.

PICTURES FROM THE 1930S traite, comme le précise son sous-titre, «des peintres et des événements de l’épo­que». L’époque, c’est-à-dire les années 30 : un moment difficile dans la vie de l’Amé­rique et une époque déterminante dans l’histoire de la peinture au Canada. Si, comme le propose le film, l’éclipse totale du soleil en 1932 résume bien l’époque, la diversité, la vitalité et l’audace de la peinture de ces années-là (et son insertion profonde dans son temps) sont des signes rassurants. Rassurante aussi la vieillesse lucide des témoins encore vivants. Pas de fausse nostalgie. Une évaluation juste, ouverte et généreuse d’une époque et de ses protagonistes. S’il y a nostalgie, c’est dans la crainte du cinéaste de ne pas savoir vieillir avec la sagesse et la beauté de ces vieux peintres.

OFF THE WALL est tout autre. Por­trait du monde de l’art de Toronto (de Jack Pollock, le marchand fumiste, à Mendel- son Joe, en passant par General Idea) le film assume dès le premier plan (Toronto nocturne) son parti-pris nostalgique. À l’âge des performances, le vieux modèle de l’École des Beaux-Arts, fait figure de dinosaure et si le jeune peintre impression­niste abstrait peut se perdre dans sa toile fraîche (comme s’y perd amoureusement le regard de Derek May), il est – le com­mentaire du film le souligne – le seul à savoir la regarder avec une telle intensité. Nostalgie d’un âge révolu que renforce la qualité de la voix du cinéaste, mêlant son commentaire d’ouverture aux mesures d’une sonate de Beethoven. Film écorché, profondément senti, qui, mieux qu’aucun autre, questionne l’art d’aujourd’hui sur le terrain même de son existence : la ville comme oeuvre d’art ultime.

Mais les deux films les plus caracté­ristiques – pas nécessairement les «meil­leurs» – de la manière de Derek May sont assurément MOTHER TONGUE et OTHER TONGUES. Et ce n’est pas que la parenté des titres qui est en cause!

Dans le cas de ces deux oeuvres, la forme journal surdétermine totalement le propos. May lui-même est au centre de chacun des films, en tant que lui-même, à des moments importants de sa vie.

Marié à une Québécoise francophone dont il a eu deux enfants, May, le Britan­nique en exil, se réfugie dans le silence, ou à tout le moins le mutisme, jusqu’au coeur même de sa famille. Et il filme ce silence dans lequel il risque de s’enfermer – peut-être justement pour le briser.

Si les questions de MOTHER TON­GUE viennent de l’épouse 1 qui a mal à la bouche de parler anglais, on sent bien que les réponses dépassent le couple en cause et ses problèmes momentanés : c’est la société qui doit répondre, en passant peut-être par les enfants qui grandissent et, bien entendu, la réflexion de Derek et Patricia. Le film mêle avec beaucoup de sensibilité les moments de bonheur (le patinage, les enfants) et de tension (le téléjournal, l’explication du couple devant la toile «Brighton») et fait alterner l’équilibre plas­tique des scènes d’extérieur (la tempête de neige) avec le tournage assez cru des scè­nes d’intérieur, d’où le malaise très réel – et pas nécessairement blâmable – que pro­duit le film 2. Mais les vraies réponses aux questions du couple, comme aux problè­mes d’écriture du film, se trouvent dans un autre film : OTHER TONGUES.

Portrait d’un quartier de Montréal – le film porte en sous-titre la mention Notes from an Immigrant Neighbourhood – OTHER TONGUES, tout en conservant l’approche journal, tente de l’élargir en y intégrant la fiction, plus précisément en demandant à certains habitants du quartier de «jouer» leur propre personnage. Il ne s’agit pas de cinéma direct: l’espace est bien fictionnel et à l’évidence plusieurs situations sont créées pour les besoins du film. Tous jouent, en commençant par le réalisateur. Et tous cabotinent même un peu. Mais l’esprit est bon! Et le film gagne en vitalité ce qu’il perd parfois en profon­deur. Le vrai gagnant étant Montréal qui se donne des airs de grand village bigarré, chaleureux et agréable à vivre auquel ne manque que la mer, comme le souligne le personnage grec du film.

Donc en quelque sorte, Derek May a enfin fait un documentaire! À moins qu’on ne range aussi dans cette catégorie son travelogue sur les célèbres chutes (NIA­GARA FALLS / 1967), ou encore l’étrange McBUS, reportage sur un con­grès international d’espions qui s’est tenu à Montréal en 1968. Mais ceci est une autre question qui risquerait de nous entraî­ner trop loin. Entre temps Derek May, il faut l’espérer, nous prépare un autre docu­mentaire sur ses aventures dans les cou­loirs de l’ONF ou dans les rues de Montréal…

Robert Daudelin


Tous les films de Derek May ont été produits par l’Office national du film qui en assure également la distribution.

Notes:

  1. Patricia Nolin, alors vedette de la série télévisée DUPLESSIS, et qui, à l’époque de A FILM FOR MAX se pliait plus volontiers à l’anglais domi­nant du cercle d’amis.
  2. Malaise que ressentirent bien les responsables de la distribution de l’ONF qui tentèrent de mettre le film sur les tablettes aussitôt terminé.