AU RYTHME DE MON COEUR
Caméra-je et deleatur
Il est important de se rappeler, quelquefois nous l’oublions trop facilement, que tout est question de matière. Au cinéma les matières de l’expression sont la lumière, la couleur ou le noir et blanc, le celluloïd et l’écran. Quelques cinéastes basent leur travail sur la nature physique, sur les propriétés du film et son équipement. Ils visent à rendre le spectateur conscient de la réalité de leurs actes. Par ailleurs, très rares sont ceux qui contrôlent les procédés techniques de laboratoires, à savoir, le tirage et le développement chimique de l’image.
Le journal filmé est un genre cinématographique où, justement, l’action de filmer devient aussi importante que l’action intérieure. Il se distingue par le fait que le maniement direct de la caméra par son auteur constitue l’élément essentiel du film. Ce degré de contrôle n’a pas d’équivalent dans le cinéma courant, documentaire ou autre. Une indépendance d’autant plus marquée que la plupart de ces «autoportraitistes» sont aussi des «oneman films». Montage de l’image et du son, composition et interprétation de la musique, presque toutes les étapes de la réalisation du film restent entre leurs mains.
Le désir d’atteindre un haut niveau de crédibilité documentaire impose de conserver un produit brut, non retouché. Le cinéaste évite de manipuler les fragments de sa vie qu’il cherche à représenter. Les prises ne sont pas déléaturées apparemment au montage. L’ordre des plans, la longueur des scènes existent tels quels. Cependant, quoi que l’on prétende, il y transparaît toujours un travail de montage, de moulage, nécessaire pour rendre le film cohérent et organisé. À moins d’un film totalement muet, le cinéaste manipule sa bande sonore; il la rythme selon la musique ou les commentaires qui accompagnent ses images.
De 1980 à 1983, Jean Pierre Lefebvre, après avoir réalisé 17 longs métrages de fiction, tourne AU RYTHME DE MON COEUR, un film journal. C’est une entreprise unique dans le cinéma québécois. Aucun réalisateur n’a filmé une chronique aussi intime et ne s’est aventuré à tout faire lui-même. Utilisant une vieille Bolex à ressort, un synthétiseur de musique, un appareil photo, un magnétophone et une caméra d’animation, Lefebvre saisit les images et les sons de sa réalité et nous les offre comme une simple confidence, plus ou moins discrète selon les moments. Il prend soin, dès les premiers plans du film, de montrer son matériel, d’abord les appareils employés puis ce «quelque part» où il vit: les paysages, les êtres et les objets qui l’entourent, animés ou inanimés. De ces matériaux concrets, il fait naître «la lumière ou l’absence de lumière», «le silence ou l’absence de silence».
Une caméra-je donne toute la force et l’émotion à ce récit du quotidien. Elle crée la nécessité du film, son écriture et son sujet. Lefebvre revient sans cesse, par la voix off ou par des recherches visuelles, à cette présence de la caméra. Quand il filme la route, seul au volant de sa voiture, ce n’est pas le paysage que nous apercevons, mais l’acte posé par Lefebvre, solitaire. Il prend même la peine d’ajouter, puisqu’il ne tourne pas synchro, les bruits reconnaissables d’une caméra ou d’expliquer qu’un manque de lumière l’oblige à des scènes en accéléré et que les photos ajoutées ici et là, attestent de moments où il voyageait sans sa caméra. «La nécessité engendre de merveilleux hasards», remarque-t-il. Ouverture, fermeture à l’iris, pano de 360 degrés, mouvement circulaire renversé, tous ces effets et trucages naissent d’un intérêt primordial pour ce qui est directement réalisable au tournage et perceptible comme tel.
À l’origine de ce journal, il y a l’idée d’une carte postale à envoyer à des amis sous forme d’un petit film de cinq minutes. Après quelques essais et le retour du laboratoire de cette première pellicule tournée, Lefebvre décide de continuer. Il est entraîné dans un film de 80 minutes, divisé en onze chapitres et relatant un passage crucial dans sa vie. Auteur de films et ne pouvant pas travailler comme à l’habitude, Lefebvre témoigne de cette nécessité de continuer, coûte que coûte, à tourner. Marguerite Duparc, sa compagne depuis 17 ans, productrice et monteuse de tous ses films, est profondément malade. «Je filme les nuages, j’aurais pu filmer n’importe quoi pour oublier la souffrance de Marguerite». Sur un long plan rapproché de Biaise, leur fils, il nous annonce sa mort pour bientôt. Et ce dernier regard de Marguerite, inquiète, fuyant cette caméra déjà distante, contre laquelle elle ne peut rien, inscrit une insoutenable douleur. L’autre saison est amorcée…
«Ce matin-là je cherchais moi aussi des images comme d’autres cherchent de l’or et n’en trouvent pas.» Il lui faut créer malgré tout et toujours : évoquer, par exemple, un état d’âme à partir des multiples vues de l’ombre de cet abri d’oiseau surmonté d’une croix? Le deuil. Mais «la vie est là, derrière le cinéma qui la cache.»
«D’une image à l’autre», les décors d’hier, d’aujourd’hui et de demain se mélangent. Voici Barbara. Elle apparaît au loin, avec Biaise, dans la blancheur de l’hiver, derrière la maison, à Bedford. Peu après, ils habitent Montréal, dans un petit logement où ils conçoivent Marie Simone. Détails, en longs plans fixes, du souvenir: lit défait et vide, télévision éteinte, cuisinière, poubelle, photos, etc.; et cette courte mise en scène où devant la caméra laissée seule sur la table près du mur, légèrement en contre-plongée, ils s’affairent à préparer le déjeuner. Est-ce le (re)commencement ou simplement une modification du rythme, une transition?
Avec la vie qui reprend, la caméra-je ne se retient plus de tourner, de ralentir, d’accélérer, de se renverser. Et c’est seulement maintenant que Lefebvre réalise son autoportrait: il tient la caméra à bout de bras devant lui tout en effectuant de rapides et étourdissants mouvements giratoires.
AU RYTHME DE MON CŒUR est un film pour mémoire. Tout en réalisant un examen attentif et critique de l’acte de filmer, Lefebvre réussit un des plus courageux essais qui se soit fait sur la vie privée. Il met face à face le cinéma et la vie, les «sels d’argent qui se dissolvent» et «l’émotion qui demeure, peut-être».
Pierre Jutras