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Du documentaire au film-essai

Nous allons essayer de relever dans quatre films récents 1 des éléments qui ne relèvent pas de la définition couramment admise du documentaire, dans quelles intentions les réalisateurs y ont eu recours et quels sont leurs effets?

BEYROUTH! «À DÉFAUT D’ÊTRE MORT» commence, en prégénérique, comme un documentaire didactique tradi­tionnel, par un exposé des événements qui ont marqué la guerre civile du Liban. Dans le plan qui suit le générique, une vieille femme, ou plutôt une femme «sans âge», chante sur fond de ruines une mélopée dont les paroles, traduites en sous-titres, racon­tent la guerre, la mort de ses enfants, la souffrance, la douleur. Puis l’image pho­tographique s’immobilise et se transforme partiellement en dessin (de Pierre Hébert). Le reste du film consiste principalement en entretiens avec les habitants de ce quartier détruit de Beyrouth ouest; mais il est scandé par le retour de la mélopée de cette femme et de cette femme elle-même, de ces arrêts sur l’image qui se transforment en dessin.

BEYROUTH! « À DÉFAUT D'ÊTRE MORT »
BEYROUTH! « À DÉFAUT D’ÊTRE MORT »
© ONF

Il s’agit de montrer non seulement la réalité, mais de faire sentir, éprouver aux spectateurs éloignés – nous sommes loin de Beyrouth comme étaient «loin du Vietnam» les spectateurs français – le retentissement psychologique et psychique de ces événe­ments. Et pour cela, il faut aller au-delà de ce qui peut être directement montré et dit. Une des femmes interviewées raconte comment après les événements elle a été «folle»; son témoignage est corroboré et renforcé par la présence à l’image et sur la bande-son de la «folle» et de son chant: on touche cette folie des yeux et des oreil­les. L’hystérie, l’angoisse, l’exaspération collectives sont reprises et concentrées par la répétition du son (du chant), l’immobi­lisation et la stylisation de certaines ima­ges; la matière, la prose quotidienne ainsi encadrée, scandée, devient poème.

Derrière la façade occidentalisée des immeubles effondrés de Beyrouth, ce qui est souligné, symbolisé par la pleureuse «folle», c’est la culture traditionnelle, c’est la façon ancestrale de se lamenter, de pleu­rer les morts. L’importance donnée à cette femme et à son chant, l’utilisation des des­sins de Pierre Hébert, représentent une intervention de la cinéaste et une interpré­tation de la réalité filmée. La matière, la prose quotidienne, ainsi présentée et scan­dée, devient poème et poème traditionnel arabe. Ces malheureux sont des victimes arabes à qui le malheur fait retrouver les accents de la poésie traditionnelle.

Dans ses films amérindiens antérieurs, Arthur Lamothe avait pu se contenter des techniques du documentaire traditionnel et du direct. La patience, l’attention, l’abné­gation suffisaient à rendre compte. Les interventions extérieures étaient discrètes; elles apportaient un minimum d’informa­tions indispensables. Dans MÉMOIRE BATTANTE par contre, on voit Lamothe élaborer et utiliser de nouvelles stratégies.

À plusieurs reprises, il intervient en personne pour expliquer certains choix, pour rattacher l’entreprise entière à des préoccupations personnelles. Deuxième­ment, au lieu de se contenter de citer en voix off le texte des Relations des Jésui­tes comme il l’a fait dans des films précé­dents, il montre le jésuite Paul Lejeune, interprété par Gabriel Arcand en costume d’époque, dans une cellule en train de rédi­ger son texte. Les extraits choisis du texte sont ceux qui se rapportent aux pratiques religieuses et divinatoires des Indiens.

Pourquoi a-t-il cru nécessaire d’emprunter les moyens de la fiction alors que jusqu’à présent ses films se distin­guaient davantage par la sobriété et la rigueur? Lamothe arrive ici à la conclusion d’une longue et vaste entreprise qu’il mène depuis plusieurs années; il cherche non pas exactement à en tirer des leçons, mais à la totaliser et à la problématiser. La totali­ser en la mettant à jour, en l’actualisant, en reprenant et explicitant la thématique et la perspective et, en même temps, en éclai­rant les problèmes méthodologiques aux­quels il a été confronté.

Ainsi au début du film, quand quel­ques habitants de Schefferville disent ce qu’ils pensent des Amérindiens, leurs réponses sont tellement racistes que Lamo­the interrompt l’expérience et intervient pour expliquer ses raisons. Mais la profon­deur et l’étendue des attitudes racistes lui confirment l’importance de son entreprise et la nécessité de la poursuivre dans le domaine où elle est la plus difficile: com­pléter le tableau, jusqu’à présent surtout matériel qu’il a dressé de la civilisation améridienne par une enquête sur les croyances et les pratiques religieuses ou spirituelles.

Lamothe sait que nous sommes pour la plupart incapables d’écouter vraiment un Indien qui raconte et interprète ses rêves, de regarder attentivement un Indien qui examine une omoplate de caribou et pré­tend y lire la situation d’un troupeau, si les moyens ne nous sont pas donnés – si notre attention n’est pas attirée, centrée – d’écou­ter et de légitimer en quelque sorte ces pra­tiques.

Le père Lejeune lui les prenait au sérieux. Il a été obligé d’admettre qu’il n’y a pas supercherie; il explique ce phéno­mène inexplicable selon ses lumières et celles de son temps, de sa religion: par l’intervention du démon. Autrement dit, il explique une superstition par une autre. Toutefois, à quelques siècles de distance, Lamothe refait l’expérience; le lendemain de la séance de scapulomancie, il va bien trouver un troupeau là où Mathieu André avait dit qu’il serait. Lamothe expliquera le phénomène avec des lumières d’aujourd’hui en disant que la façon dont les Indiens interprètent leurs rêves, lisent l’omoplate du caribou, sont les moyens par laquelle ils mobilisent l’énergie psychique nécessaire à leur survie.

Mais nous – spectateurs – sommes amenés à constater qu’effectivement nous avons besoin d’une explication, d’une pré­paration pour consentir à abandonner tem­porairement notre rationalisme, notre scepticisme, pour prêter attention et pren­dre au sérieux ce dont les Amérindiens par­lent sans insister de façon tout à fait naturelle dans le cours de leurs occupations quotidiennes et que nous aurions tendance à écouter d’une oreille distraite. L’inter­vention du réalisateur lui-même (pour nous faciliter cette suspension du scepticisme), la mise en scène du jésuite pour nous don­ner le sentiment de la relativité des attitu­des, visent à nous rapprocher en quelque sorte de celles des Amérindiens eux- mêmes. Les stratégies qu’adopte Lamothe font varier la distance, nous déplacent, nous permettent de renoncer temporaire­ment à nos attitudes irréfléchies, convo­quent, requièrent notre attention, notre consentement.

« QUEL NUMÉRO WHAT NUMBER? » Coll. Cinémathèque québécoise
« QUEL NUMÉRO WHAT NUMBER? »
Coll. Cinémathèque québécoise

La première séquence de «QUEL NUMÉRO WHAT NUMBER?», docu­mentaire sur les effets de l’utilisation de l’ordinateur au travail, est un dessin animé. Dans la deuxième séquence, nous enten­dons une voix off, celle de la réalisatrice qui dit Je. On a donc là une voix qui emploie la première personne pour nous annoncer un sujet de film documentaire. Tout au long du film, à des séquences purement descriptives du travail sur et avec des ordinateurs, s’ajouteront les commen­taires de ces utilisatrices sur ce type de travail.

Le premier exemple est celui des cais­sières d’un supermarché. Après avoir vu les caissières faire le travail, on assiste à une espèce de table ronde très animée et très drôle sur ce qui arrive quand il y a une panne d’ordinateur. On apprend alors que l’ordinateur représente un surcroît de tra­vail pour les caissières et que son utilisa­tion n’est pas accompagnée d’un supplément de qualification.

On retourne dans le magasin, on voit une caissière vérifier sa caisse. Mais il y a sur la bande sonore un élément expres­sif, une manipulation du son: le bruit du tiroir-caisse est amplifié. On retrouve ensuite les caissières dans une arrière-cour en train de composer une chanson satiri­que sur leur travail. Après quoi on retourne au supermarché et – séquence mise en scène – on voit les caissières à leur caisse chanter la chanson qu’elles viennent de composer. La chanson est d’abord off puis elle se poursuit à l’image par un travelling sur les caisses.

Plus tard dans le film, des téléphonis­tes joueront un sketch sur leur travail. Un autre épisode qui nous présente une secré­taire d’hôpital, mère de famille, seule, obligée de travailler de nuit, car il n’y a que deux ordinateurs pour trois secrétaires. Ici, et c’est la seule fois, le personnage nous est d’abord montré chez lui; il est traité comme un personnage de fiction que nous rencontrons d’abord dans sa vie quo­tidienne, avant de savoir où elle travaille et dans quelles conditions. Nous sommes amenés à nous intéresser à elle comme per­sonne avant de nous intéresser à elle comme illustration du sujet du film.

Le film nous montre, et en cela ce n’est pas du tout un documentaire objec­tif, que dans le cas des employées les moins qualifiées, l’ordinateur impose un surcroît de travail, limite l’initiative des employées et impose dans certains cas un horaire anormal et que dans tous les cas, il amène une monotonie et une déperson­nalisation du travail.

Mais Bissonnette ne s’arrête pas là; elle constate – mais en fait elle provoque par le filmage lui-même – elle incite les employées à réagir contre cette automati­sation et cette dépersonnalisation. Là encore un grand nombre de stratégies dif­férentes, toutes exhorbitantes du documen­taire traditionnel ou du direct, sont mises en oeuvres. Technique cinématographique, dessin animé, manipulation de la bande sonore, amplification, utilisation des tech­niques du café-théâtre, façon d’aborder une des employées, chanson; le cinéma est utilisé non seulement comme un moyen de description de la réalité, mais également comme un instrument au service des sujets mêmes du film. C’est-à-dire que le tour­nage même donne aux employées l’occa­sion et leur fournit un instrument de désaliénation qui leur permet de prendre une certaine distance vis-à-vis de leur tra­vail, d’exprimer leur insatisfaction et d’opposer à la dépersonnalisation qu’il leur fait subir, un processus de repersonnali­sation.

JOURNAL INACHEVÉ Coll. Cinémathèque québécoise
JOURNAL INACHEVÉ
Coll. Cinémathèque québécoise

Dans le cas de JOURNAL INA­CHEVÉ, l’entreprise est d’une autre nature. Mallet parle de son film comme d’un film de fiction. Pourtant il semble être considéré plutôt comme un documentaire, alors qu’un film comme CELUI QUI VOIT LES HEURES de Pierre Goupil (1985), qui lui ressemble beaucoup, est toujours considéré comme un film de fic­tion. Il y a là une sorte de confusion qui tient à ce que les catégories ne sont pas assez fines.

Dans les deux cas, il s’agit d’autobio­graphies, de films-journaux intimes. Pour­tant la confusion provient sans doute de ceci que dans JOURNAL INACHEVÉ, la réalisatrice, interprète principale du film, étant Chilienne, incorpore un sujet docu­mentaire à la trame autobiographique : dif­ficultés des immigrés, problèmes linguistiques, scolaires, souvenirs de la vie au pays. Cela explique en partie que Mal­let ait obtenu des subventions pour réali­ser son film alors que Goupil n’en a pas obtenu pour le sien.

Pourtant la démarche dans les deux cas est analogue et elle invente au fur et à mesure ses moyens. La position intermé­diaire, inconfortable de Mallet entre le passé chilien et le présent québécois, entre le Québec francophone et le Canada anglo­phone représenté par son ex-mari Michael Rubbo, est exprimée dans le film par l’inclusion au milieu des séquences cou­leurs, d’images au passé, en noir et blanc: mise en scène – l’arrestation dans une rue- et photographies; et dans la bande sonore, par le fréquent passage du français à l’anglais et à l’espagnol et l’attention aussi portée sur les accents. Rubbo parfois parle en français, Mallet en français et anglais; il y a de l’espagnol; le polyglottisme est aussi de règle dans les musiques et les chansons. Un grand nombre de sons et d’images est introduit parce qu’ils ont une valeur subjective pour l’héroïne narratrice; il faut mentionner notamment les oeuvres plastiques de sa mère. Les images dans l’image jouent donc un rôle important.

Mais que leur visée, leur projet soient de nature documentaire ou autobiographi­que, ces films comportent des aspects nou­veaux qui les distinguent du documentaire traditionnel ou du direct. Dans tous les cas on ne se contente pas d’une réalité captée directement; on refuse un découpage strict qui, en n’incluant que des éléments qui se rapportent directement au sujet, élimine trop d’aspects considérés comme impor­tants. Donc on réintroduit dans le film des éléments qu’un traitement trop étroitement documentaire ou direct aurait éliminés. L’aspect principal étant peut-être qu’on ne se contente pas du son direct.

On travaille sur le montage son et sur le montage image, on procède à des colla­ges, un mot qui caractérise peut-être le mieux la nouveauté de ces films. Collage parce que très souvent, des textes y jouent un rôle important, textes qui ne sont pas des simples commentaires comme dans le documentaire traditionnel, textes que le direct rejetait. La préexistence d’un texte – comme celui des Relations – peut sug­gérer des éléments de mise en scène. Inversement, le tournage du film peut don­ner naissance à différents textes – chanson, théâtre, etc. Le monologue du cinéaste peut jouer le même rôle que celui d’un per­sonnage inventé.

S’il y a effet de texte, il y a aussi effet de langue. Polyglottisme évidemment, mais aussi passage de la parole au chant, à la façon d’une comédie musicale comme dans le film de Bissonnette ou, comme dans BEYROUTH!, le chant qui prend le relais de la parole. Dans plusieurs des films, il y a passage de la parole improvi­sée à l’écrit préexistant. Dans tous ces films, il y a un travail nouveau sur le rap­port image/son. Beaucoup plus que dans le documentaire traditionnel et à plus forte raison que dans le direct, il y a des effets de dissociation de l’image et du son. Leur rapport tient plutôt du contrepoint que du simple accompagnement et souvent il y a même des effets de collage sonore.

Mais il y a aussi un travail sur l’image. On incorpore dans le film toutes sortes d’images: photographies préexistantes, oeuvres d’art, dessins, dessins animés. Il y a souvent transformation de photos ani­mées à photos fixes à dessins. Beaucoup de ces procédés ne sont pas nouveaux en soi – il y a des précédents, même au Qué­bec —, mais leur utilisation simultanément dans beaucoup de films est significative. Elle indique qu’on va vers quelque chose qui pourrait bien être un genre cinémato­graphique nouveau ou qui prend de l’importance.

Le terme qui me semble résumer l’importance nouvelle de ce type de films, c’est celui d’essai. On commence à réali­ser au cinéma des oeuvres qui s’apparen­tent à l’essai en littérature. C’est-à-dire des oeuvres extrêmement subjectives qui ne sont pourtant pas des fictions, mais qui ne peuvent plus raisonnablement être appelées des documentaires. Cela me semble un genre très riche auquel les possibilités du cinéma se prêtent fort bien.

Michel Euvrard
avec la collaboration de
Pierre Véronneau


Michel Euvrard est critique de cinéma au Devoir et rédacteur à Format Cinéma. Il enseigne la littéra­ture à l’Université Concordia.

Notes:

  1. BEYROUTH! «A DEFAUT D’ETRE MORT» de Tahani Rached (1983), MÉMOIRE BATTANTE d’Arthur Lamothe (1983), «QUEL NUMÉRO WHAT NUMBER?» de Sophie Bissonnette (1985), JOURNAL INACHEVÉ de Marilù Mallet (1982). A ces quatre films nous pourrions ajou­ter CAFFÈ ITALIA MONTRÉAL, LE FUTUR INTÉRIEUR, PASSIFLORA ou LE MILLION TOUT-PUISSANT ; le lecteur pourrait y retrou­ver des stratégies que nous mettons à jour ici.