La Cinémathèque québécoise

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Au Québec, c’est sûrement Michel Brault qui est le cinéaste le plus présent, le plus versatile, le plus prolifique, le plus constant

FÉLIX LECLERC TROUBADOUR. © ONF
FÉLIX LECLERC TROUBADOUR.
© ONF

En tant qu’opérateur, son histoire est légendaire. Un petit film de dix minutes “Les raquetteurs” indiquait au monde entier qu’une ère nouvelle était advenue : celle du cinéma-vérité. Quelques années plus tard “Pour la suite du monde”, un chef-d’œuvre, marque l’apogée de cette forme. Ces deux films furent des œuvres d’équipe, mais c’était la caméra de Michel, avec sa légèreté, son ubiquité et l’acuité de son regard qui les rendait possibles. Tout à coup, le nom de l’opérateur grimpait tous les échelons du générique et allait se placer juste au-dessous du titre, à côté des mots : “Un film de…”. Durant ces années d’innovation et de gloire de l’ONF, parmi cette équipe nombreuse, brillante, audacieuse et libre, Michel Brault était toujours au premier rang.

Le cinéma vérité en question, certes, coïncidait avec une soudaine évolution technologique: le perfectionnement du 16mm, l’allégement des appareils de prise de vues et de prise de son, la synchronisation des uns et des autres, la sensibilité sans cesse accrue des pellicules noir-et-blanc puis couleur… Mais tous ces instruments n’avaient rien de magique; il fallait savoir les utiliser. Brault a toujours eu une intelligence aiguë de la technique et de l’équipement. Le téléobjectif, pour les scènes intimes ou lorsque la caméra est trop bruyante. Le grand-angle pour s’immiscer parmi le monde et impliquer la caméra dans l’événement. Pour la lumière, où que ce soit, il savait si bien (et si mystérieusement) l’interpréter, qu’on eut dit qu’elle avait été conçue par lui, de main de maître. Lorsqu’il y en avait trop peu, une seule ampoule, judicieusement placée, faisait des miracles.

Voilà pour l’image. Mais parlons du mouvement, ou plutôt de la mobilité de la caméra Brault. Alors que celle des autres était encore enchaînée au trépied de rigueur, la sienne, partait en randonnée… à pied. Dans ce cinéma-là, un bipède vaut mieux qu’un trépied. Parce qu’il peut marcher. Mais encore faut-il savoir où aller, et comment. Car cette caméra dite légère est vachement lourde quand on la tient sur l’épaule pendant des heures, en rétablissant sans cesse la mise au point, en ajustant au pif le diaphragme (lorsque la lumière change) surtout si on s’adonne sans dérougir à l’extase créatrice. Mais les choses se compliquent encore lorsqu’en plus on veut se déplacer tout en filmant. La démarche humaine inflige aux cadrages des soubresauts insupportables. Michel Brault, athlète et danseur savait en effacer tous les roulis, les tangages, les hauts et les bas et les secousses que nous exécutons tous inconsciemment, mais inexorablement. Il se glissait entre les choses, parmi les foules, grimpait les côtes, freinait dans les descentes, souvent à reculons, enjambait les obstacles sans que jamais son œil droit ne quitte l’oculaire, et sans jamais, miraculeusement, tomber dans un trou. Que dire maintenant de son immobilité, de la force qu’il a de garder sans trembler un gros plan bien cadré pendant des minutes interminables.

Mais parlons surtout du regard. Il faut d’abord qu’il soit sélectif. C’est en choisissant ce qu’il photographie que le caméraman du direct prend la décision la plus déterminante par rapport au contenu du film. Or, pour être au courant des infinies possibilités qui se présentent, il doit être incroyablement attentif. Il doit comprendre bien les événements auxquels il participe afin d’aller immédiatement au plus intéressant ou au plus signifiant. Mais le don le plus exquis, c’est celui de l’anticipation. Souvent, dans une scène filmée par Michel, la caméra se détourne vers un autre espace, sans raison apparente. Aussitôt, à cet endroit, à cet instant, quelque chose d’inattendu se produit. Michel l’avait prévu par je ne sais quel instinct. Certains diront que ça s’est passé là parce que c’est là que la caméra était braquée. Peut-être. Ce serait alors une extraordinaire collaboration, tacite et subconsciente, entre le photographe et son sujet.

On sait qu’il est commode et rassurant d’enfermer quelqu’un dans une spécialité. Michel Brault fut quelque temps le “spécialiste” du cinéma direct, de l’image à la sauvette et de la lumière naturelle. On l’imaginait mal dans un studio, “créant” un éclairage ‘’artistique”, grimpé sur un charriot de traveling, filmant des “acteurs” dans une mise en scène planifiée. On sait maintenant qu’il est aussi un des plus grands chefs opérateurs du monde. Dans le travail comme dans la vie, Michel se fixe des règles très simples basées sur des données incontestables et une logique inattaquable. Puis il applique ces règles, comme un moine de l’abbaye, sans jamais y déroger. Voici une vision simplifiée de sa méthode pour l’éclairage de plateau. D’abord, la lumière “ambiante”. Derrière la caméra il installe comme un mur de lumière: plusieurs rangées d’ampoules pas très fortes, espacées régulièrement et diffusées par un drap ou une grande feuille de plastique. C’est un “fond” de lumière pour que chaque racoin du décor soit au moins visible. Puis il installe les lumières principales (“Key light”). Sa règle d’or est que chacun de ces projecteurs corresponde à une source de lumière véritable qui ferait partie du décor. Il insiste pour éclairer les choses exactement comme elles le seraient dans la réalité. Quand il arrive sur un plateau de tournage, la question qu’il pose d’abord est : “d’où viendrait la lumière, si ceci était un endroit réel?” Souvent, il “justifie” ses éclairages en ajoutant des sources lumineuses visibles dans l’image: une fenêtre, une lampe, etc… Souvent il fait modifier un décor pour satisfaire à ce principe. Et lorsque des lampes sont visibles à l’écran, il se fait un devoir de reproduire exactement la sorte de lumière qu’elles émettent. Je l’ai vu éclairer une scène où la seule source visible était une chandelle. Il lui fallait absolument utiliser deux spots. Toutes les ombres projetées étaient donc doubles. Mais on ne voyait qu’une seule chandelle. Qu’à cela ne tienne. Il a demandé au décorateur d’en rajouter une deuxième. Par contre, jamais au grand jamais il n’aura recours à un contre-jour bidon pour nimber une chevelure ou découper une silhouette. Ça n’est pas conforme à son éthique.

Telle que décrite, cette méthode peut sembler plate et restrictive: le réalisme à tout prix, sans imagination. Au contraire, c’est une affaire de rigueur; une règle de morale qu’il s’impose; c’est l’effort qu’il doit au spectateur pour assurer l’illusion promise. Mais à partir de là, tout devient mystère. Les images de Michel sont d’une beauté époustouflante, et on ne sait ni pourquoi, ni comment.

Un jour, il a remplacé un caméraman après deux jours de tournage. Pour des raisons de continuité, on lui a demandé de refaire les scènes déjà tournées. Mêmes décors, mêmes acteurs, même mise en scène, mêmes appareils… Ses images étaient aussi extraordinaires, aussi magiques, que celles de l’autre étaient plates. On dirait un magicien ou un sorcier à qui les éléments obéissent. La caméra est sa baguette. Elle apprivoise le soleil, elle refait la lumière selon son goût; elle glorifie les choses les plus humbles, elle capte le froid de l’hiver, elle enregistre la joie, ou bien la solitude.

Michel est un caméraman dont la contribution est si importante qu’elle le hisse au niveau d’auteur de film. Mais il n’est pas que ça. Il est aussi, quand il le veut, bel et bien réalisateur. Et scénariste, tant qu’à faire. Il invente une histoire et la met sur papier. Il conçoit la mise en scène. Il dirige les acteurs. À partir de “La fleur de l’âge”, poursuivant son chemin “Entre la mer et l’eau douce” il atteint l’apogée de sa carrière en faisant “Les ordres”. Une entreprise étonnante. Jamais une prise de position dissidente ne fut si fortement et clairement énoncée dans le cinéma québécois, voire canadien. Il attaquait de plein front le régime au pouvoir en dénonçant ses mesures de guerre comme immorales, injustifiées, honteuses. On sait le mal que Michel a eu à mettre le film en production. On sait la patience et la détermination qui l’ont soutenu pendant sa longue attente. Finalement, cette œuvre est tout à fait unique. Par sa forme d’abord. Une fois de plus Michel y trouvait l’occasion de démêler pour lui même les deux formes de cinéma entre lesquelles il balance. On y voit les acteurs se présenter, face à la caméra, s’identifiant par leur vrai nom, comme s’ils étaient en train de répondre à des inquisiteurs. Cela étant fait, ils se détournent et se mettent en frais d’assumer leur personnage. Ce procédé stylistique inusité sépare avec insistance le réel de l’imaginaire, mais à l’inverse de ce qu’on croit. Les vrais acteurs se définissent comme les artisans de l’illusion (mensonge), tandis que l’histoire qu’ils racontent aussitôt est vraie, puisqu’elle s’est produite dans les faits. Cela implique également que dans cette affaire, nous sommes tous incriminés, les personnages, les acteurs, nous-mêmes, spectateurs… tous passibles de châtiments arbitraires.

À partir de là, l’auteur rejette l’effet, pour respecter les faits, il est soucieux de ne pas manipuler, au point d’atténuer l’horreur pour être sur de ne pas l’exagérer. Elle est assez repoussante sans ça. Il parle de justice plutôt que de scandale. Il discute plutôt que de hurler. Préfère convaincre que d’effrayer. Il ne veut pas que la raison cède à la violence. Au cœur de la crise, il adopte l’attitude contrôlée du stratège plutôt que celle de la victime en panique. Il veut formuler sa passion avec lucidité et précision plutôt que des effets de mélodrame, À faire ça, il prend un grand risque: qu’on ne soit pas attentif; qu’on se désintéresse. Cela arrive. Mais là où il laisse une marque, elle est profonde, et durable. Ce ne sont pas des émotions d’un instant qu’on efface d’un soupir en sortant de la salle. Ce film va durer. Pour le Québec, c’est un moment de l’histoire du cinéma. Pour le cinéma, c’est un moment de l’histoire du Québec.

Pourtant ce film n’a pas été assez vu, au Québec. Ni ailleurs. Le fait est connu. Cela prouve seulement qu’il faudrait qu’on en fasse beaucoup d’autres comme celui-là. Par contre, une certaine critique en a fait ses délices. On a écrit des livres, beaucoup d’articles… Et puis Michel a reçu le prix de la réalisation au Festival de Cannes. Pendant un an, Michel Brault était officiellement reconnu comme le meilleur cinéaste du monde. Cela non plus, le Québec ne l’a pas assez remarqué. Mais il n’empêche que Michel est bel et bien un prophète en son pays. Son nom tranquillement devient le symbole pas seulement de la distinction artistique mais d’une attitude, d’une conviction, d’une morale.

On connait ses convictions politiques. Mais il faudrait bien parler aussi de son engagement social. Il ne faut surtout pas oublier qu’il fut le fondateur du premier syndicat cinématographique au Québec. Pour lui, l’artiste est un travailleur au sens socialiste du mot. Innovateur une fois de plus il nous a façonné cet instrument devenu indispensable : un syndicat exclusivement québécois, exclusivement francophone, libre de toute attache canadienne, américaine ou autre. Ça a commencé un soir, à une assemblée des réalisateurs, à la cinémathèque. La discussion tournait en rond. Le geste indispensable à la solution des problèmes du moment était si évident que personne n’osait le nommer. C’est Michel qui a levé la main : “Je propose la formation immédiate d’un syndicat québécois du cinéma”. Éclat de rire général. Plaisanteries. “Avec qui tu vas négocier : Arthur Rank lui-même?”. Ce soir-là, Michel recueillit une liste de noms. Quelques jours plus tard le syndicat existait. Un tournant dans révolution de notre industrie, Michel en était le premier président. Il le resta pendant plusieurs années.

Et il continue. Il se diversifie. Il est devenu producteur. Les contrats, les budgets bien établis et respectés, les colonnes de chiffres, les rapports d’ordinateur… c’est son nouveau dada. Il produit des séries télévisées qui sont une longue chronique québécoise.

Régulièrement, il apporte sa précieuse contribution visuelle à nos meilleurs longs métrages. Et puis, lui qui n’était jamais allé à l’université, il y accède par l’entrée des artistes : il enseigne. Il renoue avec les nouvelles générations. Il boucle la boucle. Il est présent. Il rayonne.

Mais tout ceci étant dit, il reste encore le principal. L’essence même de Michel Brault est d’être Québécois. C’est cette passion-là qui sous-tend chacun de ses gestes, chacune de ses œuvres. Il lui restera toujours un pays à connaître, à nommer, à chanter.

Mars 80