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Michel Brault, cinéaste

POUR LA SUITE DU MONDE.© ONF
POUR LA SUITE DU MONDE.
© ONF

Michel Brault est cinéaste.

Qu’est-ce à dire? Car cela peut bien paraître la chose la plus banale du monde à une époque où, même ici au Québec défavorisé, les cinéastes abondent et ne se ressemblent pas. C’est pourquoi j’ajouterai pour donner du poids à mon affirmation que Michel Brault est cinéaste comme on est Québécois : de naissance pour ainsi dire et par choix. Être cinéaste pour lui n’est pas un métier mais une démarche. Le cinéma dans sa tête vadrouilleuse ne ressemble pas souvent, ni toujours, au cinéma qui se propose de nous faciliter le rêve. Et il s’est lancé dans la carrière comme dans une conquête. Non pas pour la récolte des fleurons glorieux du show-business mais pour défricher un silence séculaire, pour inventer des comportements, proposer une âme à une culture assiégée de toutes parts par les impérialismes culturels qui vendent de la pellicule et du papier sans se tenir responsable de l’avenir des rêves. Non pas pour être admiré par les hommes d’ici mais pour les admirer. Non pas pour enseigner mais pour apprendre. Ni pour être aimé mais pour aimer.

Étrange cinéma de combat qui cherche à libérer un silence occupé par la parole des autres. Il a compris… il a cru comprendre… il a senti, deviné que nous avions désespérément besoin d’images de nous-mêmes dans l’exacte mesure où nous étions inondés, accablés par les images des autres. Notre âme collective longtemps prisonnière du triomphalisme des congrès eucharistiques ne pouvait nourrir ses dissidences que grâce aux péchés des autres, aux révoltes des autres, aux paysages d’oranges et de soleil mis en marché par les autres. Ce grand corps collectif et silencieux se trouvait traversé, transpercé par tous les courants sans parvenir à donner libre cours à ses eaux mortes. On nous tenait, non sans prudence, dans l’ignorance de la neige. Michel a compris que sa caméra se devait d’impliquer la neige, d’engager le fleuve, de fomenter une géographie nouvelle qui nous importune. Des palmiers il n’avait rien à dire. En sorte que notre âme en laisse sorte enfin de la clandestinité pour énoncer bêtement et simplement, à la face du monde et comme tout le monde, ses prétentions joualeresques. Pour que le Québec, au lieu de consommer des images, se découvre enfin des désirs.

Poser ainsi sa caméra en face du monde, n’est pas un geste banal, indifférent mais une démonstration. Nous avons appris notre existence quand nous avons cessé de nous voir dans l’œil des autres, de nous appréhender dans les Rapports Durham. Quand nous avons, un beau jour, écrit, comme Herménégilde Chiasson, ce premier Rapport sur l’État de mes Illusions, par lequel nous avons commencé à nous prendre pour nous-mêmes, c’est-à-dire au tragique. Enfin un jour nous avons mesuré notre absence. Enfin un jour nous avons connu nos alliances. Et dans ce langage qui nous a si longtemps humiliés, nous avons investi nos prétentions. Tout reste à faire mais quelque chose a débuté par là.

Et j’irais jusqu’à prétendre que la formidable et secrète éclosion d’un théâtre nouveau, étincelant, vivifiant, au cours des dernières années, théâtre presque sans subvention, théâtre de petit café, de restaurant, presque improvisé, il faut l’attribuer à cette reconquête d’un langage qui nous a paru possible, habitable. Un langage enfin enraciné dans l’argile de notre simple humanité. Et tout à coup et d’un seul coup, à nos propres yeux, nous sommes devenus vraisemblables. Le cinéma, un certain cinéma, il me semble, n’y est pas pour rien. Nous sommes enfin devenus les Enfants de Chénier.

Et Michel Brault, en cet honneur, a fait du cinéma toute sa vie.

Et toute sa vie il a fait du cinéma parce qu’il a compris, peut-être que la vie n’est pas du cinéma. Pour ne pas innocenter le cinéma. Pour le tenir responsable de quelque chose.

Et il a tout fait dans le cinéma.

Mais quand on aurait dit tout ce qu’il a fait dans le cinéma, on n’a encore rien dit. Et je veux essayer par amitié, maladroitement, non pas de dire mais de faire sentir mon admiration pour cet homme qui n’en a cure. Il a toujours facilement débougriné l’admiration qu’on lui portait pour détourner vers l’objet de son caméramage l’attention des hommes. Mais il importe aussi d’examiner les démarches et leur bien-fondé pour ne pas les laisser tomber à la légère… pour ne pas trop facilement chevaucher toutes les modes qui se proposent aux créateurs. Rien n’est plus sensible, plus fragile à la mode qu’un créateur. Et la mode ne se soucie guère de l’existence d’un mince orgueil les pieds dans l’eau du Saint-Laurent. Qui se tiendra responsable d’un fleuve qui peut encore nous arriver?

Je dirai d’abord son œil cinéant, dont parlait Henri Pichette dans ses préfaces à “Pour la suite du monde.” Son œil de verre à l’épaule. Son œil de verre qui marche, qui navigue, qui chevauche, qui roule, qui rampe. L’image du centaure s’impose à l’esprit. Un cheval fringant, piaffant des quatre pieds, qui s’arroge le tronçon de l’intelligence. Michel, comme un centaure, pour décupler son humanité, prolonge l’œil et l’oreille et transforme en mémoire indélébile tout ce qui tombe sous le sens. Et de quel œil s’agit-il? D’un œil qui entend les visages, d’une oreille qui voit les paroles. Et cet œil nouveau qui prolonge et décuple notre vision du monde, il le porte à l’épaule, comme un membre nouveau que l’œuvre de chair n’a pas prévu. Étrange mutation de l’homme parmi les hommes. Aussi bien méprise-t-il les trépieds qui immobilisent le regard, qui imposent des comportements, qui paralysent les déplacements. Il refuse les trépieds qui sont incapables de côtoyer, d’accompagner. Au contraire sa caméra bouge avec lui, elle suit, devance, rencontre, salue, s’empresse, s’attarde au rythme de l’homme lui-même, lui permettant de quitter le rôle de témoin distant pour devenir acteur, présent, impliqué, engagé dans une aventure. Une caméra pourra prendre un marsouin, après avoir tendu une pêche, à l’écart des littératures. Voilà bien l’aventure à laquelle nous convie cette caméra nouvelle. Cette caméra qui fait corps avec lui et ne craint pas de se mouiller les pieds. C’est pourquoi si aisément, sans artifice, il nous donne la certitude plutôt que l’illusion. Et nous sommes plus que des spectateurs soudain dans une image de nous-mêmes à notre plus grand étonnement. Il nous a rendus dignes de l’image. Et cette épopée de la pêche au marsouin il l’a mise à la portée de nos vies, agrandissant nos vies d’autant que nous croyons petites. Il est devenu le prince de la vantardise, nous tirant de notre propre oubli. Et je n’oublierai pas mon étonnement et le sien quand nous avons vu ces images de nous- mêmes pour la première fois. Et au nom d’un certain cinéma et au nom de tous et en mon nom, je le remercie de nous avoir ainsi tirés de notre propre oubli. Au lieu de nous dépayser comme un autre cinéma s’applique à le faire pour détourner d’eux-mêmes et de leur neige et de leur sable et de leur condition les hommes de toute la terre, il nous payse avec toute la tendresse d’une maternité. Je n’oublierai pas le miracle de cette caméra qui m’a fait voir ce que j’avais peine à imaginer et m’a entraîné dans une voie qui me paraît infiniment précieuse et libératrice.

POUR LA SUITE DU MONDE. © ONF
POUR LA SUITE DU MONDE.
© ONF

Il me semble que je devrais dire comment il s’empare d’un paysage et de ses habitants pour le rendre à la mémoire, comment il dévore à belles dents le temps qu’il fait pour exprimer toutes les saveurs. En face du moment propice il exulte, discute, s’approche, s’éloigne, écoute, devenant complice et comparse et contemporain. Comme quelqu’un qui cherche la clef de l’énigme. Le secret de sa joie à partager. En vérité il oblige les paysages et les hommes à se surpasser, car c’est là leur vérité. Je n’oublierai pas ce jour de grand soroît à écorner les bœufs, à démirer les fusils, où nous partions au petit matin frisquet pour baliser la pêche à marsouins et retrouver, après trente-huit ans d’oubli, les vieilles traces des ancêtres. Grand-Louis sur le quai de l’anse jubilait, s’exclamait, nous promettant le retour des sauvages. Longtemps sur la glaise des battures au pied du rempart des glaces encore accrochées aux spartines, nous avons attendu le bon point de marée. Puis Abel, le père Abel, l’homme inrompable a donné l’ordre du départ et deux canots de l’île, armés de rames vigoureuses, blancs comme des appelants, fins comme le vol, ont échappé à la mer qui brisait sur les fonds. Et ils ont pris le large à belles rames sans se soucier de nous car ils avaient rendez-vous avec les basses mers de mars, celles qui baissent la plusse. Nous avions à notre disposition une bonne verchère de chasseur de canard dans les eaux douces et un moteur. Mais c’est la mer qui mène! Et nous étions entre la mer et l’eau douce avec notre embarcation à fond plat conçue pour le lac Saint-Pierre. Impossible de décoller, d’échapper aux rivages. La mer se jetait sur nous, cherchant à interdire la pêche à ces étrangers que nous étions. Et c’était le premier jour de pêche, celui qui nous importait de filmer, le moment propice aux exclamations. Et la mer baissait de plus en plus, empêchant nos efforts. J’ai voulu prendre les rames maintenant que le moteur labourait les fonds. Rien à faire. Une rame a brisé sous l’effort. Il fallut se rendre à l’évidence. Le mauvais sort nous accablait. Notre étrangeté mal accueillie!

Tandis ce temps-là deux grands canots blancs de l’île s’éloignaient à vue d’œil, se mouillaient au large, là où le père Abel l’ordonnait, dans le nulle part, attendant que la mer se retire et délivre l’emplacement de la pêche reconnue par des enlignements, des remarques anciennes qui tenaient compte d’un clocher et du coin d’une grange, d’un cap à la Branche et de la terre du nord…etc. Et c’est là que le vieux maître de pêche prétendait retrouver les chicots des harts plantés dans le sable depuis trente-huit ans et reconstituer grâce à ces minces indices le tracé impeccable et savant hors duquel le marsouin ne se laisserait pas prendre dans les mailles de cette incroyable vannerie. C’était toute une science de la mer, des courants, du marsouin, de l’éperlan, du capelan, du baissant et de la lune…car tout marche par la lune …qui était mise en jeu une nouvelle fois et que les vieux gardaient en mémoire et que les jeunes ignoraient. Encore fallait-il se fier aux vieilles traces.

Nous avions l’air un peu imbécile dans nos accoutrements, avec nos équipements, assis dans une embarcation échouée. Ces retrouvailles d’une île aux Coudres avec son épopée allaient nous échapper sans retour. Car la vie ne se recommence pas pour satisfaire les caprices et les maladresses d’une caméra qui ne marche pas sur les eaux. À vrai dire, j’en avais fait mon deuil, espérant autre chose, et j’allais abandonner la partie du cinéma.

En effet j’avais de longues bottes qui me permettaient au moins de marcher jusqu’au large. Je me résolus d’aller vivre avec eux ce moment inoubliable sans pouvoir le mémoriser. Et je savais que j’en reparlerais à mon aise mais sans pouvoir autre chose que le raconter, sans pouvoir répéter le vent qui emporte les exclamations de Grand-Louis, les ordres du père Abel, les questions de tout le monde, sans pouvoir décrire efficacement le froid sur les visages, l’exubérance des découvertes. Réduit à ma simple mémoire d’homme. Repoussé vers la tentation de la fiction.

Aussi bien je résolus de me rendre au large et d’abandonner Michel Brault et Marcel Carrière, qui est du même bois, à leur triste sort car ils n’étaient pas chaussés pour traverser le petit ch’nail qui sépare la pêche du rivage à mer basse. Et il ne faisait pas chaud. C’était en mars. L’île était encore blanche comme un drap de neige lourde. Et la mer continuait à jeter les hauts cris, à friser, à s’exclamer, à moutonner sous le vent de plus en plus impérieux, déposant d’énormes châteaux de glaces pleines de bras et de jambes, de meurtrières et de mâchicoulis, sur les battures. Que faire? Au large, déjà, des hommes dans leurs grandes bottes marchaient dans l’eau brune, les bras au ciel, en sautillant pour échapper aux vagues qui les embrassent, cherchant du bout du pied le chicot qui leur permettra de reconstituer le grand geste de la pêche, avec son entrée de 7 arpents et vingt pas, avec son immense circuit comme une palissade composée de plus de trois mille harts, chacun espérant trouver le premier. Trois mille trois cents harts!!! voilà bien une curieuse vannerie disposée sur les battures d’une île pour prendre au passage la blancheur d’un marsouin et recommencer l’exploit.

Autrefois une entreprise héroïque

Aujourd’hui une mémoire épique

Mais cette mémoire ne nous était-elle pas indispensable pour nommer un fleuve repoussé dans l’oubli par les images des autres?

Alors donc, ne trouvant rien de mieux à faire, j’abandonne Michel et Marcel au soroît qui rafale et à une verchère malheureuse et prisonnière de l’argile des battures. La mer baisse mais elle n’est pas encore fine basse. Je pars à sa poursuite, pataugeant dans les mares, glissant sur les flames de varette, m’embourbant dans les souilles que les glaces ont creusées dans l’argile épaisse et gluante. J’arrive bientôt au p’tit ch’nail. Mes cuissardes vont-elles me permettre de traverser? Je m’aventure à pas de loup. Le large m’attire. Je vois les canots au loin et les hommes qui s’éparpillent aux alentours. Il reste encore un pied d’eau. Et dans les canots encore flottants les perches armées de leur rameau qui font figure de proue. Et quelques hommes brandissent des perches dans leur hâte de planter la première balise. Je veux arriver à temps. Je m’empresse. L’eau monte et mes jambes sentent le froid à travers les bottes. Le vent me fouette le visage. Il fait plus froid que tout l’hiver dans ce paysage sans abri. L’eau, comme c’est son talent, réussit à rentrer dans mes bottes. Le froid cuit la peau. Morsure de glace. Trop tard pour reculer. Je fonce. Arrivé de l’autre côté, j’ai une botte à moitié pleine et l’autre plutôt humide. Je ne prends même pas le temps d’écoper. Je continue. Pour me réchauffer. La mer baisse. L’eau frise. Le varech gesticule. J’arrive. Je crie pour les saluer. Ils ne m’entendent pas. Puis quelqu’un m’aperçoit. Il crie à son tour. Je vois son cri mais sans l’entendre. Le vent nous prive de paroles, emportant le moindre son dans ses extravagances. Je les rejoins enfin. Il reste quelques pouces d’eau autour des bottes impatientes. Je commence à avoir les pieds ronds. Le froid enfle les chairs. Je manque de place dans mes bottes. Tout le monde s’exclame. Il n’y a pas d’autres paroles possibles que le tue-tête.

Personne n’a encore rien trouvé.

L’autre canot est au banc de sable. Dans le soleil qui brille sur l’eau qui danse, on le voit à peine, entouré d’hommes minuscules. La première balise n’est pas encore en place. Et qu’est-ce qu’une balise dans cette immensité, à cette distance. La verrait-on seulement? La pêche a près d’un mille de diamètre, trois milles de tour, certains disent cinq milles. C’est un bien grand panier pour prendre un poisson dans la mer. Autour de moi on piétine pour échapper au froid et trouver le chicot. Quelqu’un s’exclame. Il enlève son gant. Plonge la main dans l’eau pour retirer le chicot. Il ne trouve qu’un caillou. L’eau continue à évacuer l’arène et le sable. On marche à pied sec sauf pour celui qui a rempli ses bottes. Les oreilles rougissent. Les nez coulent comme des goutterelles. Les yeux pleurent. Le vent dérobe un chapeau. Le père Abel commande. Il parle comme un rocher. Il se prend pour la légende. Et il a raison. Il convoque les mémoires pour retrouver la trace. Il compare les remarques, confronte les amers, discute avec le clocher. Grand-Louis de son côté furibonde. Il se change en point d’exclamation. Il imite les gestes anciens. Il ne cherche pas, il mémorise. Sur la grande table des sables et des glaises, parmi les flames de varette comme des étendards, il convoque le marsouin, et sa blancheur, et les lances, et le sang qui jubile. Il mange le varech salé pour s’identifier à la mer. Pour rendre hommage aux battures. Il officie. Remémorant la cérémonie du sacrifice. Il promet mer et monde aux jeunes attablés au discours, à ceux qui n’ont jamais vu. Il les prend en pitié. Je vois et j’entends de toutes mes forces. Mais comment demain rendre compte, convoquer le monde au spectacle, à ce privilège. Je suis malheureux d’être seul témoin et je cherche moi aussi, le chicot qui annoncera les temps nouveaux.

C’est alors que j’aperçois Léopold, ou un autre, faire de grands gestes vers la terre. Comme on salue un voisin, un ami. Je me retourne pour voir. Michel et Marcel, caméra à la main, magnétophone en bandoulières, vent debout, s’approchent de nous, ils arrivent, les yeux humides, le sourire débordant, comme des vainqueurs. Ils ont rejoint l’événement. Ils arrivent à temps. En pleine exclamation, Grand-Louis s’emporte à leur intention. Il leur fait partager l’attente, la surprise, l’échéance. Il anticipe. Il mémorise. Il confond le passé et l’avenir. Et Michel et Marcel filment et enregistrent malgré les pieds mouillés jusqu’aux gencives. Ils ont passé le p’tit chenail, sans bottes. Pour être présent. Pour mémoriser, pour tourner malgré le vent qui s’objecte, qui cherche à dérober les exclamations de Grand-Louis quand enfin quelqu’un retire du sable et de la glaise un premier chicot, puis un deuxième, les ordres du père Abel qui prend ses enlignements, le vent qui s’empare des exclamations, bouscule les dires, éteint les chouennes, secoue les rameaux des premières balises. Le vent voudrait bien nous dérober le grand moment où la mémoire de la mer, vieille de trente-huit ans, remet au père Abel, le maître de pêche, l’amorce d’une trace qui lui permettra de conduire sa pêche jusqu’à la prise d’un marsouin pour la suite du monde.

Et après la marée, ce jour-là, quand nous avons pris la ponse avec les pêcheurs de marsouins de l’île, dans la cuisine du père Abel, les pieds ronds et enflés par le froid qui résiste à la bonne chaleur du poêle à bois (mais la ponse de p’tit blanc avec du sucre et de l’eau chaude en viendra bien à bout) non seulement avions-nous filmé une séquence mais encore, et c’est ce qui importe le plus, nous avions été à la rencontre du paysage et des hommes, dans l’exaspération du vent et la largesse des battures, parmi les glaces échouées dans la grandiloquence. Nous avions fait l’amour avec un paysage de la plus haute importance. En sorte que Michel et Marcel furent dès lors considérés par tous comme gens de l’île et pêcheurs de marsouins et dignes de la ponse qu’on brasse avec le doigt, dignes d’une ponse à porter une pétaque.

C’est ainsi que Michel comprend son métier de cinéaste qui consiste à rencontrer les hommes à la hauteur des hommes…et les paysages là où il se passe quelque chose. Filmer : cela n’est pas seulement regarder l’événement mais surtout, d’abord et avant tout, l’accompagner, le vivre en quelque sorte. Encore faut-il non seulement se mouiller les pieds mais aussi amener la caméra elle-même à se compromettre…à tendre une pêche à marsouin…à préférer les hommes au cinéma. C’est pourquoi il dialogue avec les paysages, engueule les circonstances, précède les événements pour accoucher de la vie elle-même, l’exprimer autant par la parole qui répond de l’âme que par le geste qui dénonce. Il oblige le moindre quai à nous parler de navires. Le débardeur à signifier le poids du jour, le bûcheron à célébrer le bois, le soir à contempler la fatigue, la mer à répondre des marées, le froid à dire la glace autour d’une île encore prisonnière de ses remparts, les harts d’une pêche à marsouin à exprimer la mer plus et mieux et autrement que la parole. Les harts sur l’eau qui mirage ne sont-elles pas un langage qu’entend l’œil cinéant les bottes pleines d’eau? Et il parle tous les langages qui se proposent. Parce que filmer pour lui c’est vivre la vie comme un privilège de la mémoire.

De plus je voudrais dire, au sein d’une équipe de tournage, la désarmante jeunesse de sa présence. Car rien ne l’indiffère. Il participe à toutes les préoccupations. Il peut mesurer pendant des heures la partie cachée d’un iceberg. Il m’éblouit encore de toutes les questions qu’il pose à la moindre occasion. Je le soupçonne d’avoir un jour démonté une Nagra pour pouvoir en parler en connaissance de cause. Toutes les techniques l’intéressent. Il aime s’aventurer dans les mécaniques, les contredire, leur forcer la main, les disputer, les améliorer, leur reprocher leurs maladresses. Refuser de s’en remettre à leurs limites. Il va plus loin que les ingénieurs. Il les oblige à se rendre compte de l’épaule du caméramage, à concevoir qu’une caméra marche, qu’elle doit respirer, qu’elle a du cœur. Il oblige l’outil à tenir compte de la main. Il humanise l’objet. La légende raconte (et il n’y a pas de légende sans feu) qu’il a contribué par ses exigences à l’élaboration de la caméra Éclair qui est devenue l’instrument du cinéma direct sans lequel on ne peut pas tourner une pêche à marsouins à l’île aux Coudres et tenir compte des hommes.

Et pourtant il a tourné “Pour la suite du monde” avant l’arrivée de l’Éclair, cette fameuse caméra insonore qui aurait permis l’approche souhaitée. Rien n’excite plus Michel Brault que l’impossible. Il a forcé l’Arriflex à faire l’impossible, à réussir ce qu’elle ne pouvait pas faire. Je le revois au large de l’île, dans un canot, sur les harts, sur les battures, les pieds dans l’eau, dans toutes les postures, emmitouflant sa caméra moulin à café d’une chemise de laine empruntée pour l’empêcher de moudre sa petite mécanique. Ou encore tournant derrière une porte vitrée comme s’il était sur les genoux du père Abel. Et nos signaux. Et nos complicités pour arriver à savoir ce qui se passait. Mais pour autant il a devancé l’outil, forçant les ingénieurs à le rattraper. Car il cherchait à obtenir un résultat, à se rapprocher des hommes et de la parole, le plus familièrement du monde, sans le lourd appareillage de ce temps-là, à effacer la caméra pour affirmer une familiarité, prendre la place de l’outil, introduire sa présence et sa ferveur dans l’instrument. C’était un tournage de broche à fusil, bricolé, rafistolé, imaginé de toutes pièces; c’était la traversée du p’tit ch’nail sans bottes aux grandes mers de mars.

En sorte qu’un jour la caméra a cessé d’être un obstacle, et n’a plus devancé le caméraman mais l’a prolongé. Faire du caméraman, un homme nouveau, armé d’une mémoire fabuleuse, d’un regard perçant, d’une oreille attentive, mais d’abord un homme parmi les hommes. Un centaure en quelque sorte. Une nouvelle biologie.

Car tout était possible à ses yeux.

Et quand je vois Michel Brault avec sa caméra et son grand air naïf sur la couverture du livre de Gilles Marsolais à propos du cinéma direct je constate qu’il est là à sa place… car c’est un peu beaucoup grâce à lui que cette forme de cinéma (qui m’importe comme une poésie de chair et de sang… une poésie à l’écart de l’écriture mais au cœur même de l’invention verbale, là où la parole est de source…) a pu naître pour ainsi dire avant terme. Mais il nous reste beaucoup de rattrapage à faire.

POUR LA SUITE DU MONDE.© ONF
POUR LA SUITE DU MONDE.
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Je ne songe pas ici à faire l’éloge du direct qui finira bien par trouver sa place dans la poésie sinon dans le cinéma mais il convient de savoir un peu son importance pour mesurer à peine celle d’un cinéaste comme Michel Brault. Je dirai seulement que la fiction, celle du cinéma-cinéma, cherche avant tout à montrer… à satisfaire les yeux de ce qu’on appelle des spectateurs (soit des gens qui vont au spectacle) les yeux de ceux qui regardent, contemplent, voient… et ne demandent qu’à ne pas en croire leurs yeux.

Au contraire le direct avant tout regarde. C’est un cinéma pour voir et entendre plus que pour montrer. Il s’intéresse à l’homme représenté plus qu’à la représentation. À l’homme vivant plus qu’au spectateur.

C’est avant tout un instrument de connaissance.

Peut-être avons-nous besoin d’un cinéma où les hommes silencieux prennent la parole dans leur propre vie, d’un cinéma où la vie n’est pas interprétée par des professionnels. Bien sûr et cela n’infirme pas mon propos, Michel Brault a-t-il excellé dans toutes les formes les plus frustres ou les plus sophistiquées de la cinématographie. Mais je persiste à croire que ce qu’il a apporté de plus neuf c’est sa contribution au direct. J’irais même jusqu’à ajouter qu’il a peut-être modifié sa vision du cinéma de fiction en utilisant les approches cavalières qu’il avait inventées et pratiquées dans le direct.

Au lieu de lire les livres qui encombraient nos mémoires de mythologies lointaines, il a voulu lire la vie elle-même sur les rivages d’un fleuve encore inédit. Comme une libération.

Mais ceci dit je n’ai encore rien dit.

Et je voudrais en terminant parler de ce qui ne se voit pas sur un écran et rendre témoignage à ce Michel Brault brouillon, intempestif, démesurément naïf, encombrant, erratique, familier, ce Michel quotidien et chaleureux qui a communiqué à presque tout le cinéma québécois des récentes années son enthousiasme infatigable.

On pourrait aller jusqu’à dire qu’il regarde les films des autres avec le même œil cinéant qu’il applique à son caméramage. L’œil de l’admiration, de la curiosité, de la tendresse, Un œil qui cherche et trouve la beauté partout. Même s’il faut y mettre parfois de la bonne volonté. Même s’il faut souvent décaper les maladresses, les longueurs, les secrets pour arriver au cœur de quelque chose qui s’ignore.

Il va pour ainsi dire droit au cœur.

Et c’est ainsi qu’il encourage des talents qui s’étaient pas reconnus eux-mêmes. Qu’il stimule, provoque, suscite non pas le caméramage mais le goût d’aimer avec une caméra ou autrement.

Œil admirable qui a compris que la beauté est partout mais d’abord dans l’âme de celui qui regarde. Dans une disposition de l’âme. Autrefois on aurait dit une charité, une générosité. Et il sait regarder en sorte qu’il découvre, dénonce la beauté là où il passe et aussi dans les films des autres. Ne dirait-on pas qu’il ajoute son regard à celui d’un film pour nous aider à voir. Pour rassurer un autre cinéaste sur lui-même. Lui révéler ses découvertes. L’inventer à ses propres yeux. Lui donner des raisons de continuer jusqu’à ce qu’il découvre. Le surpasser d’avance.

Cette admiration que Michel Brault a répandue autour de lui sans compter a peut-être facilité, permis la naissance d’un cinéma sans marraine, d’un cinéma qui prétend s’éloigner du succès commercial pour se mettre au service de la parole des vivants et non pas du rêve des spectateurs.

En terminant je voudrais dire un mot d’un film dont personne n’a beaucoup parlé à ma connaissance et que Michel Brault a signé avec André Gladu et dont il a fait les images. Ce film a passé inaperçu parce qu’il ne sautait pas aux yeux. Je l’ai vu, par chance, au Festival International du Film de Lille. J’étais là comme membre du jury. Une cure de cinéma. Ca m’a coûté une semaine de projection pour avoir la chance de voir ce film infiniment discret. Les autres membres du jury n’y ont rien vu… sauf Jacqueline Pierreux de Belgique justement, comme si les petits pays ne valorisaient pas outre mesure les défilés, les éclats, les fanfares. Rien n’est plus loin en effet de ce qu’on appelle habituellement le cinéma, que ce film presque sans image. Et voilà la merveille. Car en vérité les amateurs d’images restent souvent sourds à tout ce qui ne saute pas aux yeux. Je n’ai pas entendu que ce film ait émerveillé personne. Cette seule et longue image d’un homme qui parle lentement d’un autre homme qui portait autrefois son nom, n’a pas ébloui les critiques. Comme s’ils avaient refusé de voir une autre image, une image intérieure, secrète, intense, inoubliable. Une image pour ainsi dire de l’âme. Mais tout se passe au cinéma comme si les critiques et les spectateurs laissaient leur âme au vestiaire. On leur a tant répété cette chinoiserie qu’une image vaut mille mots, ce qui n’est ni tout à fait faux ni tellement vrai. Les publicistes l’ont bien compris qui ne s’adressent pas à l’esprit, ni à l’âme. En sorte que personne n’a semblé voir derrière l’image cette autre chose que l’image, que l’apparence.

Et pourtant ce film parle du grand âge aussi merveilleusement que le film de Georges Dufaux, “Au bout de mon âge”, auquel j’enrage qu’on n’ait pas rendu justice avec éclat. C’est en vérité une des plus belles choses qu’il m’ait été donné de voir au cinéma… ou même ailleurs. Mais on ne raconte pas un aussi grand moment que la colère d’un homme qui rencontre la mort et la répudie. Tandis que le film de Brault et Gladu ne parle pas tout à fait de la mort qui se trouve devant le grand âge mais de la vie qui est là derrière, si proche qu’on en parle comme de soi-même et si lointaine qu’on ne la reconnait pas. Un homme vieillissant n’habite plus que sa mémoire, ce qui le déchante. En fait il faudrait dire qu’il ne se reconnait plus que dans le souvenir et les vieilles photos. Qu’il est évacué de lui-même par le grand âge. Comment réhabiliter cette mémoire qui surgit dans l’homme vacillant. Qu’un homme privé de tout, brandit comme sa justification. En insistant. Et le film de Brault et Gladu regarde avec amour ce vieil homme évincé. Il le regarde regardant sa propre disparition. L’écoute et chemine avec lui dans ce retour des choses qui le dépouille de l’instant précis. Comme s’il parlait à titre posthume. D’outre-tombe. Et l’image est franche, sans prouesse. Toute intérieure. Respectueuse de cette remontée du temps jusqu’aux lèvres étonnées, jusqu’à la gorge serrée, jusqu’aux yeux mouillés de tristesse. Un montage aussi attentif. Attentif à l’âme puisqu’il n’est question que d’âme. Puisque le corps du délit n’est plus là déjà. Entièrement évacué sauf pour cette vacillante mémoire qui fait surface. Péniblement la caméra, discrètement, sans poser de questions, insiste. Laisse venir. Attend que le souvenir accomplisse son œuvre pieuse. L’homme parle. Difficilement, lentement, laborieusement. On sent que la parole elle-même l’abandonne. On dirait que même la mémoire s’évanouit avant les regrets. Qu’il regrette même ses souvenirs à demi effacés. Il articule, il mâche ses mots. Avec effort. Et pourtant il se dit tout entier. On voit bien qu’il ne compose pas avec lui-même. Qu’il ne s’embellit pas, ni ne se dénigre. Il n’a rien oublié de ce qui est précieux et c’est déjà une merveille. La mémoire est fidèle comme une épouse déjà vieille, ralentie, mais qui sait encore tirer la nappe, dresser le couvert, cuisiner avec amour.

Et il parle de la chanson… son épopée. Il chante aussi pour illustrer son propos mais sans vouloir qu’on le reconnaisse dans ce chant grelottant, tremblant, comme une fêlure. Et il s’explique. Il explique la chanson et le faiseur de chanson. Le film s’intitule : “Votre histoire, ça va être une chanson” et il raconte son histoire qui va être un film. Il raconte comment un voisin transformait en chanson le moindre événement et comment il chantait la chanson à la première occasion. Il raconte qu’il chantait et que cela l’exprime tout entier. Simple chanteur des veillées. Ni Bob Dylan. Ni Elvis Presley. Mais tellement plus. Non pas un homme de spectacles et d’images mais un homme parmi les hommes de son temps et de son village, un homme de sa culture, un homme qui chantait la chanson qui raconte l’histoire du village et des hommes du village. Il affirme ainsi son droit à la parole. Mais aujourd’hui il refuse de se reconnaître dans celui qui parle de lui, dans celui qui le mémorise. Il est tout entier dans sa propre mémoire et nulle part ailleurs. Aussi bien la caméra de Michel contemple cette mémoire laborieuse. Souvent on a l’impression que sa mémoire lui échappe. Que son propos se détricote, qu’il perd sa trace, qu’il oublie ce qu’il veut dire. Il en arrive presque à ne plus nous intéresser. Comment se laisser prendre par le décousu de ses regrets? Il continue à parler, à légender. Nous avons envie de le quitter. Il n’arrive pas à nous distraire. Mais la caméra insiste. Ne le quitte pas des yeux. Ne le quitte pas de l’âme. N’ose pas faire un geste. Retiens son souffle. On dirait qu’il est sur le point de s’éteindre. Ses yeux regardent ailleurs. Au loin. Nulle part. Quelqu’un a deviné que quelque chose approche. Et tout ce lent discours qui raconte sa vie, observant une logique mystérieuse et inattendue, tout à coup, soudainement, malicieusement, s’illumine, rassemble les propos laissés en suspens et révèle pathétiquement et discrètement le drame de vieillir, la difficulté de perdre ses charmes, ses talents, le turluton, le vardigot, de n’être plus que son souvenir, de ne plus chanter à la veillée. Et il dit, à peu près, en terminant : Quand on est vieux, on manque de vent par en haut pis on en a trop par en bas. Et alors nous donnons rétroactivement tout son sens à ce lent discours de l’âme en écharpe et à cette respectueuse attitude d’une caméra qui refuse de nous distraire de cabrioles face à un homme dont la tragédie grecque ni le théâtre classique n’ont jamais parlé.

Et il me semble que c’est cet homme-là qui importe à l’homme plus que tous les petits princes détraqués de la côte d’Azur du cinéma de fiction, tous ces malades mentaux en sursis que le cinéma propose aux hommes pour les distraire de leur âme. Et je remercie Michel Brault et André Gladu pour ce film qui n’aura jamais de succès commercial mais qui me parle de la chanson et du grand âge avec tendresse. Et c’est à cause de cette qualité, de cette intériorité, de cette capacité d’entendre et de regarder un homme aussi profondément, aussi intensément et de me le révéler sans détour, que je peux dire que Michel Brault est cinéaste.

 Mars 80