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Boughedir, Férid ; Cheriaa, Tahar ; Hondo, Med. “Éléments pour une théorie du cinéma africain”. Cahiers des Rencontres internationales pour un nouveau cinéma, Montréal : Comité d’action cinématographique, 1975 : PDF
Sommaire :
> Éléments pour une théorie du cinéma africain (par Férid Boughedir)
> Problématique des structures du cinéma en Afrique (par Tahar Cheriaa)
> Le rôle du cinéaste africain (par Med Hondo)
Éléments pour une théorie du cinéma africain
par Férid Boughedir
Férid Boughedir: Né en Tunisie en 1944. Licencié ès Lettres. Férid Boughedir est venu au cinéma par la critique de film au journal L’Action de Tunis. Il a été assistant de Robbe-Grillet et d’Arrabal (Viva la muerte). Il est co-scénariste pour Mokhtar de Sadok Ben Aicha et de La mort trouble du cinéaste français Claude d’Anna. Il a réalisé le sketche « Pique-nique » pour le film collectif Au pays de Tarannani d’après les nouvelles et contes d’Ali Douagi. Il est l’auteur de plusieurs textes théoriques sur le cinéma africain.
Je commencerai par dire que le cinéaste africain doit se poser avant toute question celle du public auquel il destine ses films. Depuis l’invention du cinéma, le public africain a été complètement aliéné, et le mot n’est pas trop fort, par une forme de cinéma qui est venue de l’Occident et qui selon nous avait deux buts. Quel était donc le premier but de ce cinéma? Le premier but faisait partie d’une vaste entreprise de soutien d’une colonisation économique, afin d’asseoir une mainmise. Cette domination économique, il fallait également la soutenir d’une façon culturelle. Alors les écoles, les livres, les publications, tout ce qui était moyen d’éducation donc de formation culturelle, dont le cinéma faisait partie, se sont attachés à soutenir la colonisation. La tâche essentielle de cette colonisation et de son soutien culturel, était de convaincre l’homme colonisé, l’homme africain, qu’il était congénitalement inférieur. En quoi cela était-il intéressant pour la colonisation? Il est bien évident que quelqu’un qui pense qu’une civilisation est supérieure à la sienne a plus de facilité pour accepter l’arrivée des colons comme une sorte de fatalité historique. Et il sera normal pour lui de travailler pour ce colon, et d’accepter la domination. Donc, le cinéma, la presse, le livre tout comme l’archéologie sont venus apporter à l’Afrique l’image de la supériorité « naturelle » et « éternelle » de la pérennité de la civilisation gréco-romaine. Seule civilisation universelle. Le cinéma lui-même s’est appliqué à montrer la civilisation et l’ordre occidental comme la seule et la plus grande civilisation du monde.
C’est donc là pour nous le premier rôle de ce cinéma. Un rôle d’aliénation pure et simple. Il s’agissait comme le faisaient les autres moyens culturels dans une première phase, de couper l’homme africain, de ce que l’on peut appeler, sa culture, sa civilisation, ses racines et de remplacer cette civilisation, cette culture par la civilisation du colon, de l’occupant.
Le deuxième rôle n’est pas seulement propre à l’Afrique. C’est un rôle mondial. En effet pour nous Africains, il n’y a pas mille genres de cinéma. Il n’y a pas un cinéma d’art et un cinéma commerce. Il n’y a que deux genres de cinéma. Quel que soit le talent, ou le génie des metteurs en scène qui utilisent cette forme d’expression qu’est le cinéma, leurs films servent à deux choses. Et j’utiliserai une comparaison un peu imagée pour illustrer cela. Nous comparons le cinéma au langage parlé, à la parole. Or quand vous utilisez la parole, vous pouvez soit apporter des informations exactes, dire la vérité, ou bien apporter des informations mensongères, apporter à votre interlocuteur une déformation de la réalité. Ainsi pour nous il y a deux genres de cinéma. Le cinéma qui, très schématiquement, apporte des éléments de vérité. Donc un cinéma qui réveille. Et l’autre, celui qui prend les mêmes morceaux de réalité et les organise de façon à effacer toutes contradictions et à tromper le spectateur qui est supposé recevoir cette réalité. Pour donner un exemple encore plus précis, disons qu’un film africain comme Le mandat de Sembene Ousmane, qui fait prendre conscience de l’existence d’une bureaucratie sénégalaise, qui est une forme d’oppression, est un film qui réveille. Tandis que pour nous un film comme Fellini Roma, quelque soit le talent ou le génie que l’on peut accorder à son auteur, est un cinéma qui endort. Pourquoi? Parce que pendant une heure et demie, il nous plonge dans les merveilleux phantasmes de l’auteur, nous éloigne donc de la réalité. Cette fonction du cinéma n’a pas seulement été appliquée à l’Afrique. Elle a été appliquée au monde entier, puisque 99 % du cinéma mondial joue ce rôle. Un rôle d’évasion et d’oubli des réalités. Tout le monde dit que le cinéma est avant tout un divertissement. Ce n’est pas pour rien! Divertir, c’est divertir, éloigner des réalités. Donc, en Afrique le cinéma occidental a joué ces deux rôles; il a coupé l’indigène de sa culture et a tenté de lui inculquer une culture autre 1; et deuxièmement, par l’évasion. Puisque les indigènes qui vivaient leurs contradictions d’hommes colonisés, allaient aussi vers cette forme d’évasion pour oublier pendant une heure et demie les contradictions du réel, de leur réel, en voyant des films.
Donc pour nous, le cinéma africain doit avoir avant tout deux fonctions qui doivent s’opposer aux deux fonctions précédemment décrites. Il est donc de toute urgence, puisqu’il se crée dans une période postcoloniale dans une période de tentative, de récupérer, non seulement notre identité et notre indépendance politique, ce qui est loin d’être fait, mais notre identité et notre personnalité culturelle. Le premier rôle du cinéma africain dans cette période historique, dans l’ordre des priorités, c’est celui-là. C’est de faire renouer les spectateurs avec ce qu’a été sa civilisation, ce qu’a été sa culture 2. C’est un rôle que l’on pourrait qualifier d’archiviste. Un cinéma qui fait renouer avec ce qui a existé. Pour nous, c’est une tâche prioritaire. Notre cinéma doit être un cinéma de culture, un cinéma de civilisation avant tout. Évidemment la seconde tâche, devrait être celle de tous les nouveaux cinémas dans le monde: s’opposer par tous les moyens, au cinéma qui endort. Être un cinéma qui réveille, qui apporte des éléments de prise de conscience au spectateur, qui l’aide à progresser et à réagir par rapport à sa propre vie afin d’améliorer son devenir. Ces deux fonctions sont les plus importantes pour nous. Pour ce faire, nous avons essayé de déblayer toutes les fausses catégories selon lesquelles on classe le cinéma d’habitude, du moins celles que nous trouvons à la lecture des critiques occidentaux, qui classent le cinéma dans des fausses catégories, où l’on oppose toujours le cinéma commercial au cinéma d’auteur, le cinéma « art ». Pour nous cela ne veut rien dire. Le cinéma d’auteur peut être tout autant un cinéma d’oubli des réalités, le cinéma « d’art » également peut jouer ce rôle. Partant, nous avons été amenés à définir une autre constante de notre action. Ainsi, il n’est pas question pour nous de faire du cinéma « d’art » pour le moment. Et pourquoi cela? Pour deux raisons: d’abord parce que nous sommes préparés à le faire, en fait, et nous touchons là un domaine qui est très important. Nous avons jusqu’à maintenant dans cet exposé essayé de définir quel était l’interlocuteur du cinéma africain. Quelle était sa situation historique. Maintenant il faut définir la situation du locuteur, c’est-à-dire nous cinéastes africains. Nous ne sommes pas vierges non plus. Nous ne sommes pas innocents. Car par qui avons nous été formés? Par ces mêmes écoles coloniales. Et nous sommes, que nous le voulions ou non, une génération qui est occidentalisée, qui a des façons de s’exprimer, de parler qui sont occidentalisées. Il y aurait donc une possibilité pour nous, cinéastes africains, qui avons été formés par l’idée hollywoodienne, donc occidentale de l’artiste coupé du monde, du créateur qui va mettre ses expériences sur l’écran, qui va les transmettre au peuple, il existe pour nous donc une véritable tentation de faire ce genre de cinéma. Nous avons été formés dans ce sens. Et cette tentation pourrait se réaliser. Et je voudrais le préciser ici, parce que le terme de nouveau cinéma qui recouvre ces Rencontres peut être ambigu aussi. Nous pourrions donc être tentés de créer de nouvelles formes de cinéma, et d’ailleurs c’est un peu ce que l’on attend de nous aussi. On nous dit, vous êtes un peu le continent le plus jeune en matière de cinéma. Nous attendons de vous comme il y a eu le Free Cinema, comme il y a eu le Cinema Novo au Brésil, nous attendons de vous une école de cinéma nouvelle, dont les formes seraient nouvelles. C’est du moins ce qu’attend de nous la critique occidentale. Or je crois, et nous pensons tous, qu’il n’est pas temps encore pour nous de faire ces recherches formelles. De faire un cinéma nouveau formellement. Cela peut sembler défaitiste, mais je vais encore une fois revenir à ce qui nous intéresse le plus, à savoir les spectateurs africains 3.
Le spectateur africain, on l’a vu, n’est pas vierge. Il est conditionné par un certain genre de cinéma. Si nous commençons tout de suite à vouloir créer un cinéma dont les formes seraient totalement différentes de celles du cinéma occidental, nous allons déjà nous couper de ce public (certains l’on fait déjà). Nous créerons des « œuvres » consommables par l’élite européenne, mais le plus souvent illisibles pour le public africain. Si, par contre, nous reprenons les formes qu’utilise le cinéma commercial occidental, qui sont des formes qui sont basées sur l’émotion, qui sont basées sur la compensation d’offrir au spectateur ce qu’il n’a pas, c’est-à-dire luxe, sexe, argent, etc. Si nous reprenons les formes d’émotion, donc dramatiques de ce cinéma, nous allons perpétuer le cinéma d’abrutissement; le cinéma d’oubli de la réalité, celui que 100 % de nos écrans passent. Si nous essayons à partir de ces critères-là de faire un cinéma de réveil, qui parle de nos réalités, de ce qui doit être une prise de réveil, qui parle de nos réalités, de ce qui doit être une prise de conscience pour l’homme africain d’aujourd’hui, nous allons nous couper de ce public. Il n’y a donc pas d’hésitation, il n’y a qu’un moyen terme, et il faut essayer de faire en première urgence un cinéma « visible ». On voit comment cela peut être difficile. Il s’agit d’une corde raide. Cela peut aussi être très ambigu. On va nous dire, vous allez être obligés de reprendre certains éléments du cinéma occidental. C’est même notre paradoxe. Parce qu’il est bien évident que la forme du cinéma occidental n’est pas neutre non plus. Car ce n’est pas seulement le contenu qui est d’évasion mais la façon même dont il est fait, qui participe à cette aliénation pour nous. Nous sommes malheureusement dans une situation historique, où nous sommes obligés, pour nos premiers films, de garder, je ne dirai pas l’essentiel, car la frontière est trop difficile à discerner, mais uniquement des éléments de discours lisibles qui proviennent du cinéma occidental. C’est un peu là-dessus que se joue notre expérience. Et je rappelle toujours là-dessus celui qui est à mon avis le cinéaste africain le plus important, à savoir Sembene Ousmane, dont les premiers films essaient justement d’être sur cette corde raide. Je vous rappelle Le mandat, puisque c’est celui qui est le plus connu, qui est un cinéma assez traditionnel. Certains qui voient Le mandat, sont assez déçus. Ils disent alors c’est cela la révolution formelle que doit apporter le cinéma africain? C’est un film assez classique, une comédie aux enchaînements assez traditionnels. Ousmane a donc gardé dans tous ses films, cette forme, ce « langage » que le cinéma occidental, à plus ou moins juste raison, a imposé comme universel, mais qui n’est pas universel, à notre avis. Quoiqu’il en soit, c’est le seul qu’à l’heure actuelle, notre public comprend et auquel il est en mesure d’apporter un soutien massif.
Ousmane d’ailleurs, relie cette forme, qui n’est pas propre à l’Occident, à la forme des contes traditionnels. Des contes africains qui sont évidemment basés sur une dramaturgie, sur des événements, sur des rebondissements, qui accrochent l’intérêt du spectateur tout en essayant de lui apporter une morale, ou une prise de conscience. Mais par ailleurs il renie, et il a bien raison, plusieurs des tentatives d’autres cinéastes africains, qui font du cinéma de « chapelle ». Un cinéma d’initié qui sera applaudi par quelques critiques occidentaux. D’ailleurs, certains ont depuis abandonné ces tentatives. Sembene rejette donc ces recherches et ces tentatives pour parer au plus pressé, qui est notre public. Notre public qui est conditionné. Par conséquent, nous ne devons pas trop nous éloigner de lui. Nous devons réajuster notre langage à ce public.
Et j’en reviens à une autre expérience de Sembene. Son premier film Le mandat était une comédie traditionnelle. Il aurait pu aussi bien s’agir d’un récit néoréaliste italien, à part le fait capital pour nous, d’utiliser la langue du pays. Par ce geste, ce film de Sembene fut exemplaire de ce que doit être le cinéma africain dans cette première phase: un cinéma qui utilise avant tout la langue du pays. Donc il fait partie de cette tentative de revalorisation culturelle qui est absolument prioritaire pour nous, parce qu’il ne s’agit pour nous de parler politique avant d’avoir redonné sa personnalité culturelle à l’homme africain. Qui est de gauche, mais n’est pas enraciné dans sa culture, ne peut pas être utile à son pays. Au contraire quelqu’un qui n’est peut-être pas encore éveillé politiquement, mais qui est enraciné dans la culture de son pays peut toucher son peuple. Le mandat a utilisé tous ces objectifs à la fois: être un cinéma qui parle la langue du pays, et qui réunit tous les éléments, les apparences sonores, visuelles, rythmiques qui font qu’un langage est un langage national. Donc il essaye d’être africain de ce point de vue là. Par ailleurs, il n’y a pas dans ce film de recherches formelles trop poussées. Il est lisible et d’un point de vue de cinéma de réveil, qui est le premier cinéma que nous voulons faire, il montre clairement du doigt comment le nouveau régime sénégalais est un régime bureaucratique qui a récupéré plus ou moins les places des Français et qui sert à peu près les mêmes intérêts, au dépend du peuple, qui est à peu près toujours dans la même situation.
Évidemment leurs perspectives du cinéma africain rejoignent en quelque sorte, dans leur finalité, celles que devraient partager tout cinéma normalement militant dans le monde. Un cinéma qui veut être un cinéma de progrès et de réveil. Ce cinéma doit d’abord être national. Servir chez-soi, et ensuite être international. Être utile chez-soi, et ensuite être utile à la cause d’autres peuples qui mènent à peu près les mêmes luttes contre le colonialisme et l’impérialisme. Quitte, dans une perspective encore plus lointaine, à aider les luttes des masses laborieuses des pays colonisateurs eux-mêmes. Je crois que ces objectifs doivent constituer les étapes pour nous d’un cinéma de décolonisation. Brûler ces étapes pourrait nous conduire à faire le jeu du cinéma ennemi auquel nous devons répondre par étapes aux deux fonctions dont j’ai évoqué plus haut la portée, à savoir: ni art, ni commerce, mais d’abord un cinéma lisible et de réveil. Reprendre les structures occidentales de diffusion, ou non, c’est une question que nous posons également dans un deuxième temps. Car ces structures sont basées sur la rentabilité et risquent de nous faire retomber dans le cinéma commercial d’oubli des réalités 4.
Voilà pour ces éléments théoriques. Je crois que pour les visées pratiques je vais passer la parole à Tahar Cheriaa.
Problématique des structures du cinéma en Afrique
par Tahar Cheriaa
Tahar Cheriaa: Né en 1927 en Tunisie. Professeur d’arabe il s’intéresse d’abord aux cinéclubs au sein de la Fédération tunisienne. En 1958 il fonde la revue Nawadi Cinema, organe de la FTCC. En 1962 il est nommé chef du service du cinéma au Secrétariat d’État tunisien aux Affaires culturelles. En 1966, il fonde les Journées cinématographiques de Carthage dont il fut le secrétaire général et l’âme dirigeante jusqu’en 1973. Ses écrits et ses actions aboutissement à un complot pour le faire incarcérer en 1969. Après six mois d’emprisonnement il est acquitté par un « non lieu ». Élu président d’honneur de la FEPAC1 en 1970, il travaille présentement à la section cinéma de l’Agence de coopération culturelle et technique à Paris, mais n’en continue pas moins à défendre et à illustrer le cinéma africain. Il est l’auteur d’innombrables dossiers, documents, recherches et mémoires sur la situation et les structures en devenir du cinéma en Afrique, dont un projet de consortium pour la distribution des films dans les pays francophones.
Je voudrais donc vous entretenir ici de deux autres aspects de la problématique du cinéma africain: d’un aspect historique, et d’un aspect structurel. Pour l’histoire, quand on parle du cinéma africain, il faut entendre d’une part certains pays où des structures existent qui permettent une certaine production quantitative de films, par exemple l’Égypte, l’Algérie, la Guinée, la Tunisie, le Sénégal et dans une moindre mesure d’autres pays comme le Niger, le Mali, le Gabon, le Congo et la Tanzanie tout récemment et également le Nigéria et le Ghana. Par ailleurs, il y a beaucoup de cinéastes qui sont pratiquement des individus isolés. Qui ont fait des films et qui espèrent ou essayent encore d’en faire. Et il y a aussi la catégorie à laquelle appartiennent nos camarades Lionel N’Gakane et Med Hondo; c’est-à-dire les cinéastes africains qui sont obligés de travailler à l’extérieur de leur pays, qui sont en exil, ou bien qui pour d’autres raisons travaillent à l’étranger. Ceux là aussi sont pratiquement des cinéastes isolés. Il y en a un peu partout dans le monde. Ils se trouvent surtout en Europe, mais il y en a également en Amérique du Nord. Les films qui constituent pour ainsi dire la filmothèque africaine jusqu’ici, sont, à part la production égyptienne, algérienne et guinéenne, à part ces trois productions donc, sont essentiellement des ouvrages qui ont été l’aboutissement d’un travail individuel, d’une entreprise individuelle et le plus souvent réalisés d’une manière artisanale, très empirique et à travers des difficultés extraordinaires.
Ce qui fait que dans la terminologie même, dans la correspondance de la FEPACI par exemple, nous employons plus souvent le terme de réalisateur-producteur, que de réalisateur, parce que la majorité de ces cinéastes se trouvent en même temps dans la situation d’être le producteur de leur propre film et au même moment où il s’est agit d’adopter des statuts pour la Fédération panafricaine, et donc internationale, il fallait que cette Fédération comprenne également, et au même titre, un cinéaste isolé en son nom personnel, tout comme une association de cinéastes qui pourrait comprendre elle 1000 ou 1500 cinéastes nationaux. La Fédération comprend ainsi des associations et des cinéastes membres.
Les questions qui se posent pour ce cinéma et qui à travers toutes ces rencontres, tous les colloques et tous les ateliers d’étude organisés par les cinéastes africains depuis une dizaine d’années, se dégagent de plus en plus comme les principales, se résument essentiellement à un problème de lutte sur deux fronts, vers un même objectif, que l’exposé de Boughedir a évoqué tout à l’heure, à savoir: le contact ou le re-contact avec la population africaine, avec le peuple africain. L’objectif étant pour le cinéaste de dialoguer avec son propre peuple, de participer à son devenir, de s’exprimer et de l’exprimer en même temps. Cela étant l’objectif, les voies et les moyens, ou si vous voulez les deux fronts de lutte, pour y arriver, qui se sont dégagés de nos multiples palabres et conciliabules, sont les suivants: d’une part, une action au niveau des structures, cela a été évoqué, et je ne vais pas le reprendre. Il s’agit pratiquement de récupérer, ce qui existe. Les structures d’exploitation, c’est-à-dire les circuits de salles et d’une manière plus prioritaire les circuits d’importation et de distribution des films. C’est-à-dire la machine qui permet d’approvisionner les écrans africains en films.
Cette lutte en principe pour la majorité des cinéastes, donc la majorité des pays africains, se fait avec les autorités en place. Cela ne se fait pas en termes d’opposition déclarée face aux autorités nationales mais en termes de collaboration et d’incitation de ces autorités. Il s’agit donc d’amener les autorités concernées à réaliser cette étape-là. Ce qui fait que jusqu’à nouvel ordre il y ait eu deux démarches qui sont contradictoires dans leur idéologie mais qui se trouvent néanmoins presqu’également soutenues par la FEPACI. La démarche radicale, de nationalisation et de reprise en main de tous ces circuits, de tous ces systèmes d’importation et de distribution qui est représentée dans le continent africain par la Guinée et par l’Algérie par exemple, et sur le plan théorique, par la République de la Haute-Volta, la République du Mali et la République fédérale de Tanzanie.
Il y a une autre démarche qui est plus réformiste, plus libérale et qui en fait est très différente c’est celle de l’Égypte, de la Tunisie et du Sénégal tout récemment, et qui consiste à constituer des sociétés d’économie mixte, des sociétés nationales qui prendraient le relais. Si vous voulez c’est une démarche néocolonialiste et nationaliste. Dans la mesure où à la première étape, au premier objectif, les deux démarches sont complémentaires, et non contradictoires, elles sont contradictoires dans leur visée, dans leur objectif. Au niveau de la récupération elles ne sont pas contradictoires.
La position de la FEPACI a été de soutenir l’une et l’autre et de susciter partout toute forme de récupération. Pour cette action-là, l’action au niveau des structures, soit une action de libération nationale des structures du cinéma, en Afrique, l’instrument qui a été inventé, ou adopté empiriquement, par l’efficacité même qui s’en est dégagée a été les festivals panafricains du cinéma. Essentiellement, il y en a deux: les Journées cinématographiques de Carthage qui ont commencé leur travail en 1966 et le Festival panafricain du cinéma de Ouagadougou ou FESPACO, qui lui a pris le relais au sud de Sahara à partir de 1971. Il y en a un troisième, complémentaire, qui doit venir soutenir l’action de ces deux festivals, et qui est prévu à Dar es Salem en Tanzanie, pour la première fois à partir de juillet 1975.
Pourquoi ces festivals?
Parce qu’ils ont été, à l’expérience, la seule manière efficace de rassembler tous les cinéastes, de les réunir et de leur permettre de faire, à l’échelle fondamentale de l’Afrique, le travail qu’on a voulu faire ici sur une échelle plus internationale. Un travail de confrontation, de recherche, de comparaison des expériences et en même temps, cela s’est révélé essentiellement efficace sur le plan de l’incitation des autorités nationales à avancer dans le même sens, ou même à accélérer les étapes. L’exemple le plus probant, c’est qu’un régime aussi libéral et néocolonialiste que celui de la Tunisie ou du Sénégal, aient avancé tout ce qu’ils ont fait sur le plan de la deuxième démarche dont je faisais état tout à l’heure. Ce qu’ils ont fait, c’est qu’ils ont nationalisé l’importation des films. Ils ont constitué des sociétés et par là ils mettent certaines possibilités gouvernementales à la disposition de leurs cinéastes. C’est sous la pression directe de ces festivals que ce mouvement est en train de progresser.
J’ai parlé tout à l’heure de deux fronts. C’est le front pour la récupération des structures dont je viens de parler. Mais il y en a un autre, qui est celui où les films existants et au fur et à mesure qu’ils sortent des laboratoires, quelles ques soient les conditions dans lesquelles ils se sont faits, ces films sont utilisés comme instruments de cette même lutte. C’est le front qui consiste à nous rapprocher du but, à savoir; que ces films soient vus par les Africains.
Et pour commencer, par exemple, puisqu’il y a une société nationale d’importation, de distribution et d’exploitation de films au Sénégal et qu’il y a environ 80 salles dans ce pays, comment faire pour que les films sénégalais, ceux qui existent, et les prochains, puissent justement utiliser cette structure récupérée, même si elle est récupérée dans des conditions tout à fait discutables, à longue portée. Ce deuxième front, qui est le front « par les films » où le film joue le rôle d’instrument, a dégagé le deuxième grand problème, le problème de distribution ou de circulation de films africains. Et c’est au niveau de ce deuxième front, que je crois que les besoins de l’Afrique rejoignent les besoins tactiques et stratégiques du mouvement et que les cinéastes africains rejoignent et peuvent donc être, opérationnellement, des alliés objectifs de vos propres besoins à vous, que vous soyez des groupes de cinéma alternatif en Europe, en Amérique ou en Amérique latine.
Dans la mesure où le film africain est vu, donc distribué, diffusé le plus normalement possible, c’est-à-dire, le plus possible dans un cadre normal qui, entre autre aspect, aurait l’aspect de rentabilité à terme de son coût de production; dans la mesure où il est distribué ou diffusé ainsi en Europe, en Amérique, en Amérique latine et dans le monde, il y a deux bénéfices immédiats sans lesquels il ne pourra pas atteindre son public de Niamey, ou à Tunis, ou à Dar es Salam. Ces bénéfices sont de deux sortes. Férid Boughedir vient de rappeler à quel point toute l’Afrique en fait est aliénée, colonisée et jusque dans les cerveaux, dans les mentalités. À plus forte raison dans les structures politiques et les structures de l’information, à travers les radios, les télévisions, la presse, à travers tous ces modes d’information en Afrique. L’Afrique dépend encore du monde extérieur, du monde européen en particulier, mais aussi du monde impérialiste américain. Dans la mesure donc où les films seraient distribués, l’écho de leur diffusion, l’écho de leur impact, le travail d’information qu’ils auront fait, dans le monde, bénéficiera une fois pour leur accueil dans leur propre pays, une autre fois peut-être pour leur considération dans leur pays, et une troisième fois pour leur sauvegarde, c’est-à-dire, pour leur défense contre toutes les formes de résistance politique ou autre qui autrement les remettrait dans les tiroirs alors même qu’il y aurait des structures nationales récupérées pour les diffuser, mais qui tout en étant récupérées serviraient encore la cause du même cinéma ennemi dont parlait Boughedir.
Il y a donc cette espèce d’échos favorable au cinéma africain en Afrique qui lui proviendrait de l’information qu’il aurait réalisé dans le monde. Il y a aussi tout l’autre aspect: l’aspect de solidarité avec les mouvements de progrès dans le monde, ça c’est encore une leçon de Carthage ou de Ouagadougou, je parle des festivals. Dans la mesure où des cinéastes africains se sont trouvés mélangés avec des cinéastes progressistes, des groupes progressistes, dans ces festivals, ils en ont acquis plus de crédibilité, plus de considération par la création même d’une sorte de solidarité; ils appartiennent à un mouvement mondial et cela les conditionne, dans certains cas cela a pu changer (et on pourrait en parler plus longuement et citer des cas) leur attitude face au cinéma, au contact et à l’échange de réunions comme celles de Carthage, de Ouagadougou ou comme celle de Montréal.
Enfin il y a l’aspect de la nécessaire rentabilisation des films. Je le répète, le jour où il y aurait des structures dans les pays africains capables de financer régulièrement les films nationaux est encore loin, pour la majorité des pays. Nous parlons donc d’un cinéma qui restera encore pendant pas mal de temps un cinéma personnel et artisanal. Je ne dis pas qu’il doit être et il ne l’est déjà presque plus, individuel, de chapelle. Mais il le sera au niveau, au point de vue de la production, du financement personnel, où il impliquera un groupe de deux personnes par exemple comme c’est le cas à Madagascar pour le moment. Donc il y a la nécessaire perspective, le nécessaire objectif de rentabilisation. Or, malheureusement cette rentabilisation dans l’immédiat est plus raisonnablement envisageable à partir des pays qui ont les moyens d’aider financièrement ces mouvements cinématographiques en Afrique en répondant à leurs propres besoins, et je crois qu’il suffirait que je rappelle ce que les délégués du Film Centrum de Suède disaient l’autre jour, qui en analysant le pourquoi en Suède de la nécessité de films du Tiers-Monde, ont déjà suffisamment développé ce que j’essaie de dire. Pour des raisons politiques, pour des raisons d’animation politique dans un milieu donné, en Europe ou en Amérique et sans y mettre de réserve ou d’intonation dénonciatrice parce que ce n’est pas mon propos ici, même pour des raisons lucratives, certains mouvements ou certains groupes qui pourraient véhiculer ces films, les diffuser ou en profiter pour ne pas exclure cet aspect des choses, pourraient par ce biais-là faire tout ce que j’essaie de résumer ici. Faire le travail d’information, le travail d’écho favorable, parce que les films feront quand même au niveau d’un public en France ou en Allemagne le rôle qu’ils sont intrinsèquement capables de jouer. Donc ils joueront ce rôle et en même temps la vente, si cela a supposé une vente, ou une location, aura aidé le cinéaste de Niamey, à affronter la perspective, de sa nécessité propre, à savoir: faire un autre film. Faire un autre film et continuer.
Voilà un peu, je crois les problèmes structurels du cinéma africain et sur quels points précis ils peuvent rencontrer tactiquement et stratégiquement la problématique du cinéma de libération qu’il soit en Amérique latine ou en Europe ou en Amérique du Nord.
Le rôle du cinéaste africain
par Med Hondo
Med Hondo:Mauritanien, né en 1936. Débarqué à Marseille il est tour à tour plongeur, serveur, débardeur et travailleur saisonnier dans les stations balnéaires. À Paris il passe « aux cuisines » à nouveau et va de sous-métiers en sous-métiers. Puis il travaille au théâtre avec Bourseiller, Mauclair, Rodriguez et Serreau et crée en 1966 une troupe de théâtre à Paris où Fanon, Leroy Jones, Kates, Yacine, et Césaire sont tour à tour joués. En 1969 il réalise Soleil O sélectionné pour la Semaine de la critique à Cannes en 1970. Il vient de terminer Les bicots nègres: vos voisins, un document sur les travailleurs immigrés en France.
Il faut donc tenir compte comme l’ont si bien dit, les camarades Boughedir et Cheriaa, de la situation économique et politique dans laquelle se trouvent les cinéastes africains. On l’a dit tout à l’heure, la majorité d’entre eux font un cinéma individuel et la plupart du temps, d’exil. Donc, nous n’avons pas un choix spécifique à faire en disant nous allons nous adresser à telle masse. Cela peut être au niveau d’une conception du cinéaste, mais en aucun cas, encore une fois, nous ne détenons les moyens de rejoindre cette masse. Cela me paraît évident, par contre, la majorité des cinéastes qui se trouvent soit en exil, soit en travail forcé individuel sont reliés avec leur mouvement de masse quand ils sont dans l’opposition ou ailleurs.
Il est bien clair qu’un certain cinéma « dit » africain peut se faire en Europe dans un contexte africain; c’est-à-dire dans la mesure où une partie de l’Afrique, sur le plan des travailleurs par exemple, existe, tout comme moi c’est-à-dire suivant un processus d’exil ou d’extraction. Dans ce contexte, je travaille avec mes compatriotes sur des principes politiques et sur le principe qui consiste simplement à être utile ou à défendre des idées politiques là où on se trouve. Ainsi pour moi le cinéma africain n’est pas purement continental. C’est un cinéma qui peut traiter de sujets africains à l’extérieur de l’Afrique, parce qu’il y a même trois à quatre millions de travailleurs africains en Europe.
Quand on veut parler de ces problèmes il faut bien dire que la censure, déjà au niveau universel, se pratique sous plusieurs formes. D’abord il faut dire que le cinéma est une arme de classe. C’est-à-dire que la possibilité technique de faire du cinéma appartient à la classe possédante, et dans presque tous les pays du monde. Il se trouve qu’au niveau de l’Afrique la classe possédante ne s’est pas encore rendue compte du pouvoir du cinéma pour s’en servir. Autrement dit, si la bourgeoisie nationale se rendait compte du pouvoir du cinéma, elle s’en servirait de la même façon que l’on s’en sert en Occident. A partir de là il y aurait donc une autocensure, ou une censure politique et/ou une censure au niveau de la distribution. Ce processus est déjà amorcé dans certains pays. (…)
Mais en France ou en Occident, une fois sur mille il y a une contradiction qui permet qu’un film sorte. Comme on ne peut donc pas les empêcher de sortir, il faut les canaliser. Il faut que ces films sortent pour un public précis. Ce fut le cas pour Soleil 0. Mais la raison fondamentale c’est d’empêcher que ces films faits en Europe, puissent rejoindre un public africain. Il est bien clair que le camarade africain qui fait ses films en Afrique a plus de difficulté que moi sur le plan de la volonté politique. Parce que j’ai des possibilités en Europe d’attaquer un Senghor, plus facilement que Samb ou Traore ou Sembene 5. Alors, malgré tout ce barrage économico-politique, cela est quand même possible, grâce à des contradictions. Il leur faut donc empêcher la relation des deux, la convergence de ces contradictions, empêcher donc, certains films faits par des Africains en Occident de passer devant un public en Afrique. Ne serait-ce que ces films leur disent: « Attention! l’exil ou l’émigration ça signifie cela, cela et cela!… » il est préférable de rester et de combattre sur place. C’est peut-être une démonstration schématique, mais elle permet de voir succinctement comment on continue la balkanisation des Africains (…)
Que signifie le cinéma pour moi qui suis provisoirement français, mais aussi étranger, car je vis dans un pays parce que les contradictions de l’histoire m’y ont amené? Que signifie donc faire du cinéma pour un cinéaste d’un pays sous-développé? Il faut alors fondamentalement poser la question: qu’est-ce que représente le cinéma pour le Tiers-Monde? Qu’est-ce que faire des films pour le cinéaste du Tiers-Monde? (…)
En Europe principalement les cinéastes sont des « artistes » issus de la classe bourgeoise ou petite-bourgeoise. D’une classe déterminée et déterminante. Leur démarche est donc forcément une démarche individualiste. Ils oublient sur quoi ils font des films. Ils se situent encore une fois comme créateurs solitaires et nous donnent des sujets subjectifs avec des héros. Leur démarche est constamment subjective. Elle tourne autour du thème de l’ennui, un homme, une femme, des hommes, des femmes, toujours on oublie les autres. Le héros du film est toujours individualisé, subjectivisé. C’est l’ensemble de la population qui doit composer, motiver notre démarche. Le rôle des cinéastes du Tiers-Monde, doit donc s’attacher à la pratique d’un cinéma différent. Un cinéma qui irait contre le processus d’identification dans le film qui est démobilisateur.
On revient donc à notre question du début, à savoir: que signifie le cinéma pour le cinéaste du Tiers-Monde? J’ai tenté dans mes films d’apporter une réponse ou du moins un début, une amorce de réponse. Il faut bien constater que le spectateur est aliéné, tout autant que le cinéaste, à une attitude impérialiste dans le cinéma. Et il faut donc lutter également sur ce front, qui est le front culturel. Il s’agit bien sur ce terrain aussi d’un rapport de force économico-culturel contre lequel il faut lutter. C’est notre tâche à tous de montrer et de pratiquer ce que devrait être un cinéma progressiste. Et je pense que sur ce plan le cinéma latino-américain est exemplaire. Cela nous ramène donc sur le plan du cinéma au fait que le Tiers-Monde n’est pas homogène et que les individus qui font du cinéma n’échappent pas à la lutte des classes. Selon l’option, la démarche et l’attitude face au film et face à la réalité on peut discerner chez nos camarades du Tiers-Monde des appartenances de classe auxquelles même le Tiers-Monde dans son cinéma ne peut échapper. On en a parlé plus haut. Par ignorance ou par volonté ou simplement par l’appartenance à leur classe petite-bourgeoise ou néo-féodale, certains cinéastes africains aspirent à faire du cinéma pour le cinéma. C’est encore là une marque additionnelle d’aliénation fondamentale. Il y a là un défi de se mesurer aux Grands du cinéma mondial et de faire aussi bien qu’eux. Je crois que cela est une erreur. (…)
On parle toujours de cette aliénation du public, mais on semble oublier précisément cette aliénation fondamentale qui est transmise, véhiculée par le cinéaste lui-même… puisque ce sont eux qui peuvent intervenir dans le rapport de force, et ils obligent le public à voir les films qu’ils veulent faire. Car le cinéma est un moyen « d’entrisme » fantastique, d’obligation terrible. C’est basé sur l’ennui. Le chômeur va au cinéma, le cadre va au cinéma, le petit bourgeois va au cinéma. C’est un moyen d’obligation spectaculaire. On y va à la proposition du cinéaste, et dans le rapport de force c’est la plus importante. C’est lui qui fait le cinéma. Qui le fait, une fois qu’il est distribué bien entendu. Pour ma part, je le soulignais tout à l’heure, je me suis amusé à voir dans le monde entier l’origine sociale des cinéastes. On s’aperçoit qu’à 80 % ce sont tous les privilégiés qui n’ont jamais fait une tentative de remise en question et qui finalement ne font que perpétuer leur pouvoir de classe. Il y a effectivement une aliénation identique qui se manifeste aussi chez les cinéastes qui viennent de la couche dite « populaire ». Ils sont très peu nombreux, mais ils s’encastrent dans l’échelle de valeurs du système. D’autre part, il y a la réaction du cinéaste bourgeois qui rétorque que les gens ne comprennent pas ce qu’il veut dire, au lieu de faire l’inverse, et de dire, de faire son autocritique pour voir où il a fait fausse route. Parce que ce qu’il dit n’est pas clair. L’objectif peut être juste, mais la manière de le présenter fausse. (…)
Quant à moi, tant que je vivrai à l’extérieur de mon pays, je ne peux faire un cinéma « national ». Je suis un Mauritanien qui fait du cinéma en-dehors de son pays; qui se situe en-dehors de son pays et qui fait du cinéma. En tant qu’exilés, juridiquement nous ne pouvons faire un cinéma national. Mais je crois qu’il s’agit néanmoins d’un cinéma « africain » puisqu’étant donné la situation historique on peut travailler à l’extérieur du pays avec ses compatriotes. Le cinéaste quel qu’il soit, doit donc être partie prenante d’un ensemble, du contexte qui est, dans mon cas, celui des émigrés. Il faut donc faire un travail historique, qui va dans le sens de cet ensemble. Pour ma part, étant à la « tête du monstre », le monstre étant l’impérialisme, je me dois de l’attaquer là où je me trouve, là où je le trouve. Tant que la situation des cinéastes et des travailleurs (qui est indissociable et complémentaire) ne me permettra pas de travailler au pays, je dois, en tant que cinéaste travailleur du cinéma, faire un travail, un cinéma qui doit aller dans le sens des luttes en Afrique. Ce cinéma doit par ailleurs aller dans le sens des revendications et des efforts du cinéma qui se fait en Afrique. (…)
NOTE: Extraits de l’exposé de Med Hondo et d’un entretien fait par André Pâquet à l’époque des Rencontres, soit en juin 1974.
Ce texte est issu du cahier no 3 des Rencontres de Montréal : Comité d’action cinématographique (Québec). Cahiers des Rencontres internationales pour un nouveau cinéma. Montréal : Comité d’action cinématographique, 1975, 4 vol. Bibliogr. ; Ill. Cote PN 1993.4 R39
Notes:
- Cette aliénation idéologique (…) se double, pour les spectateurs africains, d’une aliénation culturelle puisque les films ne parlent pas leur langue et ne se déroulent pas dans leur pays. En même temps que l’école et le livre, le cinéma a contribué à couper totalement l’homme africain de sa culture et à lui faire mépriser sa langue originelle, ne lui laissant pour seule ambition que de s’effacer pour devenir le reflet informe de son maître provisoire. Férid Boughedir (in) Écran no: 30 nov. 74. « Où vont les cinémas africains? » p. 46. ↩
- Un cinéma qui s’attache à réparer les méfaits passés du cinéma occidental aliénant, à combattre ou au moins à contrebalancer ses méfaits actuels dans la perspective d’une indispensable revalorisation des différentes cultures africaines. Férid Boughedir (in) op. cit. p. 47. ↩
- Plus d’un cinéaste africain a longtemps cherché sa voie entre les deux termes de cette alternative tyrannique: ou bien faire de l’art pour l’Europe, ou bien faire du commerce pour l’Afrique. (…) Le cinéaste africain doit se faire violence pour s’imposer de faire non pas le cinéma que l’Occident attend de lui, mais le cinéma qui sera le plus utile à son peuple. Férid Boughedir (in) op. cit. p. 46. ↩
- Étant donné que « industrie privée égale rentabilité à tout prix », il est évident que le cinéma africain, pour être rural et gratuit, ne peut être financé que par les États africains. C’est à ce stade alors que la véritable lutte pour un cinéma africain populaire commencera: aux cinéastes africains de convaincre leurs gouvernements respectifs d’installer ces circuits non commerciaux, à eux d’obtenir qu’on y projette leurs films de réveil. (…) Autrement (…) la limitation de la vision de nos films à ceux qui peuvent payer leur billet… (reviendra)… grosso modo à la petite bourgeoisie citadine. Férid Boughedir (in) op. cit. p. 48. ↩
- Ainsi il semble que le dernier film de Ousmane Sembene, qui s’en prend de façon assez directe, à la bureaucratie et à la petite bourgeoisie senghorienne, viendrait d’être censuré au Sénégal. Douze coupures auraient été pratiquées dans la version diffusée au Sénégal. (Note par A.P. 4-75) ↩