Une vie
Charles R. Bowers, pionnier de l’animation américaine, est né en 1889 à Cresco (Iowa). Il mourra à l’âge de 57 ans dans le New Jersey le 25 novembre 1946, après une longue maladie.
Une biographie parue en 1928, recoupée avec les quelques rarissimes documents accessibles, fournit les seuls éléments conducteurs à une tentative de reconstitution de la vie et de la carrière hors série de ce personnage insolite. Présumément dictée par Bowers et supposée digne de foi, cette biographie prend l’allure d’un véritable roman. Elle est en tout cas à son image.
Fils d’une comtesse française et d’un médecin irlandais, Bowers acquit la somme de ses connaissances au jardin d’enfants et à l’école de la vie dont il fit très tôt l’expérience. Dès l’âge le plus tendre, il commencera une carrière précoce d’amuseur public. Sa rencontre fortuite, à l’âge de cinq ans, avec un ancien artiste du chapiteau de qui il apprend un numéro de funambule, sera déterminante. Dès lors tout devenait possible, tout pouvait arriver et tout arriva. L’année suivante, un directeur de cirque passant dans les parages, au hasard de ses pérégrinations, vit l’enfant s’exécuter. Frappé par son habileté, il persuade sans vergogne le jeune Charley de joindre le cirque et l’enlève tout bonnement. Pour brouiller les pistes, le gamin est dissimulé et on se garde bien de l’exhiber avant d’avoir atteint des régions éloignées de la maison paternelle. Soustrait provisoirement aux inquisitions parentales, il prend l’affiche, annoncé à grand renfort de tambours et trompettes comme l’enfant prodige de la corde raide. Deux ans durant, il suivra le cirque et continuera de se produire comme funambule. Après recherches, un oncle de Charley retrouve sa trace, négocie son retour et le ramène à la maison. Le choc causé par sa disparition provoquera la mort de son père peu de temps après.
Avant même d’avoir neuf ans, il devient l’unique soutien de sa famille. Pour subvenir à ses besoins et à ceux des siens, il est réduit à courir les petits emplois. Tout à tour garçon d’ascenseur, jardinier, commis de magasin général, il s’astreint à tous les travaux, souvent pénibles. Assez incroyable, mais peut-être vraie, l’une de ses besognes pour le compte de ce magasin consistait à conduire au chemin de fer d’Ord dans le Nebraska, un fourgon de marchandises attelé de quatre chevaux, voyage qui durait un jour et une nuit. Tâche stupéfiante pour un garçon aussi jeune.
Avant même qu’il n’ait atteint son dixième anniversaire, la famille déménage à Pueblo dans le Colorado. Pour continuer d’assurer le pain quotidien, il se voit forcé de nouveau à recourir à toutes sortes d’expédients. Il livre les journaux, accomplit diverses corvées chez un architecte, s’occupe de l’impression de menus pour un café. Toutes ces occupations sont insuffisantes pour boucler le budget et les fins de mois sont difficiles. Pour arrondir sa bourse plate, il est placeur dans un théâtre le soir. Parfois, la distribution d’une pièce exige un rôle d’enfant. Il remplit l’emploi. Ses journées ne se terminent jamais avant minuit. Même le dimanche il ne chôme pas. Il se produit comme funambule dans les foires, les expositions, les parcs d’attractions. L’un de ces dimanches, prêtant main-forte à la préparation d’une ascension en ballon, une maladresse faillit lui être fatale et il se retrouve à l’hôpital pour plusieurs semaines.
Pendant son séjour à l’hôpital, Charley fait la connaissance d’un jockey qui l’incite à se rendre à Denver où, lui dit-il, il pourrait monter un bon cheval. Il y parvient et est engagé comme jockey permanent. Entre deux courses, il remonte sur la corde raide. De l’hippodrome, il passe à l’arène de cowboys. Il dresse au-delà de cinq cents chevaux sauvages jusqu’au jour où, désarçonné, il se fracture le crâne. Il s’en remet, trouve le moyen de se rendre à Chicago et s’engage dans un cirque d’hiver. Pour annoncer son numéro de façon spectaculaire, il devait, par un mouvement de va-et-vient, escalader les sept étages de deux immeubles. Pratiquant un jour ce dangereux exercice, il glisse et réussit à se raccrocher de justesse. Cet incident lui fera renoncer pour toujours à danser sur la corde. Un dernier petit emploi d’empaqueteur mettra fin à ses trente-six métiers, trente-six misères. Le premier chapitre de son existence a touché son terme. C’est le tournant décisif.
Pourquoi Bowers décide-t-il à ce moment précis de s’orienter vers le théâtre? On sait seulement que l’art avait commencé à exercer son attrait sur lui depuis déjà quelque temps. Il débute comme comédien dans une troupe de répertoire, puis agit comme régisseur. Par la suite, il se consacre entièrement aux costumes et à la conception de décors scéniques. L’un de ces décors attire l’attention et lui vaut une situation dans une agence de publicité. Il travaillera avec deux autres firmes similaires avant de passer à l’American Lithograph Company pour réaliser l’illustration historique de Jersey City. Une commande de la Chambre de Commerce de cette ville pour l’exécution de peintures murales vient confirmer sa notoriété naissante. Au cours d’un banquet donné en son honneur, il caricature plusieurs célébrités de l’heure, publiées par la suite dans le Jersey City Journal. Très remarqués, ces portraits lui serviront de rampe de lancement et il se verra confier par ce journal le titre de caricaturiste officiel 1. Plus tard, le Chicago Star, le Chicago Tribune et le Newark Evening News se l’attacheront dans la même fonction.
Vers 1912, il se prend d’un vif intérêt pour le dessin animé. Désormais, il consacrera presque tout son temps et ses énergies à cette forme d’expression. Très vite, il travaillera pour plusieurs studios. Il débute dans son nouveau métier en transposant à l’écran les bandes dessinées des Katzenjammer Kids, Happy Hooligan, Jerry on the Job et Bringing Up Father. Il en réalisera environ une centaine.
En 1916, Mutt & Jeff, Inc., premier studio de Bowers, entreprend une série de films avec les personnages du même nom. Il fusionne bientôt avec le studio de Raoul Barré pour une production accrue. Peu de temps après, Bud Fisher, créateur de la bande dessinée Mutt & Jeff devient l’acquéreur de ce studio sans rompre l’association avec les deux autres. C’est maintenant le studio Barré-Bowers-Fisher. Barré assurait la gérance et la direction. Bowers était chargé de la rédaction des scénarios et de la répartition du travail. C’est lui aussi qui brossait sommairement les arrière-plans (backgrounds) et dessinait les phases-clé. Dick Friel, chef animateur et bras droit de Bowers, était secondé notamment par Burt Gillette, Ted Sears, Frank Sherman, Isidore Klein, Vet Anderson, Albert Hurter, Cari Lederer. Fisher, le grand patron, mettait rarement les pieds au studio. Il n’avait aucun contact avec le personnel ni avec la production. Seule la distribution des films l’intéressait au plus haut point. Il en surveillait très étroitement la bonne marche. Klein, alors jeune débutant, prétend que le mot le plus fréquemment utilisé dans les scénarios de Bowers était “ad-lib”. Au mieux, les lignes schématiques d’un thème général étaient établies et le reste abandonné à l’imagination des animateurs 2. Ces scénarios étaient très souvent soutenus par la même trame : Jeff, victime ingénue des machinations de Mutt, triomphait de son bourreau dont les manigances se retournaient infailliblement contre son auteur. À l’époque, on ne s’embarrassait pas de grandes considérations sociophilosophiques et les angoisses existentielles n’étaient pas encore à la mode. L’animation était une nouvelle forme d’expression encore dans l’enfance de l’art. Nonobstant cet état de fait, ses règles furent enfermées très tôt dans des formules rigides. L’usinage était déjà installé. On se bornait généralement à transposer à l’écran les personnages, les situations et les méthodes de présentation des bandes dessinées. Les animateurs du studio Barré-Bowers-Fisher se plaignaient d’ailleurs que leur travail ne reçoive pas toute l’attention voulue. Mais le système de “mass production” était exigeant et chacun devait s’y conformer. Les artistes n’avaient pas non plus nécessairement toute la formation requise et les aptitudes se développaient à la mesure du talent de l’individu.
À ce propos, Joe Adamson porte un jugement tranchant quand il écrit :
“Jeter un coup d’œil sur la production des années 10 et 20 est révélateur. Fabriqués hebdomadairement par une équipe de joyeux drilles dessinant selon leur gré d’après un scénario squelettique (ex. Cette semaine, Mutt & Jeff sont peintres en bâtiment), ces cartoons étaient constitués d’une avalanche de plaisanteries idiotes, sans rythme ni cohésion, dépourvus de toute structure logique du comique. Chacun griffonnait par-devers soi comme s’il s’agissait de son propre dessin animé. À la fin de la semaine, on recueillait les dessins photographiés ensuite image par image, suivant les instructions gribouillées sur un coin des feuilles de pose. Une fois le film terminé, il était jugé très drôle par ceux qui avaient passé la semaine à le concocter. Et par personne d’autre. Dans ce sens, les premiers dessins animés de ce calibre constituaient une forme très coûteuse de divertissement puisqu’ils n’avaient pour but principal que d’amuser leurs auteurs. Ce type de loisirs n’aura d’égal plus tard que les films de famille et le cinéma “underground”.” 3
Cette condamnation massive, péremptoire et sans appel, même si elle se justifie partiellement, souffre de larges exceptions. Si l’oreille était épargnée, il n’en était pas toujours ainsi de la rétine, il est vrai. Une production à la chaîne entraîne fatalement pêle-mêle un flot de scories et d’œuvres précieuses.
Il faut se rappeler, en outre, qu’à cette époque le découpage dessiné (story-board) n’existait pas, les sketches (model-sheets) non plus, la planification était ultra-sommaire et le son inconnu. Il faudra attendre Disney pour voir apparaître l’analyse et l’évaluation minutieuse du mouvement, le traitement et l’étude véritable de l’espace, de la forme et du rythme. Dès 1905, Winsor McCay avait commencé à s’intéresser à la perspective et aux métamorphoses visuelles et son appréhension des principes de l’animation moderne était évidente. Toutefois, les limites implicites à une œuvre pionnière sont présentes dans la sienne aussi. Les animateurs des débuts étaient conscients du vaste terrain à défricher et n’étaient pas fermés aux initiatives expérimentales. Dick Huemer rapporte 4 qu’un jour, c’était vers 1918, Albert Herter, l’un des rares artistes du Studio Barré-Bowers doté d’une solide formation acquise en Allemagne, son pays d’origine, et en Suisse, eut à animer un drapeau. Il observa attentivement celui qui flottait sur l’immeuble d’en face, étudia le mouvement des replis et transposa fidèlement l’ondoiement de l’emblème national devant les regards admiratifs de ses collègues. “Jamais personne avant lui au studio n’avait pensé à cela” dit Huemer. Il cite aussi le cas de Cari Lederer, un ancien du Mutt & Jeff Studio, qui en 1919 avait eu l’idée d’un long métrage animé intitulé CINDERELLA. Lederer avait également imaginé un procédé apparenté au multiplane. Par des opérations laborieuses, il avait réussi à obtenir une profondeur de champ tout à fait extraordinaire. “Nous étions émerveillés. Nous avons utilisé cette méthode pour quelques films de la série Mutt & Jeff. C’était incroyablement efficace, mais nul n’a semblé l’avoir remarqué. De toute façon, ces films n’ont jamais connu un grand succès contrairement à l’extrême popularité dont jouissait la bande dessinée”, de dire encore Huemer. La faveur accordée par le public dès le lancement des premières bandes n’est pas étrangère à l’astuce inventée par Fisher. Chaque jour, la prédiction, souvent juste, du gagnant des courses de chevaux était indiquée dans le dernier phylactère. Ce truc faisait florès. Quant aux films, ils étaient donnés en prime aux exploitants de salles avec les longs métrages. L’attrait de la nouveauté s’étant vite émoussé, les spectateurs devenaient de plus en plus indifférents, sinon hostiles. Les propriétaires de cinéma continuaient de les présenter puisqu’une certaine durée des séances était la règle. Les commanditaires considéraient ces films comme des subsidiaires destinés à la promotion des bandes dessinées. Pour sa part, Bowers signera à un titre ou à un autre plus de deux cent cinquante Mutt & Jeff au cours de sa carrière.
En 1918, Raoul Barré, cible d’un sombre complot, est éliminé. Bowers prend la direction du studio. Après une courte période, accusé de fraude, c’est à son tour d’être écarté, remplacé par Dick Friel. Seul le nom de Bud Fisher restait dorénavant inscrit sur la plaque de la porte d’entrée. Bowers n’était pas enterré pour autant et n’allait pas tarder à refaire surface. Après de mystérieuses tractations, il resurgissait un mois plus tard, annonçant triomphalement qu’il apportait un scénario pour un Mutt & Jeff et que désormais il continuerait de produire directement pour Fisher des films de cette série dans son propre studio à Mount Vernon dans l’état de New York. Effectivement, en 1919-20, il s’installe d’abord avec Isidore Klein, suivi après quelques mois de Cari Meyer, F.M. Follett et Ted Sears bientôt rejoints par Leighton Budd et Louis Glackens. À peine un an plus tard, Bowers annonce brusquement à son personnel qu’il retourne à New York.
Le nouveau studio situé dans Fordham comportait deux étages. L’étage supérieur était destiné à la production des Mutt & Jeff le rez-de-chaussée étant réservé à une autre fin. En effet, Bowers songeait déjà à un projet de réalisation de films avec des marionnettes en plastique intégrées à des prises de vues réelles. Cet endroit était prévu pour amorcer ses premières expériences. Dans un studio plus spacieux, Bowers était doublement actif. Il continuait d’écrire les scénarios des Mutt & Jeff et poursuivait son travail de recherche avec les marionnettes, entouré d’une équipe assez imposante. En cours d’année, il ferme le studio des cartoons pour se consacrer entièrement à ses expérimentations. Il y travaillera durant un certain laps de temps avant d’entrer dans la phase de production proprement dite.
En 1924, on le retrouve dans son studio d’Astoria à Long Island, en pleine préparation pour la mise en chantier de ses premières comédies filmées combinant personnages vivants et objets animés. Dans le même temps, il rouvre un studio de dessins animés avenue Jackson à l’angle de Queens Plaza à Long Island City près d’Astoria. Burt Gillette, Isidore Klein, Mannie Gould et George Rufle formaient l’équipe assistés de jeunes garçons affectés au traçage, nommément Sid Marcus. Bowers avait établi son quartier général à Astoria d’où il écrivait les scénarios des Mutt & Jeff. Il apporta lui-même le premier, ACCIDENTS WON’T HAPPEN, avenue Jackson. C’est encore le machiavélisme de Mutt qui s’exerce aux dépens de Jeff. Bénéficiaire d’une prime d’assurance protégeant Jeff contre les accidents, Mutt n’hésite devant rien pour en provoquer un. Il fait culbuter son malheureux compère du haut de falaises, d’immeubles, le pousse sous les roues d’une voiture, rien n’y fait. Chaque fois, Jeff s’en tire par miracle. En désespoir de cause, Mutt assomme Jeff carrément et le traîne jusqu’au bureau de la compagnie d’assurance pour découvrir que la maison vient de fermer ses portes. Ce scénario peut sembler usé à la corde aujourd’hui, mais à l’époque c’était une primeur. Utilisé subséquemment des quantités de fois par d’autres animateurs et même des cinéastes de fiction, il se produit un curieux phénomène de renversement. Ce scénario et bien d’autres donnent l’impression d’un plagiat que l’on pourrait qualifier de rétroactif.
Les visites de Bowers au studio de l’avenue Jackson étaient sporadiques. Trop sans doute puisque six mois après l’ouverture, il est évincé par Harrison, Gould et Gillette. C’est maintenant The Associated Animators Studio. Cet événement mettra un point final à la carrière de Bowers comme producteur de cartoons.
Dans les années 26 et 27, il dirige et écrit avec H.L. Muller et Ted Sears une douzaine de courts métrages d’une quinzaine de minutes où il apparaît comme comédien entouré d’autres acteurs vivants. Des séquences de marionnettes et objets animés sont insérées dans ces comédies “nouveau genre” dont il est fait mention plus haut (EGGED ON, A WILD ROOMER, NOW YOU TELL ONE, etc.), résultat du travail expérimental auquel il s’était livré antérieurement.
La dichotomie entre les cartoons de la série Mutt & Jeff et les comédies dites ‘novelty type’ de Bowers est saisissante. Les motifs de cette orientation demeurent énigmatiques, aucune piste n’étant accessible à ce jour pour étayer la thèse de son cheminement dans cette direction. Mis à part l’aspect surréaliste (terme souvent appliqué aux premiers dessins animés, même si cette expression appartient à un mouvement qui s’est défini seulement en 1924) des deux genres, l’instrumentation, le mode d’expression, l’esprit et la lettre des deux styles ne convergent en aucune façon. 5 Cette polyvalence ne laisse pas d’être intrigante.
Devenu principal actionnaire de Bowers Comedies en 1928, il poursuit la production de ce type de films pour lesquels il avait inventé le “Bowers Process”, procédé photographique permettant d’obtenir des trucages et des effets étonnants. Réalisée par H.L. Muller, Bowers cumule les fonctions de scénariste, caméraman, interprète et producteur pour cette deuxième série (GOOFY BIRDS, YOU’LL BE SORRY, SAY AH-H!, WHOOZIT, THERE IT IS, HOP OFF). 6
Les documents disponibles ne fournissent aucun indice quant aux activités de Bowers entre 1930 et 1935 et nous perdons sa trace momentanément.
En 1935-36, il fait un bref séjour à Universal comme réalisateur de films d’animation sous la direction de Walter Lantz. Il crée un personnage prénommé Dumb Cluck.
Impossible à situer dans le temps, on sait seulement qu’il réalisa une série de publicitaires extraordinairement brillants pour la bière P.O.N. (Pride of Newark). On ignore jusqu’à quel point Newark pouvait être fier de cette marque, mais sa publicité animée et dessinée par Bowers était tout à son honneur. En 1940, la Foire Universelle de New York présentait un film publicitaire remarquable sur l’usage de la cire Johnson réalisé avec des marionnettes et personnages vivants, signé Bowers. Toutes ces copies sont malheureusement introuvables aujourd’hui.
Travailleur prodigieux, Bowers a aussi illustré des livres pour enfants dont il écrivait lui-même les textes. Inventeur, il a mis au point le Bowers’ Movie Books, un appareil de projection sans pellicule, une enseigne lumineuse mobile et divers dispositifs publicitaires.
La grave maladie qui devait l’emporter prématurément le force à abandonner toutes ses activités en 1941.
Tel fut, évoqué en substance et le plus précisément possible, le destin rocambolesque de Bowers. Mais qu’en était-il de l’homme? Mince, petit de taille, physiquement il était le contraire du malabar. Son visage à la peau un peu grêlée était encadré d’une abondante chevelure brune ondulée séparée par une raie sur le côté. Le nez, chevauché d’un pince-nez, était fin, les narines légèrement évasées. Ses yeux plutôt grands s’abritaient derrière de lourdes paupières. Personnage complexe, haut en couleur, doué d’une imagination débridée et d’un sens aigu, voire excessif, du dramatique, il entretenait un véritable culte de la fabulation relevant presque de la mythomanie. Avec lui, la plus banale anecdote, le moindre incident se transformaient séance tenante en histoires fantastiques. Toujours mêlé, selon ses dires, à des aventures toutes plus extravagantes les unes que les autres, il les narrait volontiers en les mimant à son entourage médusé. Hâbleur, impulsif, généreux, baroque, fascinant, il ne pouvait résister à étaler par le menu ses prouesses fictives ou réelles devant le premier auditoire à portée d’écoute. Jamais à court de fanfaronnades et de chimères, il se plaisait à mystifier les naïfs. Aimant jouer les Grands-Ducs, il invitait fréquemment son personnel dans des restaurants chers sinon excellents, pour le plaisir de s’entendre et aussi pour celui de ses auditeurs gavés de récits mirobolants à défaut de fine cuisine. Conteur inénarrable, il soutenait hautement l’intérêt.
Il se prétendait aussi mystique. Il pouvait, affirmait-il imperturbable, s’allonger sur un divan, entrer en transe et dissocier de son enveloppe charnelle son corps astral. Répandu dans le milieu ambiant, son être désincarné pouvait contempler sa forme corporelle en état de sommeil. Cette scission s’opérait bien entendu dans la plus opaque invisibilité. Il précisait, cependant, que ce pouvoir surnaturel ne s’était manifesté qu’au cours de sa carrière d’acteur. Les pensées et les agissements les plus impénétrables de ses camarades de scène devenus transparents par la magie de cette faculté charismatique ne pouvaient plus échapper à cet extra-lucide du dimanche. Les comédiens entendaient ensuite, stupéfaits, des révélations sur eux-mêmes que Bowers le visionnaire avait su percer.
La personnalité multiforme de Bowers n’excluait pas une certaine roublardise qui a pu ternir son image de marque. On lui a prêté des menées déloyales vis-à-vis ses associés et une probité parfois défaillante a fait quelques victimes dans les rangs de ses subordonnés. Les fourberies de Mutt seraient-elles le miroir déformant de celles de Bowers? Par contre, les faiblesses de l’individu ne portent pas ombrage à l’artiste et l’unanimité est totale quant à son talent de dessinateur et d’animateur. Dick Huemer, pionnier de l’animation américaine, a fait ses premières armes au Studio Mutt & Jeff de Bowers. À la fin de sa vie, il rendait un hommage probant à son ancien patron en déclarant : “Je pâlis d’envie quand, pour la première fois, j’eus sous les yeux la collection des caricatures de Bowers parues dans le Newark News. Quelles merveilles accomplies avec pour tout instrument une plume et de l’encre.” Et il ajoute : “Sa contribution dans le domaine de l’animation à l’époque pionnière a été marquante. Bowers savait animer, écrire des scénarios, inventer des gags et tous nous pensions que ses cartoons étaient les meilleurs. Figure notoire en son temps, il était aussi considéré comme l’un des caricaturistes les plus doués de sa génération.” Dans la série d’articles déjà citée, Isidore Klein note : “Il dessinait suprêmement bien et animait d’une façon déliée, fluide, sans heurt.”
L’éditorialiste du magazine Photoplay, James R. Quirk, livrait ses impressions sur Bowers dans un article paru en 1928 et s’exprimait en ses terme :
“Certains critiques, intellectuels snobinards, dans des discours pleins de fioritures polysyllabiques, s’extasient sur l’ingéniosité et le sens artistique des cinéastes allemands, ne jurant que par eux. S’ils condescendaient à se pencher sur l’absurdité géniale d’une comédie de Charley Bowers, ils cesseraient d’ergoter et rengaineraient leurs balivernes. Dans cette industrie la plus individualiste du monde, Bowers et sa caméra, c’est Aladin et sa lampe magique. Ce touche-à-tout est passé maître dans un domaine. Acteur, réalisateur, scénariste, il peut concevoir de flamboyantes loufoqueries. C’est le grand sorcier de la caméra. Chaque film signé par lui prouve que la caméra est une menteuse monumentale. Avec lui, l’éclosion d’œufs durs engendre de petites voitures Ford, le temps se décale, chavire dans tous les sens et déclenche un rire libérateur. Dans l’une de ses comédies, il mène un troupeau d’éléphants et de singes jusqu’au Capitole à Washington. Les savants législateurs en furent si émus qu’ils exigent une enquête. Ils s’étaient laissés berner par un trucage photographique. Charley et ses éléphants ne s’étaient jamais approchés, ni de près ni de loin, du District de Coolidge.”
Après avoir brièvement évoqué les péripéties de son existence, il écrit : “Je soupçonne Charley d’avoir ourdi une conspiration contre le système scolaire. Il est la preuve vivante de la félicité dans laquelle baignent ceux qui ont échappé aux connaissances livresques. Regardez-le aujourd’hui. Dans l’une de ses récentes comédies, j’ai remarqué un ancien réalisateur de l’American Biograph jouant un rôle d’utilité.” Et il concluait : “Pour Bowers, impossible n’est pas un mot anglais. Sa vie aura été aussi invraisemblable que son génie. Ouvrez l’œil et le bon sur ce petit grand homme.”
Notes:
- Il conservera ce poste pendant huit ans. ↩
- Klein, I. Pioneer Animated Carloon Produeer Charles R. Bowers ↩
- Adamson, Joe, Tex Avery : King of Cartoons, New York, Popular Library, 1975. ↩
- Adamson, Joe. Recollections of Richard Huemer in An Oral History of the Motion Picture in America. ↩
- On trouvera plus loin une étude descriptive et analytique de trois de ces comédies. ↩
- Soit dit en passant, le mystère qui entoure la personne de Harold L. Muller reste entier. D’aucuns susceptibles de l’avoir connu n’ont souvenance de ce personnage. Son nom semble entré dans l’oubli le plus total si tant est qu’il ait existé. Isidore Klein n’en souffle mot dans ses articles, les scénarios publicitaires (press sheets) le citent comme réalisateur, mais jamais la moindre allusion à son sujet. Les spéculations sont ouvertes. ↩