La Cinémathèque québécoise

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Une journée dans la vie des entrepôts de conservation

Lundi matin, 14 novembre, 8h40

Tâche principale aujourd’hui : vérification de la copie de conservation d’À CORPS PERDU de Léa Pool que vient de nous tirer le laboratoire Bellevue-Pathé. La copie doit être parfaite : couleurs stables, pas de rayures, pas de résidus chimiques, pas de parasites sur la piste sonore, etc. Par la même occasion nous procédons au relevé détaillé du générique.

Une telle copie tient lieu pour nous d’original. Elle ne sera jamais projetée, ne servira jamais de «master» pour faire des copies vidéo. Dès l’inspection terminée, elle sera déposée dans l’entrepôt à une température stable de 2°C et une humidité relative de 40%; elle n’en ressortira qu’en cas d’urgence : le jour où, à cause d’un de ces accidents de parcours coutumiers de l’histoire des films, on s’apercevra que les éléments de tirage originaux ont été endommagés, voire même perdus, ou que les couleurs d’origine ont changé dramatiquement.

François Auger, responsable des services techniques et Serge Desaulniers, technicien, aux entrepôts de Boucherville Coll. Cinémathèque québécoise
François Auger, responsable des services techniques et Serge Desaulniers, technicien, aux entrepôts de Boucherville
Coll. Cinémathèque québécoise

9h05. Coup de téléphone

Une compagnie de distribution nous prévient que son nouveau dépôt va nous être livré aujourd’hui : 75 copies 35mm. En d’autres mots, 375 bobines à démonter et à mettre sur noyaux, dans autant de boîtes de métal qui seront ensuite déposées à plat sur les étagères de ces entrepôts 1. Il faudra aussi faire un relevé succinct du générique de ces nouvelles copies : titre, pays d’origine, année de production, réalisateur, scénariste, comédiens; et, bien entendu, mesurer la copie et évaluer son état (rayures, collures, saleté, etc.).

10h20. Nouveau coup de téléphone

Robert Daudelin me demande de faire tirer rapidement des copies de quatre «soundies» américains de notre collection. Étant donné l’importance historique des documents en question, Robert veut que nous ayons un contretype négatif afin d’en assurer la protection définitive. Il faudra donc vérifier les copies positives avec le plus grand soin : mesurer leur retrait pour s’assurer qu’elles peuvent encore passer dans la tireuse, vérifier les perforations et réparer celles qui en ont besoin, poser du «blooping tape» 2 sur les collures, mettre de l’amorce neuve — en un mot : refaire une beauté au film afin que ses nouveaux spectateurs le découvrent dans le meilleur état possible, au plus près de ce qu’il était au moment de sa sortie en 1943 ou 1944.

La vérification d’À CORPS PERDU est tout juste terminée. On attendra donc à demain pour lui donner un numéro et le déposer dans les entrepôts…

10h40. Autre coup de téléphone

Un certain monsieur St-Pierre aimerait projeter ALICE AU PAYS DES MERVEILLES à ses louveteaux… «Mais, monsieur St-Pierre, nous ne faisons ni prêt, ni location. Nous sommes une cinémathèque de conservation. Nous conservons le patrimoine cinématographique. Comme un musée. Pour vos louveteaux, il faut vous adresser à un distributeur commercial, pour savoir lequel, téléphonez à notre centre de documentation.»

10h42. On sonne à la porte…

André Brazeau, le technicien en climatisation, vient faire sa visite mensuelle, histoire de vérifier la bonne marche du système qui contrôle la température et l’humidité relative de nos trois entrepôts : 2°C et 40% H.R. dans l’entrepôt couleur, 10°C et 50% H.R. dans les entrepôts noir et blanc et nitrate.

Parenthèse sur le nitrate. La pellicule sur support nitrate fut utilisée jusqu’au début des années 50. C’était une pellicule inflammable dont le support était très instable, se désintégrant rapidement. La Cinémathèque ne conserve qu’environ 600 bobines 35mm sur ce support. Tout ce que nous possédions de précieux sur nitrate (films québécois, pionniers de l’animation, classiques étrangers) a d’ailleurs déjà été transféré sur support acétate. Pour les archives américaines et européennes, la situation est bien différente : à vrai dire, c’est un vrai casse-tête — des millions de mètres de pellicule ne sont pas encore transférés, ce qui suppose des millions de dollars en travaux de laboratoire… Sans compter que des incendies spectaculaires (à Paris, Washington, Mexico et Rochester au cours des dix dernières années) viennent rappeler que le nitrate n’attend pas 3. Le technicien termine donc son inspection et reste avec nous le temps de notre discussion traditionnelle sur l’état et le fonctionnement des systèmes mécaniques, question de toujours bien comprendre «comment ça marche» et de savoir où regarder si quelque chose cloche.

Nouvelle parenthèse… Mais au fait, pourquoi conserver les films au froid? C’est très simple! Un peu comme la présence d’un réfrigérateur dans une maison. En effet, dans les composants de la pellicule, il y a des éléments organiques qui sont modifiés par la chaleur et l’humidité. La prouesse mécanique qu’on demande donc à un entrepôt de conservation de films, c’est de maintenir de façon très stable une basse température (ce qui est relativement simple) avec un taux d’humidité très bas (ce qui est beaucoup moins simple).

11h30. Retour aux «soundies»

Le technicien reparti, Serge Desaulniers et moi nous nous remettons au travail sur les «soundies». L’un des films est très rayé : il faudra l’imprimer avec un soin tout particulier, en tirage humide sans doute de façon à faire disparaître les rayures.

C’est inouï ce qu’on peut faire à une image! Lui redonner ses couleurs, ses contrastes, l’éclaircir, la nettoyer… Toutes choses, soit dit en passant, qui n’ont pas été mises au point pour dépanner les archives du film, mais plus prosaïquement pour répondre aux besoins de l’industrie. Le son, malheureusement, n’est pas aussi bien traité : la restauration d’une piste sonore demeure encore un grand problème. On peut facilement copier le son, bien sûr, mais l’améliorer…

La Cinémathèque n’a pas de laboratoire, comme certaines grandes archives (Washington, Moscou, Berlin-Est, Bois d’Arcy, Londres); nous confions les travaux sur les films couleurs aux laboratoires commerciaux de Montréal qui sont maintenant habitués à nos exigences et à nos manies. Quant au noir et blanc, c’est surtout au laboratoire de l’Office national du film que nous le confions, en sachant que Conrad Perrault saura toujours trouver une solution à nos problèmes… même si Kodak dit que c’est impossible!

14h30. Réunion avec l’architecte

Depuis cinq ans la Cinémathèque a des problèmes d’espace : il nous a fallu louer deux entrepôts temporaires pour loger les copies de projection des dépôts récents. Il fallait absolument agrandir — ce qui est maintenant possible avec la subvention de 1 750 000 $ annoncée par notre ministre, Madame Bacon, le 3 octobre.

Construire de tels entrepôts, c’est un défi pour les ingénieurs et les architectes : température, humidité, isolation, filtration d’air, éclairage… rien n’est normal dans un tel édifice.

L’agrandissement auquel nous travaillons va tripler l’espace de conservation. De plus, cette nouvelle construction va permettre une innovation majeure : les originaux (éléments de tirage, négatifs, contretypes négatifs et positifs de conservation) seront désormais congelés dans des entrepôts à -5°C, ce qui leur assurera une espérance de vie de quelque 400 ans. Nous offrirons désormais les conditions optimales de conservation, comme le font déjà nos collègues de Rome, Ottawa, Stockholm et Berlin-Est.

L’agrandissement sera aussi l’occasion d’améliorer nos services techniques à Boucherville, en mettant sur pied notamment un système de suivi de la pellicule par lequel nous évaluerons périodiquement son changement chimique, nous évitant ainsi les mauvaises surprises d’un film trop détérioré pour être restauré.

L’agrandissement sera aussi l’occasion de nous doter d’un lieu de travail plus conforme à nos exigences : l’air sera pur et propre (les négatifs ne courront plus aucun danger) et les salles de vision adéquates. L’agrandissement sera aussi l’occasion d’une réévaluation de la collection, de son informatisation, donc de sa mise en valeur.

L’agrandissement sera aussi…

François Auger

Croquis d'architecte pour l'agrandissement des entrepôts; mise en chantier : 1989
Croquis d’architecte pour l’agrandissement des entrepôts; mise en chantier : 1989

Notes:

  1. Tant que le film est en distribution, il est monté sur bobines métalliques et transporté dans des valises également de métal; pour la conservation, le film doit être enroulé sur un noyau de bois ou de plastique neutre et déposé à plat.
  2. Un ruban noir opaque qui cache le bruit.
  3. Tel est le slogan qui se retrouve sur plusieurs macarons produits par des archives pour publiciser la question.