Troisième âge…
Par un beau matin d’automne, une dame est venue me rencontrer au travail. Elle tenait à me remettre en mains propres une chose ancienne ayant appartenu à son défunt mari. Petite et vêtue de noir, elle se présenta avec sous le bras un mystérieux rouleau de carton épais, long d’un mètre.
«Mon mari, vous savez, n’avait pas beaucoup d’instruction, mais il aimait les belles choses. Il avait du goût. Ça, il l’avait ramené de France après la guerre. C’est l’affiche d’un film qu’il disait avoir beaucoup aimé.
Moi, le film, je l’ai jamais vu, mais j’ai toujours eu grand plaisir à regarder l’affiche de mon mari, en faisant du ménage dans son bureau. Ça me rapprochait de lui en secret, puisqu’il l’aimait tant cette image-là. Sans être collectionneur, il y tenait beaucoup et en prenait grand soin. À propos du film, il répétait avec conviction que c’était pas le genre qu’on voit souvent à la télévision, mais que c’était un film de cinémathèque. J’ai pas oublié ce mot-là : ci-né-ma-thè-que. J’ai toujours été curieuse, vous savez!
L’autre jour, y avait une entrevue, je me souviens pas à quel poste, avec un sympathique monsieur, barbu je pense, qui parlait d’une cinémathèque en fête et aussi d’une grosse collection d’affiches. Depuis, j’ai pris mes renseignements.
Vous savez au Centre d’accueil où je suis rendue maintenant, ma chambre est tellement petite… J’avais pensé la donner à mon fils aîné, mais comme il n’a pas le sens des choses anciennes et qu’il veut la faire laminer et l’accrocher dans son sous-sol… Mon mari trouverait pas ça convenable! Ma plus jeune m’a expliqué : sa belle affiche serait collée sur une plaque de bois puis recouverte de plastique. Imaginez! C’est pour ça que j’ai pensé… J’ai pris mes renseignements. C’est décidé. Je vous la donne. Prenez-en bien soin, merci encore!»
Déjà la dame repartait, humble, empressée. Lui ayant offert d’examiner le contenu de son rouleau avec moi, elle répondit d’un ton sec : «Non, non, j’y tiens pas!» J’aurais aimé lui faire visiter notre espace d’entreposage, lui parler de nos méthodes de conservation. «Ce ne sera pas nécessaire, j’vous fais confiance.»
En la reconduisant lentement vers la sortie, j’essayai vainement d’en savoir plus long sur sa vie, son mari, sur la fameuse affiche. J’insistai pour obtenir ses coordonnées, lui expliquant que la provenance de tout document avait un intérêt, une importance pour les archives. C’est alors qu’elle me dit :
«Jeune homme, quand on entreprend son dernier voyage, vous savez, on ne laisse ni nom ni adresse. Je souhaite simplement que cette image-là ne se perde pas, qu’elle vive encore longtemps. C’est important. Si d’autres peuvent en profiter, vous savez. Prenez-en bien soin!»
Sur ce, la dame anonyme me quitta, avec le regard sage et troublant de celle qui se détache d’un souvenir précieux. Peu après, intrigué, je déroulai avec précaution ce qu’elle nous avait confié. Éblouissante par son titre et son graphisme, la nouvelle venue devait bien compter une cinquantaine d’années.
Au même moment, Robert P., adepte d’archives et de bon café, sortit de l’entrepôt, encore absorbé par l’inventaire de nos huit mille affiches.
— Tu tombes bien, lui dis-je. Viens voir la toute dernière acquisition. Est-ce qu’on l’a déjà répertoriée?
— C’est un titre qui me dit quelque chose. Attends, on peut vérifier tout de suite au fichier. Section : in-ter-na-tio-nal… Non, c’est bien ce que je pensais, j’ai dû confondre avec une autre. Ça semble être notre premier exemplaire. Mais on ne voit pas de trame; d’après sa texture, on dirait bien une litho. Magnifique! D’où vient-elle?
— Je te raconterai. Je me demande qu’elle a été la carrière commerciale de ce film-là?
— Peu importe, Alain! C’est une œuvre à part entière. Tu le sais bien! C’est ici qu’elle entreprend son troisième âge.
Déterminé, il voulait l’archiver sur-le-champ. Mais un examen préliminaire s’imposait.
— Regarde, lui dis-je, il y a de petites déchirures le long des bordures. Les fibres encore tenaces du support n’ont pas trop jauni. Les encres sont pleines et vives. À l’endos, des traces laissées par un adhésif… Des plis anciens qu’on découvre ici et là ne l’auront pas trop marquée.
— Enfin, elle est sauve et plutôt saine… Elle a beaucoup d’avenir!
L’enthousiasme de son diagnostic me fit réfléchir : un spécialiste de la restauration, après analyse de son état, déciderait éventuellement d’extraire les résidus acides contenus dans ses fibres. Au besoin, il en renforcerait le support devenu trop fragile.
Mais pour l’instant, elle pouvait rejoindre les autres affiches en entrepôt, là où, ni cave ni grenier, la température et la toute relative humidité sont contrôlées et constantes; les documents y sont protégés d’une possible dégradation due à la lumière, la poussière et la pollution.
— D’accord, on peut procéder! Quand tu voudras…
Oubliant la pause-café, Robert regagnait aussitôt l’entrepôt, affiche en mains. Avec ses collègues gantés de blanc, ils l’ont mesurée et lui ont donné un numéro d’enregistrement: 1988-5814. Ils ont inscrit sur une fiche ses particularités filmographiques et techniques :
offset lithographie x sérigraphie___
Un numéro d’accès qui précise dans quel classeur elle est située nous aidera par la suite à la localiser dans le labyrinthe de la collection. Car, anciennes ou récentes, elles sont multiples, uniques et variées; des affiches de films, d’événements cinématographiques et de toutes nationalités : le Québec, le Canada mais aussi les États-Unis, l’Europe, l’Asie, l’URSS, l’Afrique sont représentés. Récemment on a pu inventorier des trésors du côté des sérigraphies canadiennes et cubaines, des lithographies françaises et américaines, sans oublier les offsets polonaises.
Soudain, refermant la porte derrière lui, Robert se présenta avec au bout des doigts la fiche complétée :
— On l’a rangée de tout son long dans le tiroir 2.13.6; en tout cas, y faudrait bien qu’un jour, ses particularités techniques, comme tu dis, soient informatisées!
— Oui, je sais. D’ici deux ans, après la collection de films, ce sera le tour des affiches, des photos…
— J’espère qu’on va bientôt la photographier. Sa reproduction en diapositive nous évitera de la manipuler quand un chercheur s’intéressera au titre et à l’image qu’elle porte, à sa typographie ou à son style, à l’artiste qui l’a signée.
— Et si tout va bien, on retrouvera peut-être sa photo dans une publication sur le cinéma. Mais son moment de gloire serait qu’on la choisisse pour une exposition thématique et qu’elle rejoigne d’autres privilégiées au futur Musée de l’image en mouvement. Avec toute l’attention requise, on l’installerait dans un cadre protecteur; rien ne pourrait l’endommager.
— Tout sera alors conçu en fonction de ses caprices. Les charnières pour la fixer seraient de fin papier Japon et un écran d’acrylique UF-3 viendrait neutraliser devant sa surface les ultra-violets si nocifs.
— Naturellement, Robert! Des milliers de gens pourraient l’admirer. Apprécier l’originalité de ses lignes, de ses couleurs, de sa composition. Certains chercheraient les émotions qu’elle a pu susciter au fil des ans et ils évoqueraient surtout le talent de l’affichiste… Décidément, sa carrière ne fait que commencer. La dame de ce matin avait bien raison.
— Maintenant peut-on dire que son affiche durera encore au moins un siècle?
— Assurément!
Alain Gauthier