La Cinémathèque québécoise

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Anciens périodiques

La complicité d’un magicien

Il est difficile de penser à Claude Jutra au passé… peut-être à cause de tout ce qu’il nous a laissé, de tout ce en quoi il croyait, de ce qu’il souhaitait. Bon nombre de personnes m’ont exprimé à quel point Claude leur a appris, dans leur métier, au niveau humain aussi. C’est probablement pour ça que d’une certaine façon, il est encore avec nous.

Jutra et sa DAME EN COULEURS.
Jutra et sa DAME EN COULEURS.
© ONF

Quand nous travaillions ensemble, il arrivait que nous ayons des discussions « corsées » où chacun s’accrochait — de bonne foi, affirmions-nous — à son opinion. Il arrivait alors que l’on s’impatiente un peu… qu’une longue conversation surgisse à propos d’un même dialogue. Dans ces moments-là, Claude aurait très bien pu glisser : « Ça fait trente ans que je scénarise, c’est comme ça que ça se fait ». Envers et contre tout, en aucun temps, il ne s’est servi de son expérience comme argument pour trancher un désaccord… ou imposer la moindre idée ; ce que je n’oublierai jamais. Les tensions ayant trouvé conclusion — à la satisfaction des personnages, disions-nous — se réfugiaient bientôt dans l’humour. Quand nous recevions une bonne nouvelle, ou pour rien en particulier, nous fêtions à la crème glacée et aux pâtisseries que nous allions déguster au Carré St-Louis. Claude s’y laissait bercer par les musiciens itinérants. L’un d’eux, un harpiste, le rendait songeur ; un orchestre de cuivres le faisait danser à chaque fois. Quand, de sa fenêtre ou du balcon, nous entendions un ensemble classique, une pause « syndicale » s’imposait, pour aller apprécier de plus près. Ce que Claude aimait particulièrement, c’était d’y observer les gens… Il discutait avec eux et il connaissait toutes les histoires de chat du quartier. C’est comme ça qu’il a découvert que son gros chat noir, autrefois de ruelle, était, mine de rien, nourri quotidiennement par deux familles.

Claude savait comment établir une complicité, comment faire travailler les gens avec lui ; il savait comment faire ressortir le meilleur d’eux. Un jour, lors d’un entretien avec un journaliste, celui-ci avait relevé des finalités dans plusieurs scènes des films de Claude, ce qui l’intéressait beaucoup. Claude était en même temps surpris de certaines intentions qu’on lui prêtait et il avait répondu : « Moi, j’écris et je réalise, comme je le ressens… je laisse aux autres le soin d’analyser tout ça. »

La première fois que j’ai travaillé avec Claude Jutra, c’était sur LES CHEVAUX DE NEIGE, un scénario que j’avais élaboré en collaboration avec Sylvianne Toupin. Claude avait gentiment accepté d’être conseiller à la scénarisation, mais aucunement de la réaliser — vu la communication à sens unique qu’il avait subie avec les chevaux, lors du tournage de MON ONCLE ANTOINE et de KAMOURASKA —. Sur une période de six mois, Claude nous a initiées, Sylvianne et moi, au langage cinématographique. Avec bonheur, nous apprenions comment réfléchir « en images », ce que nos personnages avaient de la difficulté à verbaliser ou ce qu’ils laissaient imperceptiblement dévoiler d’eux-mêmes. Claude nous relisait… et nous relisait encore, s’arrêtant longuement à mille détails pour vérifier avec nous, si nos intentions y étaient bien transposées. Par la suite, Sylvianne est retournée dans son univers « d’hommes et femmes à chevaux » sans avoir réussi, à son grand désarroi, à faire de Claude un « hippophile ».

Peu après, j’ai fait part à Claude d’un rêve que j’avais eu à propos d’orphelins vivant en hôpital psychiatrique. Au réveil s’y étaient imbriqués d’autres personnages, dont un peintre, « Barbouilleux », qui se joindrait à la société souterraine et éphémère des enfants. Du coup, à ma grande joie, nous nous sommes remis à la plume, cette fois sur LE SILENCE C’EST LE CONFORT (titre de travail de LA DAME EN COULEURS). Tout au long de la scénarisation, Claude prenait grand soin de « Barbouilleux ». Il veillait sur lui et l’angoisse dont il l’abritait, envahissait toute l’atmosphère. Et bientôt, à la relecture, Claude s’abandonnait à de merveilleux fous rires.

Les tout premiers temps où je l’ai connu, Claude m’avait déjà parlé de problèmes de mémoire et des consultations médicales qu’il avait à cet effet. Mais nous y faisions rarement allusion. Quand un oubli survenait, on y remédiait automatiquement et celui-ci laissait aussitôt place à la nouvelle idée ou au dialogue que Claude apportait au scénario. Puis le tournage a eu lieu, suivi pour ma part, de la rédaction du roman. Il était essentiel qu’avant sa publication, nous échangions nos perceptions sur ce prolongement de personnages que nous avions bâti ensemble. Les pensées de « Barbouilleux » m’avaient particulièrement donné du fil à retordre. J’attendais — à la fois fébrile de partager le résultat et craintive d’avoir obliqué du coeur — que Claude arrive à ces passages. Il a lu tout bas puis à haute voix. Il a relevé la tête : « C’est ça qu’il pense, Barbouilleux… » Puis dans un sourire : « … Oui, c’est ça. » S’en est suivi un long silence, comme lui seul savait les créer. UNE MUSIQUE DOUCE ET PROFONDE. Il y a environ un an et demi, Claude m’a raconté, en mimant tous les personnages, cette histoire de vie et de passion (appelé aussi L’AMOUR FOU). Il avait déjà eu cette idée de scénario qu’il désirait à tout prix développer à nouveau. Je lui ai aussitôt communiqué mon enthousiasme d’y collaborer, en lui disant bien que l’un des personnages serait sous ma « protection ». Sur ce pas, ont recommencé nos éternelles discussions qu’on aimait tant, la confrontation amoureuse de son personnage principal avec celui qu’il m’avait « confié », mais en révision seulement. La première version de son scénario est intense et drôle, comme il l’était. Elle est aussi fragile par sa complexité. Je crois qu’avant de poursuivre ce projet, il faudrait, après longue réflexion, évaluer le pour et le contre ; le premier étant de faire vivre, ce qu’il désirait profondément, L’AMOUR FOU à l’écran ; le second de tromper sans le vouloir, les mille et une intention que lui seul mijotait, qui lui appartenaient en propre.

Un soir, un petit garçon s’est amené vers nous en trombe. Il voulait nous montrer le maquillage qu’il avait élaboré, pour se pratiquer, quelques jours avant l’« Halloween ». Claude lui a aussitôt offert de tracer son portrait. Le petit garçon, fier de la suggestion, s’est installé pour poser, sans broncher. Une fois l’esquisse terminée, l’enfant s’est précipité pour voir le résultat. Ébaubi, il s’est exclamé : « C’est pas moi, ça ?! » Claude lui a demandé : « C’est qui si c’est pas toi? » -« Moi c’est-avec-les-barres-dans-la-figure-que-j’ai-fait-cet-après-midi. » Claude lui a alors confié : « Ce que j’ai fait, c’est toi, en arrière des barres. » — « Non, moi, c’est avec les barres ! » Ils se sont renvoyé la balle comme ça à plusieurs reprises. Finalement, le petit garçon a conclu que ce portrait-là, c’était comment Claude le voyait, mais, pas vraiment lui… et ils y ont choisi un terrain d’entente.

Je pense que Claude ressemblait beaucoup à ses films. Quand je passais du temps à ses côtés, il me restait toujours de lui, quand nous nous quittions, des pensées en mouvement… une impression de découverte. Ces réflexions m’habitent encore aujourd’hui ; et je pense qu’il nous a donné tellement que ça prendrait bien plus que des années pour être à court de souvenirs et de rires qu’on a vécus ensemble.

Au plus généreux des magiciens, Merci.

 Louise Rinfret