La Cinémathèque québécoise

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Anciens périodiques

Claude Jutra portraitiste

En effet, Claude Jutra réalisa deux films (FÉLIX LECLERC TROUBADOUR et FRED BARRY COMÉDIEN) dans une série que nous avions baptisée Profils et paysages. C’était un titre interne, un titre de travail, car ces films allaient se joindre aux productions onéfiennes qui constituaient, à Radio-Canada, le programme Temps présent.

Nous avions terminé les années cinquante par un coup de force. Dans les limites d’une année de production, nous avions scénarisé, tourné et parachevé les 26 demi-heures dramatiques de la série Panoramique. (Au nombre des sous-séries, mentionnons LES BRÛLÉS (Devlin), IL ÉTAIT UNE GUERRE (Portugais, sur un scénario de Réginald Boisvert) et LES MAINS NETTES (Jutra, sur un scénario de Fernand Dansereau.)

Monique Leyrac, Claude Jutra et Félix Leclerc pendant le tournage de FÉLIX LECLERC TROUBADOUR.
Monique Leyrac, Claude Jutra et Félix Leclerc pendant le tournage de FÉLIX LECLERC TROUBADOUR.
© ONF

L’année suivante, l’équipe qui avait donné Panoramique ne sut se rallier autour d’un nouveau projet commun. Pourtant nous voulions maintenir notre présence à la télévision et utiliser le mieux possible les sommes réservées à cette fin.

De ce vide est né Profils et paysages, à la suite d’une longue conversation, explorative et passionnée, que j’eus un certain soir avec mon camarade Louis Portugais. Le lendemain, je formulai un projet de série de films et le proposai à mes collègues.

En résumé, les films prendraient pour sujet un certain nombre de personnalités québécoises dans les divers domaines de l’activité humaine. Une entrevue filmée — de durée en principe illimitée, car la pellicule ne coûtait pas cher à l’époque — essayerait de capter le personnage dans sa plus vive spontanéité et, si possible, dans sa véritable intimité. Ce serait le point de départ et, pour ainsi dire, le « moteur » d’une construction qui viserait à situer l’écrivain, l’industriel, l’historien ou l’homme de sciences dans ses paysages géographiques, politiques, culturels ou « intérieurs ». Enfin, au lieu de s’ériger en juge ou en historien-classificateur, le cinéaste mettrait ses talents au service de la subjectivité du personnage choisi, essayant de le raconter de l’intérieur de sa propre perception de lui-même et de son œuvre.

Pourtant, on allait le voir, chaque film de la série ne manquerait pas de porter l’empreinte très personnelle du cinéaste. Une même préoccupation éthique admettait des démarches artistiques très diverses. Et c’est ainsi que fut réuni dans une même aventure et sous un même producteur (rôle où j’avais été propulsé, pour les besoins de la cause, par mes co-équipiers de Panoramique) un groupe d’individus qui durent surtout se féliciter de n’avoir pas à former équipe les uns avec les autres! Ce furent Pierre Patry, Raymond Garceau, Claude Foumier, Fernand Dansereau… et Claude Jutra.

Le choix éventuel des personnalités marquantes découla des goûts et des affinités des cinéastes. Claude Jutra allait choisir Félix Leclerc, troubadour, et Fred Barry, comédien. J’ai un souvenir plus vif du premier film et, puisque j’écris sans avoir accès à mes archives personnelles ni à aucune autre documentation, je parlerai surtout de celui-là.

Alors que plusieurs des sujets se prêtèrent d’emblée et parfois avec empressement, à l’entrevue-fleuve, j’ai des raisons de croire que Félix Leclerc préférait garder un certain contrôle artistique sur ses éventuelles spontanéités. C’est pourquoi cinéaste et personnage firent ensemble un travail détaillé et méticuleux de scénarisation.

Les entrées et les sorties du troubadour, dans ses divers paysages, seraient prévues. Ses souvenirs, ses sentences, ses aveux seraient dialogués. Et surtout, le monde onirique de ses chansons serait évoqué par toutes les magies de la mise en scène et les artifices du montage. Même, une amie et interprète privilégiée, animerait de sa présence et de sa voix, ces belles chimères : Monique Leyrac. Donc, une démarche très spéciale. Félix Leclerc allait participer de manière active à ce portrait de lui. Mais je crois bien que cette collaboration amicale, cette co-scénarisation, ce portrait de Félix Leclerc par lui-même, je pense que cela plaisait assez au tempérament cinématographique de Claude Jutra.

Lui, à l’écriture impeccable sur papier quadrillé, aux dessins précis dans un découpage très ordonné, il ne semblait pas souhaiter que le produit final doive quoi que ce soit au hasard — du moins, un hasard extérieur à sa propre intention. Mais on sait que Claude maîtrisait déjà de façon intime toutes les gammes du langage cinématographique et qu’il pouvait se permettre de composer son tableau touche par touche. Ainsi, certains artistes atteignent au maximum de spontanéité par le maximum d’artifices.

On m’a dit que FÉLIX LECLERC TROUBADOUR était, dans cette série de Profils et paysages, le film le plus souvent réclamé.

Léonard Forest