La Cinémathèque québécoise

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1956-1960 – Entre l’espoir et la colère

Claude Jutra est entré à l’ONF en son temps d’exaltation, mais par la porte étroite : la série de télévision Passe-Partout. Premiers pas musicaux qu’il effectue sous la tutelle d’un Bernard Devlin pas toujours sensible à la dimension nationaliste de son travail. Deux ans de pause, la perte de l’ « s » à son nom et un séjour européen, avant que la chance se représente sous la forme d’un scénario de Fernand Dansereau : LES MAINS NETTES. L’outsider de la série Panoramique. Quand il s’agit de penser à sa suite, Devlin, Dansereau et Portugais sont sur la ligne de départ des réalisations; on doute de Jutra, allez savoir pourquoi. Comble de malheur, Radio-Canada refuse de diffuser LES MAINS NETTES. Heureusement, ce même été de 1958, Jutra se voit confier deux films de la nouvelle série Profils et paysages. Il retrouve le Félix Leclerc de CHANTONS MAINTENANT et un comédien qu’il admire : Fred Barry.

Jutra peut croire qu’il a dorénavant fait ses preuves et déterminé sa place à l’ONF. Mais les choses ne sont jamais si simples avec lui et autour de lui. On ne lui propose rien et ses projets n’aboutissent pas. Écoeuré des labyrinthes onéfiens où s’engouffrent les moindres rêves et enragé rien qu’à y penser, il part à nouveau pour Paris d’où il envoie une lettre à Pierre Juneau. On aurait, sur son travail, laissé « transparaître de graves soupçons d’incompétence, voire de malhonnêteté… Si tel est votre avis vous n’avez qu’à faire faire vos films par des gens moins ineptes, et me libérer de votre éternelle méfiance et de toute cette “candeur” dont je n’ai que faire » (18-11-59). À ceux qui le lui demandent, il laisse d’ailleurs planer des doutes quant à son retour au Québec. N’est-il pas bien à Paris, entouré d’amis et même d’exilés onéfiens? Il y retrouve McLaren et c’est là qu’il devient parrain de Bernard Dansereau, le fils de Fernand, avec Anne Hébert comme marraine. Une vraie famille, quoi.

Cela ne l’empêche pas de caresser avec Jean Rouch, avec qui il a déjà visité l’Afrique, un projet sur le Niger. Tout le monde y manifeste de l’intérêt, mais Montréal exige un scénario; en perpétuelle crise de croissance avec ses cinéastes dans la vingtaine, la maison-mère vit son petit psychodrame où tenants du candid et partisans du projet balisé s’affrontent. Le projet sans scénario de Jutra fait peur. « Absurde. Si vous ne me faites pas confiance, faites au moins confiance à Rouch », plaide-t-il en substance. Et on lui fait confiance, Jutra s’engageant à respecter des paramètres assez stricts et s’y tenant presque.

En effet, sous la direction de Jean Rouch, il va interviewer les grands bonzes politiques, présidents, ministres et notables de tout poil. Il va aussi beaucoup tourner de la vie quotidienne, sur les habitants. Après un premier montage plus classique, avec plus de témoignages synchro que nécessaire, Jutra doit se convaincre de la lourdeur de l’ensemble. Il élimine au maximum les interviews pour focaliser son attention sur les gens. Première signature de la manière Jutra. Puis il décide d’écrire un long commentaire à la première personne sous la forme d’impressions de voyage : « Je m’abandonne d’emblée à ce torrent d’impressions fortes, et je me laisse emporter ». Deuxième signature : le film à la première personne pour faire partager au spectateur une fascination, une expérience vécue. Un point commun entre le premier montage et le montage final : les écoliers et les enfants courant derrière l’auto (comme ceux de QUÉBEC USA). Troisième signature : l’empathie de Jutra pour les jeunes.

Claude Jutra revint à l’ONF pour terminer le montage du film. Il y resta quelques années, le temps de se faire prendre encore dans la tourmente et de vouloir encore en sortir pour enfin réaliser un projet personnel, le premier au fond depuis LE NIGER : À TOUT PRENDRE.

Pierre Véronneau