Syndicalisme et cinéma
On allait désespérer des États-Unis. Les uns après les autres, les cinéastes progressistes reniaient ce qui avait donné un sens à leur vie : l’anticapitalisme et l’antifascisme. La liste s’allongeait, à Hollywood au moins, des trahisons inexplicables : Clifford Odets, Edward Dmytryk, Elia Kazan, Fred Zinnemann et, du côté des scénaristes, Budd Schulberg. Bien sûr, il fallait vivre et ces hommes n’avaient guère le choix, s’ils voulaient travailler pour les “Major Companies”. Mais leur démission paraissait d’autant plus inquiétante qu’il ne s’agissait pas de n’importe qui.
Clifford Odets, par exemple, écrivit autrefois Ils attendent Lefty (Waiting for Lefty), une pièce sur le syndicalisme et les jaunes, qui gardera sa vérité universelle tant qu’il y aura des capitalistes. Fred Zinnemann associa son nom, voici vingt ans, à ce film étonnant LES RÉVOLTÉS D’ALVARADO (Redes), qui est une leçon de politique appliquée, à l’usage de tous les exploités du monde. Dmytryk a tourné DONNE-NOUS AUJOURD’HUI (Give us this Day) un témoignage irrécusable sur la libre entreprise, et Budd Schulberg est l’auteur de l’un des bons romans de ce temps, Qu’est-ce qui fait courir Sammy? (What Makes Sammy Run?).
Qu’un Greenglass accuse les Rosenberg, que l’épicier du coin dénonce un professeur de Faculté au F.B.I., tout cela est dans l’ordre normal d’un régime de force. Il subsiste en tout temps une marge incompressible de mouchardage et d’imbécillité. Mais les mouchards d’Hollywood étaient autre chose que des humiliés larvaires. Ils avaient donné, à telle époque de leur vie, l’exemple de la rigueur intellectuelle. Ils avaient jugé un système social, et nous les classions, dans notre optique de Français de gauche, parmi les Américains lucides. Qu’ils aient pu témoigner contre les Dix (devenus les Neuf, après la soumission d’Edward Dmytryk), qu’ils se soient associés à la chasse aux rouges restera, dans l’histoire des États-Unis, comme un épisode énigmatique et important.
D’ailleurs, à la trahison des cinéastes répondait l’abstention des romanciers sociaux. Dos Passos, Steinbeck et Caldwell, les “trois grands” d’avant-guerre, n’eurent pas un mot pour dénoncer la montée de l’impérialisme et le soutien des dictateurs d’Extrême-Orient. Pas un mot pour désacraliser la guerre et lui rendre sa vraie fonction en économie de marché, qui est de ranimer la conjoncture. Pas un mot pour attaquer la loi Taft-Hartley et le gouvernement direct des monopoles. Cet incroyable silence des Américains non communistes — et l’on sait quelle est la faiblesse du parti communiste aux U.S.A. — jointe à bien d’autres faits, comme le reniement d’Henry Wallace, laissaient donc supposer que la quasi-totalité de la population était satisfaite de son sort et confondait la libre entreprise avec l’avenir de l’humanité. Ce qui justifiait l’intervention en Corée, les bases de guerre à Châteauroux, les exactions de l’United Fruit au Guatemala, la C.E.D. et la dictature du Shah d’Iran. Quant aux communistes, leur voix était suspecte a priori : on les tenait pour des espions.
Ce conformisme devait faire de la civilisation américaine la plus belle des occasions manquées. Le progrès technique s’effectuait dans un climat d’abrutissement idéologique. On était stupéfait de voir coexister cette maîtrise industrielle avec la croyance en Dieu, la presse du cœur, la radiesthésie et le drapeau aux quarante-huit étoiles. Quel temps perdu, quel gaspillage! Un torrent de mystifications submergeait les activités humaines. Les aspects positifs d’une civilisation en avance sur son temps disparaissaient sous les “comics”, l’aliénation publicitaire et l’hystérie anti-rouge.
Voilà pourquoi LE SEL DE LA TERRE (Salt of the Earth), écrit par Michael Wilson, réalisé par Herbert Biberman et produit par Paul Jarrico n’est pas seulement un film excellent, mais aussi un événement politique.
Classe contre classe
LE SEL DE LA TERRE est l’histoire d’une grève à Bayard, en 1951, dans la zone minière du Nouveau-Mexique. Les revendications qui furent à l’origine du débrayage n’allaient pas plus loin que le respect élémentaire des droits de l’homme : règlements de sécurité, égalité raciale. Bien qu’ils aient le statut de citoyens américains, les ouvriers d’origine mexicaine étaient plus mal payés que leurs camarades venus des États du Nord : excès de main-d’œuvre sur le plan local, dont profitait la Compagnie. Les mineurs demandaient en outre que chaque homme chargé de faire sauter de la dynamite soit assisté d’un aide.
Mais la grève dura des mois. Les ouvriers réalisèrent ce que signifiait “l’ordre établi”. La Compagnie Empire Zinc avait trois atouts majeurs : une capacité de résistance sans commune mesure avec celle des salariés; les dispositions de la loi Taft-Hartley; et bien entendu, la complicité permanente de la police. Elle engagea des jaunes, elle multiplia les provocations, elle fit emprisonner les dirigeants syndicaux. Mais les femmes remplacèrent les hommes dans les piquets de grève et les mineurs opposèrent au capitalisme les seules armes dont ils disposaient : l’unité et la solidarité. LE SEL DE LA TERRE est le récit de cette prise de conscience.
Les cinéastes s’effacèrent devant les faits. Ils mirent à reconstituer la grève avec un soin qui tranche singulièrement sur les méthodes d’Hollywood et autres lieux. D’ailleurs, Biberman et Jarrico ont décrit les conditions dans lesquelles LE SEL DE LA TERRE avait été élaboré :
“Lorsque notre société fut fondée… nous nous mîmes d’accord sur le fait que nos films devaient être basés sur l’actualité… Il apparut clairement que la meilleure garantie que nous puissions avoir de créer quelque chose de dramatique et de réaliste en même temps, était d’utiliser non une histoire que nous aurions inventée, mais une histoire tirée de l’expérience quotidienne des gens qu’Hollywood ignorait depuis longtemps : les travailleurs et travailleuses d’Amérique… Michael Wilson, auteur de l’histoire, avait fait connaissance avec ces mineurs du Nouveau-Mexique durant la longue et dure grève qu’ils menèrent en 1951 contre une puissante compagnie de zinc. C’est à la suite de sa première visite que lui vint l’idée de ce scénario, et il en écrivit alors ce qu’on appelle en jargon cinématographique “un traitement”. Il retourna à la mine avec cette ébauche, qu’il discuta avec un certain nombre de mineurs et leurs femmes, qui la critiquèrent. Avec ce guide d’authenticité, il écrivit alors le premier scénario. Lorsqu’il fut terminé, nous reprîmes la discussion collective. Environ quatre cents personnes avaient lu le scénario ou avaient assisté à sa lecture, avant que nous ne commencions la production.” 1
Pour un cinéaste américain, ce retour aux sources avait quelque chose d’absolument neuf. Je ne connais aucun exemple d’une telle soumission à la réalité. Assez souvent, les néo-réalistes Italiens ont engagé des prolétaires pour tourner des films sur le prolétariat (LA TERRA TREMA par exemple). Je ne sache pas qu’ils aient fait appel à un contrôle collectif de cette envergure.
L’équipe de Biberman a évité un deuxième écueil, sous le ciel grandiose du Nouveau-Mexique : la tentation de la belle photo. Figuéroa ou même Eisenstein auraient fait une fresque. LE SEL DE LA TERRE est un document. Les réalisateurs ont trouvé le point d’équilibre entre une mise en scène vériste, mais trop lente (du type LA TERRA TREMA) et le style à effets de RIZ AMER. Une seule recherche de montage, et elle est ici parfaitement justifiée : des plans alternés d’un mineur que les policiers frappent au ventre, et de sa femme qui accouche à quelques kilomètres de là.
Cette sobriété a donné au film une valeur universelle. C’est bien ainsi que se déroule une réunion syndicale, avec son formalisme qui n’est que le reflet d’une discipline. C’est bien ainsi que l’on arrête des machines et que l’on déclenche une grève : avec une succession de plans fixes. Plus tard, la violence et les passions; maintenant, le simple geste si difficile de cesser le travail. La ronde inlassable des piquets de grève dans l’été finissant, puis en hiver sur un fond de neige, donnent à la loi Taft-Hartley, simple assemblage de mots, une réalité bouleversante.
D’autres images évoquent le cinéma soviétique de la grande époque : je pense à l’expulsion de la famille mexicaine. De tous les villages de la zone minière arrivent des gens décidés à vaincre. Cette force innombrable est saisie par la caméra en une suite de plans d’ensemble : visages immobiles, photos de groupes, silence. Aucun effet technique. Mais le documentaire devient soudain un grand poème épique sur la solidarité prolétarienne.
Le film engagé a souvent posé des problèmes de forme difficiles à résoudre (LA MOISSON, LA TERRA TREMA). Avec des moyens qui sont presque ceux du cinéma d’amateur, Biberman a trouvé un style qui unit la rigueur du témoignage à l’intensité dramatique du roman.
Quant aux thèmes de l’œuvre, la grève, la discrimination raciale et la condition de la femme, ils sont étroitement liés comme ils le furent dans la réalité. La grève a pour cause immédiate un accident du travail. Le hasard veut qu’elle éclate à l’instant même où les femmes d’origine mexicaine manifestent en faveur de l’égalité des droits. Ainsi, dès les premières images, tous les problèmes sont posés.
Mais les mineurs ont eux aussi des préjugés raciaux. Il existe entre la main-d’œuvre locale et les ouvriers qualifiés venus des États du nord, une rivalité que le syndicalisme n’a pas fait disparaître et que l’Empire Zinc exploite au mieux de ses intérêts. De plus, les hommes se refusent à faire de leurs femmes autre chose que des chiens fidèles, et cela quelle que soit la couleur de leur peau. Ils ne sont pas contre l’égalité des sexes, mais dans la vie pratique ils estiment qu’une femme au foyer est une femme qui ne travaille pas.
Ces résistances disparaîtront : engagés dans la lutte, hommes et femmes, Mexicains ou “Anglos” apprennent à se connaître. Leurs préjugés ne profitaient qu’à l’adversaire, alors qu’il est beaucoup plus important d’empêcher l’embauche des jaunes.
LE SEL DE LA TERRE est donc un film sur l’unité ouvrière : classe contre classe. C’est ce qui lui donne sa vertu de scandale. Il constitue pour l’ordre établi, c’est-à-dire l’ordre capitaliste, un outrage permanent. Et si l’on tient la phrase de Marx, “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous”, pour la phrase la plus percutante qu’un homme de notre époque ait jamais écrite, l’œuvre de Biberman apparaît d’une audace exemplaire.
Personne ne s’y trompa. Les autorités multiplièrent les provocations pendant le tournage du film. Biberman, qui mesure ses mots, parle d’une “tempête de propagande hystérique”. L’actrice mexicaine Rosaura Revueltas, qui jouait le principal rôle féminin, fut expulsée des États-Unis. Des fascistes locaux attaquèrent les techniciens de l’équipe, cherchant à démolir le matériel. Le représentant David Jackson, de l’État de Californie, déclara au Congrès :
“C’est une nouvelle arme pour la Russie… Si ce film passe en Amérique latine, en Asie et aux Indes, il fera un mal incalculable, non seulement aux U.S.A., mais à la cause des peuples libres tout entière… Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour empêcher ce film communiste d’être projeté dans les salles des U.S.A., et j’ai conscience que des millions d’Américains soutiendront mes efforts.”
La répression continua, beaucoup plus dure, après le départ des cinéastes.
Aussi bien cette œuvre faillit ne jamais être présentée.
“Les censeurs, écrivait Biberman en 1953, ont essayé de saboter le film de toutes les manières possibles. Ils ont exigé que les laboratoires nous ferment leurs portes, prévenu les techniciens qu’ils ne devaient pas nous aider, sous la menace de figurer eux aussi sur la liste noire. Ayant échoué, nous pensons qu’ils tenteront d’intimider les exploitants lorsque le film sera prêt à sortir”.
Mais le miracle s’est produit, et l’on va à la découverte du SEL DE LA TERRE dans la petite salle des Ursulines, 2 comme on allait, dans les ciné-clubs de 1930, à la découverte du CUIRASSÉ POTEMKINE.
Prise de conscience
Les mineurs de l’Empire Zinc se font, je suppose, assez peu d’illusions sur les vertus de la libre entreprise. Ont-ils donné après la grève leur adhésion au Parti Communiste américain? Je l’ignore. Quelques phrases du dialogue ouvrent tout de même des perspectives historiques. La prise de conscience dépasse le plan syndical. Un gréviste a trouvé dans un magazine le portrait du directeur général du trust, ce personnage presque mythique que les ouvriers n’apercevront jamais. L’homme se profile sur un intérieur somptueux. La légende du dessin dit à peu près ceci : “Monsieur X… part en Afrique. On sait que Monsieur X. est un très grand chasseur de fauves et qu’il a treize lions à son actif.” L’un des mineurs reprend une phrase qu’il vient d’entendre dans le bureau du procureur, mais lui donne un sens nouveau et il dit simplement :
“C’est un problème d’ensemble”.
Et lorsque le secrétaire syndical déclarera :
“On ne peut pas perdre cette grève, on reculerait de cinquante ans…”, ces mots nous sembleront étonnamment familiers. Derrière le rideau de fumée de “l’human engineering” et des “public relations”, la lutte de classe est retrouvée. Le combat des ouvriers de l’Empire Zinc pourrait être celui des travailleurs de chez Simca.
Voilà un film dont on commence à peine à mesurer l’importance. C’est une lueur, après des années de colère sourde. Bien sûr, chacun se disait qu’il fallait faire la différence entre le peuple américain et le Département d’État. Mais les républicains et les démocrates — on peut les amalgamer en ce qu’ils symbolisent pareillement l’ordre établi — obtenaient dans les élections de si fortes majorités, qu’on finissait par succomber à un anti-américanisme aveugle.
LE SEL DE LA TERRE n’est qu’une étape, presque un balbutiement. Cette lucidité demeure embryonnaire, comme celle des marins du cuirassé Potemkine. Mais le pouvoir de rayonnement du cinéma est tel, qu’il y a maintenant quelque chose de changé dans nos habitudes. Les spectateurs des Ursulines reprennent confiance dans le prolétariat des États-Unis.
La réponse de Kazan
Le hasard a voulu que LE SEL DE LA TERRE soit projeté en France quelques semaines après le film d’Elia Kazan et de Budd Schulberg, SUR LES QUAIS (On the Waterfront). En fait, SUR LES QUAIS est postérieur d’un an et l’on peut se demander s’il ne constitue pas une sorte de réplique officielle à l’œuvre démystifiante de Biberman.
Kazan et son équipe ont reçu un nombre incroyable de récompenses : Lion d’argent à la Biennale de Venise, Prix de l’Office catholique international du cinéma, Prix de la presse italienne, Oscar du meilleur film de l’année, Oscar du meilleur acteur. Oscar du meilleur second rôle féminin, Oscar de la mise en scène, Oscar de la meilleure photographie, Oscar du scénario, Oscar du montage, Oscar de la direction artistique. Lorsque les capitalistes me félicitent, disait à peu près Bebel, je me demande quelle faute j’ai commise…
SUR LES QUAIS est un film d’une rouerie qui force l’admiration. Les scénaristes d’Hollywood ont fait du chemin depuis la série anti-rouge… La technique, d’abord, est excellente. On a pu critiquer telle ou telle erreur de raccord dans la première séquence (l’alternance des plans de nuit et de jour, pendant l’exécution du mouchard), mais ces détails n’enlèvent rien à la qualité de la mise en scène. Le néoréalisme entre par la grande porte et les photos des quais, des pigeonniers sur les terrasses, des faubourgs presque déserts donnent au paysage new-yorkais une poésie assez intense.
Cette œuvre est l’aboutissement d’une expérience technique qui commença avec BOOMERANG 3 et ce serait bien la dernière critique à faire que de contester l’art du récit. Aucun temps mort : chaque image a une valeur dramatique, chaque décor est à la fois vraisemblable et inattendu. On voudrait appliquer le schéma séduisant, mais un peu simpliste d’Aragon et de Lefebvre sur la liaison indissoluble de la forme et du contenu. C’est impossible. Une forme excellente recouvre ici un contenu réactionnaire. Kazan a fait son apprentissage, comme Laszlo Benedek et Jules Dassin, à l’école du film noir ou noirci, et il sait raconter une histoire. Des séquences apparemment très simples — l’embauche des dockers, l’encaissement des recettes dans le local du syndicat, la commission d’enquête — révèlent un sens du cinéma que bien peu d’hommes de métier possèdent.
DEUX PORTRAITS D’OUVRIERS
On a dit aussi que SUR LES QUAIS est un film à la gloire du mouchardage. Mais les auteurs sont partis d’un ensemble de faits : l’emprise des gangs sur les syndicats de dockers de la côte Est. Or, les travailleurs sont assez souvent victimes des lois capitalistes pour ne pas les utiliser quand elles fournissent une arme contre les exploiteurs ou les parasites (exemples : conseils des prud’hommes, commissions paritaires). Il était légitime que le jeune Terry Malloy (Marlon Brando) témoigne devant la commission d’enquête et tout ouvrier conscient, de France ou d’ailleurs, communiste ou non, en aurait fait autant. Notre surprise vient justement du silence des autres dockers.
La mystification est plus subtile. Elle tient dans l’intervention d’un prêtre, c’est-à-dire un justicier, d’un tiers départageant. Qu’il ait fallu cette aide étrangère pour mettre de l’ordre dans le syndicat, en dit long sur une certaine conception du syndicalisme. Si l’on en croit Elia Kazan, les dockers livrés à eux-mêmes sont de grands enfants. Ils se laissent annexer et les meilleurs d’entre eux deviennent des hommes de main et des tueurs. Ils sont incapables d’acquérir une conscience de classe. Les rackets envahissent les centrales ouvrières sans provoquer de réaction. Conclusion : le syndicalisme est inutile et dangereux, il porte en lui sa propre négation. Démissionnons des syndicats…
Tout cela est suggéré fort habilement. Schulberg et Kazan dénoncent d’abord les gangs en se fondant sur des faits précis. Qui pourrait leur donner tort? On adhère au film, on fait de cette lutte une affaire personnelle. Mais peu à peu, le scénario s’oriente vers le thème de l’ecclésiastique et le spectateur est conduit, sans trop s’en rendre compte, à prendre parti pour un personnage extra-syndical. Et lorsque Terry Malloy, surmontant ses ambiguïtés, épouse la cause du prêtre, Elia Kazan a atteint son but : démontrer l’impuissance du syndicalisme. Si LE SEL DE LA TERRE était le film de la lucidité prolétarienne, SUR LES QUAIS est le film de l’aveuglement.
D’avoir choisi Marlon Brando pour interpréter le rôle de Terry Malloy, constitue d’ailleurs un trait de génie, Brando représente, provisoirement, l’idéal de beauté masculine : costaud, le front bas, un regard buté de parachutiste, l’air d’errer dans une vie absurde. Devenu l’une des figures de la presse du cœur, il entraîne par sa seule présence l’adhésion d’un public important : les étudiantes, les bonnes et les dactylos qui cherchent une solution magique à la médiocrité en lisant Nous deux, l’hebdomadaire qui porte bonheur.
D’autres couches du public sont sensibilisées au mythe Brando : le héros marginal d’une société en déséquilibre. Le tueur d’Indochine, né catholique, et le raté social, issu de bonne souche, s’identifient à ce personnage qui aurait pu, voici vingt ans, figurer dans le Voyage au bout de la nuit. Brando n’est pas mauvais de nature, il a été perverti par les circonstances. Son cynisme douloureux doit plaire à ceux qui ont perdu leurs points de repère.
Il restait à forcer la sympathie du spectateur moyen : l’homme du juste milieu, moral et adapté, qui n’est guère disposé à plaindre un docker paresseux. On a donc choisi quelques détails qui font de Terry Malloy un héros-victime. Malloy aurait pu être champion de boxe, mais les bookmakers ont truqué le combat. Il a eu une enfance malheureuse : orphelin très tôt, élevé n’importe comment par un frère “intellectuel’’. Il aime les pigeons et les gosses. Il s’éprend d’une jeune fille sèche et pure assez horrible, en pension chez les sœurs et qui aurait pu dans une autre vie catéchiser les petits Chinois. Enfin ce malheureux jeune homme cherche visiblement un substitut du père. Il croit l’avoir trouvé avec le chef du gang. Mais lorsque le prêtre apparaît, Terry Malloy comprend qu’il s’est trompé de substitut. C’est la lutte poignante des deux symboles, le Bien contre le Mal…
Une thèse réactionnaire
Il est important de savoir qu’Elia Kazan et Budd Schulberg ont truqué la réalité pour servir une thèse réactionnaire. On a la chance, en effet, de disposer sur cette affaire d’un document de première main. Il s’agit de l’ouvrage que Burton Turkus, District Attorney dans l’État de New York, a écrit avec Sid Feder pour compléter et rectifier le rapport du sénateur Kefauver (Société Anonyme pour assassinats, Éd. Gallimard). Turkus a découvert en 1940 l’existence d’une société de gangsters qui exerçait aux États-Unis une activité monopolistique : réunissant toutes les bandes organisées, elle assurait la protection des rackets. C’est ce qui amena les autorités à enquêter sur l’organisation des syndicats de dockers, et l’on estima à 10 dollars par semaine les sommes extorquées à chaque travailleur du “front de mer”. Ce racket, comme beaucoup d’autres, était supervisé par Alberto Anastasia. D’ailleurs Anastasia vit toujours :
“On peut, écrit Turkus, le voir maintenant, presque tous les après-midi de beau temps, assister à quelque événement sportif ou se promener sur les terres de sa propriété de cent mille dollars du quartier résidentiel des Palisades, dans la ville conservatrice de Fort-Lee (New Jersey). On peut seulement espérer qu’un jour, quelque part, on pourra lever le rideau sur l’impresario de l’homicide, et lui demander de répondre de ses crimes devant la Société”. (P. 426).
Avant même le début de l’enquête officielle, un délégué syndical, Peter Panto, dénonça ce racket auprès des travailleurs. Cet homme n’était ni un curé, ni un minus, mais un de ces ouvriers éduqués qui sont le sel de la terre. Or voici ce qu’écrit Turkus à ce propos, et l’on pourra juger du “coup de pouce” donné par Elia Kazan :
“Au milieu de l’été 1939, Peter Panto menait résolument la guerre contre les gangsters, sur les docks. Pendant des mois, il avait incité avec vigueur les dockers à se débarrasser de l’emprise du gang. Panto n’avait que vingt-huit ans, mais c’était déjà un meneur d’hommes :
— Nous sommes forts, disait-il à ses hommes. Nous n’avons qu’à résister et à combattre.
Petit à petit, il les gagnait. Le gang le combattait par tous les moyens, y compris la propagande politique :
— C’est un rouge, chuchotait-il. C’est un radical. Il vous amènera des ennuis, à vous et au syndicat.” (p. 415).
Le 8 juillet, Panto organisa une réunion qui eut un tel succès que les gangsters décidèrent de l’assassiner. On pense que le crime eut lieu six jours plus tard, le 14 juillet 1939, et le cadavre fut enterré à des centaines de kilomètres de New York. Turkus note à ce propos : “Les racketeers étaient des hommes d’affaires et des organisateurs. On savait que Panto n’avait pas d’ennemis, à part des gangsters. Si l’on découvrait son cadavre dans un ruisseau, il deviendrait un martyr aux yeux des dockers.” (p. 416).
Le corps fut retrouvé dans le New Jersey. Un témoin avait dit :
— Je crois qu’il y a six ou huit viandes froides enterrées là.
Et, en effet, on amena à Brooklyn un énorme tas de trois cents kilos de terre, d’argile, de rochers et de chaux vive. La masse était trop fragile pour qu’on la sépare… On la soumit aux rayons X. Ils firent apparaître les restes d’un corps et une partie d’un autre.” (p. 416).
Cette histoire, sans doute, est déjà ancienne. Mais la lutte a repris sur le “front de mer”, en 1952, et il s’est trouvé d’autres Peter Panto pour combattre les gangs et libérer les syndicats. S’il avait voulu apporter une pièce au dossier et faire de son œuvre un témoignage honnête, Elia Kazan aurait donc obtenu les éléments du scénario en interrogeant les dockers eux-mêmes. Mais il s’agissait bien de cela… Ce vieux spécialiste du faux film social aime à tourner en décors naturels : c’est la seule concession qu’il fasse à la vérité.