Sauve qui peut…
La Cinémathèque est un dépôt d’archives et, à ce titre, de nombreuses collections lui sont confiées. Chaque archive est unique, contrairement aux bibliothèques où les collections sont souvent identiques; c’est pourquoi recueillir, conserver et promouvoir des fonds d’archives constitue une question de survie de la culture cinématographique.
Notre cinémathèque ne conserve pas que des films, elle protège, autant que faire se peut, divers documents (scénarios, cahiers de production, rapports de caméra, correspondances, contrats, partitions musicales, dessins, périodiques et livres anciens, etc.) et les accessoires de films (costumes, masques, trophées, médailles, cellulos, maquettes et croquis pour les décors, etc.) qui se rapportent au cinéma en général, québécois et canadien en priorité.
L’histoire des débuts du cinéma ne pourrait pas être connue dans tous ses détails sans les écrits qui complètent et étayent les hypothèses de recherche. Un fonds, comme celui de Léon H. Bélanger, représente pour nous une information de première main, sur son oncle, le pionnier Léo-Ernest Ouimet. Les carnets, les notes personnelles, la correspondance révèlent l’homme et sa passion pour le cinématographe; les contrats nous renseignent sur les conditions de travail de l’époque; les laissez-passer, les tickets, les feuillets publicitaires nous indiquent combien coûtait une séance de cinéma et même la fréquence des projections. Ces documents, vieux de presque cent ans, sont préservés, mais combien d’archives sont détruites et perdues à jamais par simple négligence.
Le service d’archives fut mis sur pied en 1982. Antérieurement, Gisèle Côté, adjointe à la conservation des films, s’occupait à temps perdu des documents qui étaient déposés. C’est grâce à sa minutie qu’une trace du principe de provenance 1 fût respectée. Il existe deux grands axes de développement des collections. D’une part, les fonds privés regroupent les dépôts d’une centaine d’artisans du milieu cinématographique; ces documents versés ou déposés à titre privé sont cotés par la lettre «P» et les fonds sont identifiés par le nom de la personne ou de l’organisme qui a accumulé ces archives. D’autre part, le fonds de la Cinémathèque québécoise (cote «C.Q.») comprend les documents administratifs et historiques que nous produisons dans le cadre de nos multiples activités, les nombreux dons qui nous sont offerts et les achats ponctuels.
L’archivistique demeure une science auxiliaire à l’histoire. Toutefois, cette discipline possède ses propres principes dont celui de la provenance, et ses méthodes de gestion documentaire. Le processus d’archivage des documents implique le transfert de chaque dossier (feuilles volantes débarrassées des broches, trombones, papiers collants ou toute autre matière dommageable) dans des chemises et des boîtes neutres. La cote est transcrite au plomb sur la première page et nous indiquons un numéro de classement. La cotation est continue c’est-à-dire que la première boîte porte le chiffre 1, la deuxième 2, et ainsi que suite 2. Dans le cadre de l’analyse descriptive des documents, il faut parfois classer et recréer l’ordre logique d’un fonds ou d’un dossier. Le classement de toute correspondance s’impose et une liste chronologique des lettres 3 est établie, ce qui permet le repérage de chaque pièce d’archives. Les documents archivés sont répertoriés et cette information se retrouve sur des fiches; ce catalogue confidentiel est réservé à l’usage exclusif du personnel.
Le fonds Claude Jutra est le seul dont tous les dossiers ont été archivés. Il contient autant un contrat et de la correspondance avec Ciné Vog Films pour la distribution d’À TOUT PRENDRE à Bruxelles (49.14) que les scénarios d’émissions de télévision d’Images en boîte (50.16) et des cartes de presse à l’époque où il voyageait en Afrique (55.21). Par ailleurs, l’inventaire sommaire (105p.) du fonds Pierre Lamy comprend, entre autres, des informations sur la production de films québécois importants : KAMOURASKA, LA MAUDITE GALETTE, LES BEAUX SOUVENIRS, LES SMATTES et les films de Gilles Carle, du VIOL… à LA TÊTE DE NORMANDE ST-ONGE; les différents cahiers de travail de l’équipe, les budgets, la comptabilité, la publicité, en somme toute la petite histoire de la production et du tournage d’un film est rendue possible grâce à l’acquisition de ce fonds.
L’évaluation adéquate des fonds assure une certaine uniformité et permet d’établir des ordres de traitement. Ainsi depuis janvier 86, le fonds de la Cinémathèque bénéficia d’un traitement prioritaire, compte tenu de son 25e anniversaire et de la publication de l’album historique. Ce fonds dénombre 1 214 dossiers et il ne reste qu’une quinzaine de boîtes en attente de traitement. Une bonne gestion documentaire assure l’élagage et le repérage de documents à restaurer. Cette gestion permet également de combler les lacunes de nos collections. Actuellement les documents archivés totalisent 128 boîtes et chaque fonds y est représenté. Idéalement, tous les documents en attente, environ 500 boîtes, devraient aussi être entreposés dans un endroit où la température et l’humidité seraient contrôlées. Lorsque l’informatisation des collections se concrétisera, la mise à jour des fonds et la production d’instruments de recherche en seront facilitées.
Notre principal défi est la sauvegarde du patrimoine cinématographique. Tous les documents produits par les artisans du cinéma, réalisateurs, décorateurs, scriptes, assistants-réalisateurs, monteurs, comédiens, producteurs, distributeurs, etc., sont primordiaux à conserver. Qu’il s’agisse par exemple du fonds Vianney Gauthier : les nombreux scénarios annotés, les plans et croquis pour les décors représentent une source inestimable sur le travail de ce chef décorateur. Le superbe document acheté à Marcel Sabourin, Sumurûn, conte oriental mimé et joué par la compagnie de Max Reinhardt durant la saison 1912, fait aussi partie des pièces irremplaçables de nos collections. Les deuxième et quatrième versions du scénario Jésus de Montréal de Denys Arcand furent, par hasard, retrouvées dans une poubelle avant d’accroître notre collection. Sauve qui peut!…
Mille et un scénarios
Nous conservons 5 000 scénarios 4 de films, réalisés ou non, et la moitié de ces documents est archivée. Il s’agit du premier exemplaire reçu de te toutes les versions de scénarios, des manuscrits olographes ou annotés; si nous possédons un second exemplaire, c’est cette copie qui sera consultée plutôt que l’original. Les autres copies sont conservées pour échanges avec d’autres cinémathèques.
Plusieurs scénarios sont en outre des documents précieux ou uniques qui enrichissent nos collections. Par exemple, Celui qui voit les heures (1984, complexité relative) de Pierre Goupil est un exemplaire numéroté 1/10, de la troisième version annotée qui nous a été donnée par le réalisateur. Vie d’ange rapt de star, exemplaire olographe de Pierre Harel, un projet de film qui, dit-on, aurait été écrit en quelques heures sur le coin d’une table. Les effeuilleuses de Paule Baillargeon, document de travail (premier jet) comprenant quelques annotations pour son film LA CUISINE ROUGE. Le dément du lac Jean Jeunes, cahier de travail, olographe avec photos et dessins de Claude Jutra; ce scénario rédigé en 1948, plan par plan (191) correspond au premier film du cinéaste. Un synopsis de Gilles Carle, Où est l’amour, document de 6 pages, avec une note de l’auteur; Carle expliqua plus tard que c’est à partir de ce document qu’il a écrit, puis réalisé LE VIOL D’UNE JEUNE FILLE DOUCE; il n’existe probablement pas d’autres copies de ce texte. Tous les scénarios de la cinéaste d’animation Michèle Cournoyer sont des pièces de collection; ainsi La Toccata, un cahier noir où se juxtapose toute l’exubérance créatrice : story-board à l’encre, dessins couleurs, notes de travail, budget, synopsis, photos; une merveille à consulter!
Des centaines de scénarios étrangers, américains, européens et même africains se retrouvent dans la collection. Quelques titres importants : Ran d’Akira Kurosawa, Le souffle au cœur de Louis Malle, Nashville de Robert Altman (deux versions et l’horaire de tournage).
L’accès à la collection se fait sur une base individuelle ou collective. En 1987, Yvan Dubuc enseignait le cours «Techniques de scénarisation appliquées au documentaire» à l’Université du Québec à Montréal; avec ses étudiants, il nous a permis d’expérimenter une approche de consultation fort gratifiante. En effet, par groupe de dix, ceux-ci sont venus consulter une vingtaine de scénarios; la collection s’est avérée sur le plan pédagogique un outil privilégié de formation. Par ailleurs, une chercheuse de l’université Simon Fraser a travaillé sur tous les scénarios écrits par Réjean Ducharme; sa recherche donnera lieu à une publication. Parmi les autres collaborations, soulignons la réalisation d’un vidéo éducatif pour les élèves de l’élémentaire sur les adaptations littéraires tournées en film; des scénarios ont été sélectionnés afin d’illustrer le propos.
Quelqu’un nous manque irrévocablement. Claude Jutra n’arrive plus à l’improviste, comme un ami, avec son sac de documents sous le bras qu’il venait déposer, en passant boulevard Maisonneuve. Lui qui conservait tout, il avait compris dès le début l’importance d’une cinémathèque. Mémoire vivante, passée et à venir de l’histoire du cinématographe, mais aussi de ceux et celles qui l’ont écrite.
Nicole Laurin
Notes:
- «Chaque document doit être placé dans le fonds d’archives dont il provient». Argus, vol. 17, nº 2, juin 1988, p. 56. ↩
- Par exemple, le septième dossier de la quatre-vingt-dixième boîte porte la cote : 90.7; on y retrouve incidemment les agendas originaux de Jean-Claude Labrecque de 1973-1983. ↩
- «Correspondance, liste des lettres en annexe» : cet instrument de recherche est créé chaque fois qu’un dossier compte trois lettres et plus. L’original se retrouve dans le dossier archivé et une copie est classée dans le dossier du déposant. La compilation par fonds de ce type d’instrument de recherche, permettra de dresser un inventaire exhaustif de toutes les correspondances; des index par série (lettres reçues, lettres adressées) compléteront l’information. ↩
- Le terme scénario s’applique aux différentes versions, au synopsis et au découpage technique. ↩