Pierre Hébert, entre autres…
En vitesse maintenant.
16 mai, 2 heures du matin. Vu ce soir l’émission L’Air du temps dans laquelle Ad’s Gravesande parle avec des enfants turcs et marocains, des jeunes immigrants de la seconde génération. On est touché par la présence constante et étonnamment expressive de gestes qui laissent transparaître, peut-être même à l’insu de ces jeunes, leur ancienne culture, et par une langue qui, arrachée à ses habitudes plus séculaires, produit des expressions intéressantes et poétiques.
La dignité et la beauté des hommes, que l’on ressent souvent quand on visite leur pays, mais qui se laissent difficilement décrire en termes non sentimentaux : ici, à la lumière peu flatteuse des projecteurs, on les sent naturellement présentes. Si l’information fonctionnait toujours comme ça, c’est-à-dire que si l’état, la télévision, la presse, les entreprises, toutes les instances qui ont leur mot à dire faisaient preuve de volonté politique, les racistes et les fascistes auraient auprès de nous peu de chances.
Quand, plus tard, je suis revenu dans le salon pour prendre un café, dans l’espoir de rester réveillé pour pouvoir écrire cet article, Stijn était en train de regarder MEAT de Fred Wiseman sur la troisième chaîne allemande. Au cours d’une discussion des « Cinéastes du réel » à laquelle je participais il y a trois ans à Bruxelles, Wiseman avait dit que son but était d’approcher les portions de réalité qu’il analyse sans idées préconçues. J’avais des doutes.
On a déjà choisi avant même de s’en apercevoir. Et maintenant que je tombais au beau milieu d’un de ses films et que je restais un quart d’heure à le regarder, je me suis aperçu que Wiseman savait très précisément ce qu’il devait faire, où il devait placer sa caméra, comment il devait hacher le processus de production de la viande et de l’aliénation en plans séparés, pour le reconstruire ensuite dans l’espace, par des « frappes » dosées, rythmiques. En bref : une mise en scène parfaite, grande classe. Il y a une dizaine d’années, lorsque je faisais LA FORTERESSE BLANCHE et LE NOUVEL ÂGE GLACIAIRE, je me suis rendu compte aussi qu’il faut très bien avoir en tête toute la chaîne de production — dans mon cas il s’agissait de sièges de voiture et de glaces alimentaires — avant de pouvoir reproduire en images la fabrication de toute cette misère mobile et glacée. Étudier d’abord, et savoir d’avance à quelles idées on donnera priorité, comme le fait aussi Wiseman, apparemment. Je suis pressé, car nous sommes en train de préparer le tournage du TEMPS. Nous commençons samedi, avec des acteurs, des figurants, un chariot-travelling, des rails, des éclairages, une sorte de décor, une histoire sans histoire. Tout ce que je ne peux pas maîtriser vraiment à fond parce que je n’ai pas d’exemples : pas dans ce que j’ai déjà réalisé, où tout n’est présent que sous la forme d’un Problème passionnément posé! Comment faire pour que les acteurs deviennent des porteurs de vide, pas tellement de vide avec un grand V, mais un vide plus terre à terre, plus profane, avec la langue pâteuse d’un homme ivre de paroles et le regard glauque du zombie amateur; pas non plus dans l’œuvre de Bresson ou de Straub, qui ont porté leurs principes si loin que leur lumière me fait cligner des yeux, abasourdi et hilare devant tant de beauté. Ces hommes-là n’attendent pas après ma présence un peu confuse à la cambuse. Même pas dans l’œuvre de van de Staak, qui n’habite qu’à cinq minutes de chez moi et, là aussi, quelqu’un de turbulent : très tentant, mais on ne doit pas chercher à l’imiter. Pas non plus chez Kees Hin, somnambule lucide au pied léger dans des villes presque oubliées; ou chez Zwartjes, qui tient des conversations mystérieuses avec des waranes, des iguanes et des salamandres; ils creusent leurs propres tunnels dans l’archéologie, que l’on croise rarement. Oui, tous ont été compris et appréciés, mais c’est tout seul qu’il faut faire le saut indispensable dans les profondeurs du bain de jouvence. Ceux qui dorment à proximité et qui sont réveillés par les éclaboussures ne sont peut-être pas contents, moi, ça me rafraîchit.
Il faut donc se presser avec LE TEMPS. Le Temps, c’est l’une des magnifiques compositions monumentales de Louis Andriessen. 1 On construit un film accoté à la musique : le café accoté à l’église. Avant d’aborder le vrai sujet de cette nuit, je voudrais encore faire une remarque sur le problème du vide. Je me rends compte que l’acteur, comme représentant du vide, agit dans un film sans substance. Et c’est de ça qu’il s’agit : un film moderne n’a pas de substance. Il peut encore avoir un message très banal, tel que : « la vie vaut la peine d’être vécue » ou très précis : « nous exigeons le droit à la reconnaissance du peuple palestinien ». Il peut tout montrer, démontrer et expliquer, il n’aura toujours pas de substance. Difficile à expliquer, surtout à nos critiques, que Wenders par exemple, aussi bon soit-il quelquefois, est toujours un cinéaste conventionnel : il y a de la substance, et que Bresson, qui, en fait, raconte une histoire beaucoup plus concrète, ne l’est pas : il n’apporte en fin de compte que le niveau de vide le plus absolu et par là fait partie des champions de la modernité. Ozu aussi, y joue une excellente partie.
Le véritable sujet de cette nuit est Pierre Hébert, cinéaste de Montréal. Je vais volontiers à Montréal : c’est la première ville en dehors des Pays-Bas où mes films ont été présentés, grâce à Robert Daudelin de la Cinémathèque québécoise, qui fait pour moi tous ces efforts depuis 1965. On y rencontre de bons cinéastes (Jean Pierre Lefebvre); j’aime bien aussi Jacques Leduc, et j’y rencontre aussi Pierre une fois tous les deux ou trois ans. Dans une certaine mesure, lui et moi allons dans le même sens : le vide, chez lui comme chez moi, vient du trop-plein, un processus trompeur qui favorise la méconnaissance.
Pierre Hébert est méconnu à grande échelle, mais, heureusement, il a beaucoup d’influence à une petite échelle. Je pense que cette influence est tenace et durable. Pierre fait des films d’animation, le travail le plus opiniâtre qui soit, et encore, il le fait de la façon la plus opiniâtre qui soit : des morceaux de papier découpés qu’il fait bouger avec une certaine raideur, des bouts de films en prise directe, durs et granuleux, des lambeaux d’albums de poésie bien dressés qu’il broie, fortes explosions de noir et blanc qui taillent les formes dans l’œil, et surtout, la technique, mise au point par Norman McLaren, et que Pierre a largement développée : la gravure sur pellicule, l’image directement gravée dans l’émulsion du film, image par image. Un travail de bénédictin : 6 mois de gravure pour 10 minutes de mouvement; mais, chez lui, cet effet doit moins à la mortification du cloître qu’à la violence la plus brute qui se dégage des images. Une violence qui surgit au-dessus du champ ou de la ville sous la forme d’une boule de feu tourbillonnante toujours frémissante; on est glacé de terreur, mais on tremble aussi, tout tremble sans arrêt, les tuyaux des pompes à essence s’enroulent autour du cou et brisent les vertèbres, les oiseaux deviennent des tanks, des avions rapaces n’en finissent pas d’avaler des rues, juste en dessous de la fenêtre. C’est la tempête — et ton bébé ne dort pas. Comment le nourrir, l’aimer, l’élever? Lorsque j’ai vu son dernier film SOUVENIRS DE GUERRE, l’année dernière en novembre, j’ai été littéralement projeté contre le mur par un coup de poing de 15 minutes, chargé d’une analyse politique latente et d’une tendresse infinie et cachée. Je pourrais citer des pages entières de textes, qu’il produit envers et contre tout, d’une façon bien à lui, mais je me contenterai de quelques idées sur sa technique de gravure directe :
« L’intérêt acharné que je porte à la gravure sur pellicule tient précisément à ce qu’elle impose à la totalité de l’image cette extrême présence corporelle de l’animateur. (…) La gravure sur pellicule est ainsi le lieu d’une étonnante rencontre entre une extrême concentration du geste et de l’effort sur une surface d’environ 20 mm sur 13 mm pour y inscrire des marques minuscules, et une extrême explosion sur l’écran, ces marques étant grossies plusieurs milliers de fois par la projection. Cette conjonction d’un geste contraint par la petitesse du support et de la démesure de sa projection exacerbe la présence du corps et fonde la possibilité de ce que j’appellerais un rapport d’intimité violente entre le film et le spectateur.
Considéré du point de vue de la succession des photogrammes, le graveur sur pellicule exécute des gestes aveugles, c’est-à-dire aveugles, dans leur rapport avec l’image inscrite sur le photogramme précédent. Résultant de cette difficulté dans le placement précis des traits, l’image projetée sur écran est animée d’un sautillement et d’un clignotement caractéristique. Ainsi, l’illusion d’une continuité homogène, sur laquelle se fonde le cinéma, ne s’y réalise qu’incomplètement, la discontinuité des images distinctes qui se succèdent y laisse une trace visible, ineffaçable. On peut y voir un brouillage inopportun de la lisibilité de l’action et une agression intempestive contre le spectateur. Pourtant, il m’a toujours semblé que c’était peut-être ce qu’il y avait de plus précieux dans cette technique et qu’il s’y révèle une donnée fondamentale de tout film d’animation. »
J’ai dit à Huub Bals, qui était aussi à Montréal, au Festival du Nouveau Cinéma, qu’il devait aller voir SOUVENIRS DE GUERRE. Huub m’a dit : « je n’aime pas particulièrement les dessins animés » — façon de le dire qui fait qu’on l’aime tant! Il ne pouvait naturellement déjà plus le voir, gêné dans sa perception par le souvenir de l’infantilisme patenté qui, par tradition, colle au dessin animé. Moi non plus je n’aime pas particulièrement le dessin animé, ni n’importe quel autre genre d’ailleurs. Les genres n’existent que pour être renversés, foulés, balayés. Comme le fait Pierre Hébert. En juin, il vient à Amsterdam, avec ses films. Il est maintenant cinq heures moins dix. Bonjour.
(Skrien, Amsterdam, été 1983)
Notes:
- Compositeur hollandais contemporain dont l’œuvre Le Temps a été « adaptée » au cinéma par van der Keuken en 1982-83 (n.d.l.r.). ↩