La Cinémathèque québécoise

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Un cinéma de quadragénaires?

C’est un grand honneur et un grand plai­sir pour moi que d’avoir eu à regarder et à juger la production cinématographique québécoise de 1987. Il y avait chaque jour, dans ces Rendez-vous bien organisés, suf­fisamment de films intéressants ou de qua­lité pour rendre un critique heureux. En plus, il est passionnant de voir ainsi s’es­quisser, jour après jour, une fresque co­hérente, le portrait — ou du moins quel­ques traits du portrait — d’une société à un moment précis de son histoire. Mais c’est aussi une grande responsabilité, car on risque, en parlant (ou même en ne par­lant pas) d’un film, de blesser son auteur — chose que je voudrais éviter: c’est le moins qu’on doive à ceux qui ont réussi cette chose si difficile: triompher de l’in­dolence, de l’adversité, de soi-même et ter­miner un film, si court soit-il. Responsa­bilité surtout, car la question posée est d’importance: que vaut le cru 1987?

LA GUERRE OUBLIÉE Photographie Alain Chagnon
LA GUERRE OUBLIÉE
Photographie Alain Chagnon

Ce qui veut dire qu’il nous faut situer ce cru par rapport aux précédents et ten­ter, même rapidement, d’en indiquer les particularités. Le situer : il faut dire si c’est une grande année. Qu’est-ce qu’une «gran­de année»? À mon sens, c’est une année où l’on trouve un — ou, mieux, des — films qui marquent une date ou un tour­nant dans l’histoire du cinéma. Certes, il est difficile de repérer tout de suite de tels films: c’est souvent après coup que l’on dé­couvre la véritable importance d’une œuvre, le commencement d’un «tournant» (comme dit Hegel, «l’oiseau de Minerve n’apparaît qu’à la tombée de la nuit»). Par ailleurs, ces films marquants peuvent être de deux sortes: ce sont des œuvres qui in­troduisent une rupture, soit de forme, soit de contenu, soit, le plus souvent, des deux. C’est notamment le cas des œuvres-manifestes qui signalent l’apparition d’une nouvelle génération ou l’émergence d’une revendication politique. Exemples : ROME, VILLE OUVERTE ou À BOUT DE SOUFFLE ou LES AMOURS D’UNE BLONDE. Au Québec, LE CHAT DANS LE SAC, POUR LA SUITE DU MON­DE, PATRICIA ET JEAN-BAPTISTE ou À TOUT PRENDRE. Ou bien ce sont des oeuvres-cosmos, peut-être pas nouvelles par leur forme ou leur contenu, mais plus abouties, plus fortes que les autres, où for­me et contenu imposent de concert et puis­samment une vision cohérente, un monde riche et autonome. Exemples : LA REGLE DU JEU ou LA NOTTE. Au Québec : MON ONCLE ANTOINE ou, à leur ma­nière, LA CHAMBRE BLANCHE ou LES MÂLES.

Dans les 70 films de cette année (sans compter les ZAP d’Hubert Neault et la performance de Pierre Hébert), trouve-t-on de ces films-phares? Je ne crois pas. Peut-être parce que les grands cinéastes des années soixante n’ont pas été remplacés par une nouvelle génération et parce qu’ils sont trop jeunes encore pour nous donner des œuvres-testament… En tout cas, et c’est rassurant, ils sont toujours actifs, même s’ils ne nous proposent pas leur meilleure œuvre (dans ALFRED LALIBERTÉ, par exemple, qui est un bon film, il n’est pas sûr que Jean Pierre Lefebvre ait tout fait pour nous rendre le sculpteur proche). Au mieux, leurs œuvres marquent plus la poursuite d’une problématique qu’une rup­ture (VOYAGE EN AMÉRIQUE AVEC UN CHEVAL EMPRUNTÉ, de Jean Cha­bot; CHARADE CHINOISE de Jacques Leduc).

Ce dernier film est très éclairant : le point de vue est celui d’hommes de quarante ans qui s’interrogent sur leur jeunesse. D’une façon générale, dans les films de 1987, la jeunesse actuelle est moins «sujet de l’énonciation» («je») qu’«énoncé». Elle est souvent vue comme «problème» pour les parents (DANNY, HENRI, TRAIN OF DREAMS).

TRAIN OF DREAMS
TRAIN OF DREAMS
© ONF

TRAIN OF DREAMS de John N. Smith est d’ailleurs un film-clef de cette produc­tion (et l’un de ceux qui s’approchent le plus de ce que j’entendais par «film mar­quant» : sans l’humour des premiers films de Forman ou Passer, il a le réalisme et la force d’un film comme FAMILY LIFE de Kenneth Loach). Il témoigne de 3 ca­ractéristiques de la production québécoi­se : 1) le primat du documentaire (même s’il n’en est pas un à proprement parler) : sur 70 films, près de 50% sont peu ou prou des documentaires (avec d’ailleurs, une grande ressemblance — pour ne pas dire : un manque d’innovation — esthétique, à l’exception de LA GUERRE OUBLIEE de Richard Boutet qui met un peu de Brecht dans son moteur «docu» et fait de sa chan­teuse l’équivalent du chœur dans les tra­gédies antiques); 2) une perspective plus universelle que seulement québécoise : si­gne que la «québécitude» a changé de sens, est plus sûre d’elle. On trouve, bien sûr, toujours le côté «Je me souviens»; AL­FRED LALIBERTÉ, LE FRÈRE AN­DRÉ, LE GRAND JACK, OSCAR THIFFAULT. Mais le délinquant de John N. Smith n’a rien de particulièrement québé­cois, ni même de Canadien : il pourrait être mexicain ou anglais. Mais Bulbulian s’in­téresse aux Indiens, Marier au Salvador, Lafond à Jacques Douai, Daudelin à Konitz. Les jeunes Abitibiens de POLIS­SONS n’aspirent qu’à partir en Amérique du Sud. Si des Québécois sont les héros de tel ou tel film, c’est moins parce qu’ils sont québécois que parce qu’ils sont remarqua­bles par leur compétence ou leur virtuosi­té (TRINITÉ de Marc Hébert, NOS DER­NIERS JOURS À MOSCOU de Martin Duckworth); 3) enfin, comme TRAIN OF DREAMS, beaucoup de films semblent té­moigner d’une mauvaise conscience un peu maso (notamment fac à la délinquance ado­lescente, moins décrite comme un fléau in­compréhensible que comme l’effet d’une faiblesse — maladresse ou absence — du père). Trois symptômes, peut-être, d’un ci­néma de quadragénaires

Pour le reste, rapidement : presque pas de cinéma expérimental (ou de l’expéri­mental de luxe et qui parle trop, comme TOCADE de Michel Murray). En anima­tion (20% des films), la nullité des essais à l’ordinateur fait mieux ressortir l’admi­rable perfection d’un travail à la main com­me L’HOMME QUI PLANTAIT DES ARBRES de Frédéric Back (ou Bach?), un des rares films qui fassent rêver et rendent heureux en ces temps mondialement gri­sâtres. Enfin, tendance aux génériques trop longs, complaisants, publicitaires, quel­quefois plus longs que le film proprement dit!

En conclusion, un cinéma de transition, entre deux générations, qui attend ses Leos Carax ou ses Jim Jarmush, c’est-à-dire les Groulx ou les Lefebvre (et aussi les Per­rault ou les Lamothe) de l’an 2 000. 1987 : peut-être pas grande année, mais année as­sez bonne; vin honnête, très honnête, à boire de suite.

Dominique Noguez


Critique de cinéma et maître de conférences d’esthé­tique et sciences de l’art à l’Université de Paris, Do­minique Noguez est aussi l’auteur de Le Cinéma, au­trement et de Essais sur le cinéma québécois. II était invité au 6ème Rendez-vous du cinéma québécois.