Notre Mur des lamentations
L’anthropologie québécoise pense que la nature (l’immédiateté, donc la vérité) se trouve dans une sorte d’expression première d’avant la structure. (…) C’est là la limite de la conception populaire du langage (…), on prêche l’expression de tous en se taisant soi-même et en n’écoutant rien.
André Belleau 1
À l’annonce d’un documentaire signé Micheline Lanctôt sur notre société de consommation, le spectateur s’attend à prendre connaissance d’une réflexion personnelle, à réexaminer un phénomène certes vécu quotidiennement par tous et déjà fort discuté, mais que la caméra de la réalisatrice de SONATINE saura lui présenter sous une forme différente de celles que privilégient les reportages et dossiers télévisés, sous un éclairage autre que purement économique et politique. Or, si on ne peut assimiler LA POURSUITE DU BONHEUR aux enquêtes que nous offre la télévision, si Micheline Lanctôt en assume entièrement la responsabilité, force est d’admettre que ce documentaire ne dit pratiquement rien et que, malgré ses prétentions en ce sens, il ne pourrait en aucune façon être confondu avec un essai sur la même question. Micheline Lanctôt a beau donner la parole à plusieurs consommateurs et, en alignant les images les plus révélatrices d’une véritable colonisation commerciale, éprouver la fermeté de l’étau qui nous enserre, tout ce qu’elle réussit à nous communiquer en soixante-quinze minutes tient en quelques mots : «Nous vivons tous dans une société de consommation à laquelle, quoi que nous fassions, nous n’échappons jamais.» Et pour appuyer son constat personnel et inédit, la réalisatrice tourne sa caméra vers elle et sa famille attablées autour d’un poulet St-Hubert! Micheline Lanctôt, comme dirait l’autre, c’est moi! C’est vous, c’est le voisin, c’est tout l’monde… et ce n’est personne.
LA POURSUITE DU BONHEUR, un des volets de la série L’Américanité, est en quelque sorte un cas limite de la tendance de nos cinéastes — de nos «auteurs», pour reprendre l’expression consacrée — à renoncer à leur discours et à se démettre de leur fonction de créateurs pour exposer platement et banalement les maux dont souffre la collectivité. En effet, la plupart des longs métrages produits au Québec l’an dernier, tant les documentaires que les fictions, témoignent éloquemment de l’habitude de notre cinéma à troquer le je auteur, avec tous les risques qui en découlent, pour le je spectateur des événements, festivités ou catastrophes — et rappelons que, dans les années quatre-vingts, celles-ci ont nettement dominé sur celles-là — qui ébranlent la communauté. Circonscrire un problème social en donnant le plus possible la parole aux autres, en particulier aux gens à qui on la refuse généralement, est en soi très louable; mais il est néanmoins curieux que ce noble souci se double fréquemment non seulement de vices dans la structure filmique, mais aussi d’un empressement à congédier la pensée, à nier, comme le fait Micheline Lanctôt en mangeant son St-Hubert, les différences entre le cinéaste, les gens qui défilent sur l’écran et le public, à supprimer par conséquent, autant que faire se peut, la distance qui sépare le créateur de sa société. Tout se passe encore comme si, en nous rappelant qu’ils restent, malgré tout, des nôtres et qu’en toute occasion, même et surtout la pire, nous pouvons être assurés de leur complicité et de leur soutien, nos cinéastes refusaient de s’assumer comme auteurs à part entière.
C’est ainsi qu’à défaut de nous proposer un discours fort d’un point de vue personnel, plusieurs d’entre eux ont développé la faculté de se fondre parfaitement à un groupe pour en devenir le chantre. Pour LES BLEUS AU CŒUR par exemple, Suzanne Guy a installé sa caméra et son micro dans une prison pour femmes, non pas dans le but de nous rendre ce milieu intelligible en observant, en interrogeant, en se tenant à une certaine distance ou, à l’inverse, en nous invitant à vivre subjectivement à ses côtés l’expérience d’une incarcération, mais dans celui de se taire, de donner la parole aux détenues et montrer que toutes ces femmes étouffent et qu’elles étouffaient bien avant leur emprisonnement. De plus, non seulement la cinéaste se fait-elle la plus discrète possible pour que s’exprime tout à son aise chacune des intervenantes, mais elle s’emploie, au-delà des différences qui pointent çà et là, à unifier toutes les voix au sein d’un chœur parfaitement harmonieux. À cette fin, toutefois, aucune des détenues ne sera adéquatement située dans son espace propre, dans son contexte originel. Le souci de concordance importe davantage que la mise en relief des contrastes, de sorte que, malgré la diversité des témoignages, LES BLEUS AU CŒUR ne raconte qu’une seule histoire, celle, exemplaire, de la Femme brisée et punie par l’Autorité, mais qui aspire néanmoins, par le secours des bébés, de Dieu et d’autrui, à créer son oasis dans un monde froid et cruel (d’où l’importance de la verdure tout au long du film).
Dans MARIE S’EN VA-T-EN VILLE, Marquise Lepage procède sensiblement de la même façon, s’empresse de rapprocher Marie-la-fugueuse de Sara-la-prostituée, de les assimiler l’une à l’autre, et de livrer son portrait de la Femme abusée et bafouée. Quant à en savoir davantage sur l’origine précise de Marie, de Sara, sur les contextes respectifs qui déterminent les actions qu’elles posent toutes deux, il vaut mieux ne pas y compter; à son tour, Marquise Lepage croit que pour chanter les mérites des laissées-pour-compte de notre société, il ne faut pas s’embarrasser de détails. Mais à tant vouloir s’effacer devant la misère des autres et rassembler les âmes égarées sans vraiment les incarner et les distinguer, on finit par distiller l’ennui et à reproduire à l’écran ce que l’on cherche à condamner à un plan plus global, soit une société d’êtres uniformisés, coupés de leur histoire et privés d’une identité personnelle.
Porté à sa limite, le désir de témoigner à tout prix du martyre des damnés de la terre sans se préoccuper outre mesure de l’origine et de l’individualité des personnages, donne LE SOURD DANS LA VILLE, un chemin de croix péniblement parcouru par un défilé d’épaves psalmodiant leur détresse et leurs espoirs. Comparé à cet interminable calvaire, LE FRÈRE ANDRÉ est un viatique, car une mauvaise conscience et une culpabilité quelque peu morbide sourdent du film de Mireille Dansereau, qui, non contente de s’agenouiller au pied du mur des lamentations, convie son spectateur à une séance de mortifications.
On aurait pu croire qu’en raison de leur participation à un atelier dynamique et prometteur sur la condition masculine, les comédiens et le metteur en scène dans L’HOMME RENVERSÉ avaient, eux, une personnalité, et qu’ils articuleraient un discours à partir de leurs plaintes et gémissements. Or, en intercalant quelques images d’un enterrement de vie de garçon entre celles des deux comédiens affalés au sol, Yves Dion boucle sa recherche par quelque vague prière et la convertit en la représentation d’un calvaire où l’Homme (en général, bien entendu) porte sa croix dans l’espoir d’une délivrance de son espèce.
Quant à Jean-Claude Lauzon, dont a beaucoup insisté sur l’originalité et la singularité de la vision, il ne fait pas exception à la règle qui dicte au cinéaste québécois de se taire pour mieux faire entendre le chœur des déshérités — auxquels l’auteur d’UN ZOO LA NUIT appartient certes par ses origines, mais dont il s’est tout de même quelque peu éloigné, ne serait- ce que par l’acquisition d’une culture cinématographique 2. Quoi qu’il en soit, le silence inquiétant de Lauzon se manifeste tout particulièrement chez son alter ego Marcel, qui, bouillant face à ses pairs, redevient tout docile en présence d’un père dont il boit chacune des paroles, ainsi que dans les zones d’ombre du récit, qui nous privent du détail des difficultés rencontrées par les deux principaux protagonistes avant leur rapprochement. (On n’apprendra jamais vraiment pourquoi l’épouse a quitté son mari, ni comment a débuté la relation problématique entre Marcel et les deux maniaques lancés à ses trousses). Mais, comme s’il craignait par-là de gâcher ce que plusieurs attendent encore de tout artiste québécois digne de ce nom, soit la peinture naïve et folklorique de notre humiliation congénitale, le cinéaste n’a cure de bien ancrer ses personnages dans leur réalité, et, par conséquent, restreint le rôle de son espace à une stricte fonction décorative. Libéré à peu de frais des contraintes auxquelles son récit pourtant le soumettait, Lauzon peut alors gruger tout à loisir la distance entre les générations, multiplier les analogies, insister sur la solitude fatale qui pèse tant sur le Père que sur le Fils, et reconstituer à partir d’eux la figure mythique du Coureur des bois — dont, soit dit en passant, le Mario d’Arcand était un autre avatar. Et son film de connaître un triomphe sans précédent chez nos voisins de l’ouest, car rien ne saurait davantage réjouir ceux-ci que de voir l’indigène se conformer à l’image qu’ils se font de lui, revêtir ses peaux, danser au rythme de son tam-tam et clamer très haut rien de moins — mais rien de plus — que sa sauvagerie native.
Comme chez Guy, Lepage et Dansereau, à la Réalité sordide et menaçante est opposé, dans UN ZOO LA NUIT, le Rêve du recommencement et de l’Éden: face au mur, les martyrs se lamentent et se réfugient dans les images fugaces d’une terre promise peuplée de bébés, de jouets ou d’animaux selon le cas, dans un conte enfantin où les contingences s’abolissent au sein d’une Nature idyllique, bref dans le plus pur fantasme. C’est cependant à Jean-Guy Noël et à son TINAMER que l’on doit, en 1987, d’avoir complété la plus concluante traversée non pas du réel, mais du fantasme. En effet, tandis que l’héroïne de L’Amélanchier, dont TINAMER est l’adaptation, réexaminait son enfance pour que son soliloque se mue véritablement en un dialogue entre les parties éclatées de sa personnalité, Jean-Guy Noël ne parvient qu’à construire une bulle de verre et à y installer une poupée, ni québécoise malgré l’environnement extérieur, ni italienne malgré son patronyme, privée donc d’une histoire et d’une culture, et totalement dépourvue de crédibilité en tant que personnage devant affronter une réalité hostile (entrée à l’école, mort du père, etc.). À bien y réfléchir, toutefois, on devrait peut-être remercier Noël d’avoir su se priver pour une fois des généralités dont usent plusieurs cinéastes québécois pour ne pas perdre contenance, faire bonne figure et, parfois, couvrir l’indigence de leur propos; car l’échec de TINAMER révèle crûment l’aphasie qui guette une bonne part de notre cinéma, mais que, la plupart du temps, un message philanthropique et/ou une esthétique naturaliste de bon aloi suffisent à recouvrir et à dissimuler au regard de la critique.
Curieusement, alors que la destinée du thaumaturge est liée à celle de tout un peuple humilié et souffrant, LE FRÈRE ANDRÉ hésite à devenir la fresque mate et intemporelle qui le hante. Par bonheur, on a su ménager une légère distance entre le héros et ses admirateurs, empêcher son assimilation à la masse anonyme et donner ainsi un minimum de relief au tableau. Si le Frère André parle très peu, il dit néanmoins un peu plus que la plupart des personnages des films ci-devant mentionnés. Car, à l’instar de l’Elzéar Bouffier de Frédéric Back, il réfléchit et construit son rêve jour après jour, dans son environnement immédiat. On pourra, si l’on y tient, discuter de la pertinence de ses visées et de ses actions; mais sa personne donne au film un contenu qui, justement, permet la discussion. En esquissant — car l’entreprise reste tout de même assez timide — l’histoire singulière d’un être qui, même défait et humilié, agit et me propose une voie, Jean-Claude Labrecque et Guy Dufresne s’adressent à ma liberté, ouvrent le dialogue et courent alors le risque de la critique, au lieu de s’en remettre uniquement et complaisamment aux seuls élans du cœur, aux mythes, à des concepts généraux ou à quelque instance collective.
Davantage même que LE FRÈRE ANDRÉ, TRAIN OF DREAMS de John N. Smith offre l’exemple d’un film qui accepte de se compromettre. Smith soumet au jugement de son spectateur un objet dont les différents composants, lieux et personnages, ont été nettement distingués afin que se fasse jour un véritable point de vue. La composition sans bavure de l’ensemble sert peut-être à régler trop rapidement le problème de la délinquance, mais il est pour le moins remarquable que, parmi un chœur agenouillé et invoquant à tout propos la Fatalité, quelqu’un se lève et, par l’entremise d’un pédagogue (l’enseignant de race noire), fasse appel au jugement de son héros et l’oblige à articuler ses désirs sur la réalité. Dans un contexte où, croyant par-là exprimer l’essentiel, de nombreux «auteurs» abdiquent leur propre voix et joignent les rangs des fidèles et des cœurs esseulés, celui qui n’éprouve aucune honte à parler de la nécessité de la réflexion dans la réalisation de soi, celui qui m’invite à prendre un recul, à examiner une situation et à tenir compte des différences, celui-là ne peut être que le bienvenu.
Mais comment se fait-il que seul le long métrage anglophone réussisse vraiment à concrétiser l’idée qui en est à la source? Car ce qui est frappant chez les cinéastes francophones, c’est qu’ils se montrent certes prêts à assumer toutes les formes de misère sociale (socio-économique, carcérale, familiale, etc.), mais qu’ils éprouvent du même coup de la gêne et de la difficulté à articuler un discours susceptible d’assurer la crédibilité et l’efficacité de leurs louables campagnes. Or que peut-il résulter d’autre lorsqu’un vrai poulet remplace livres et films de référence sur la table de la cinéaste-essayiste? Lorsqu’aux œuvres littéraires dont s’inspire la narratrice du roman de Ferron, l’adaptateur substitue une baleine imprimée sur un t-shirt? Lorsqu’une chasse à l’éléphant s’avère suffisante pour consoler le misérable? Au-delà de la sollicitude, de la compassion et même de la bonhomie dont font preuve nos cinéastes, transparaît, du moins dans la production de 1987, une démission quasi générale face aux défis que pose la création cinématographique. En choisissant d’occuper la marge et d’y consoler les laissés- pour-compte, nos «auteurs» témoignent certes d’une volonté de résistance face à l’indifférence et à la sévérité du destin et des pouvoirs, mais en faisant l’économie d’une authentique distanciation et d’un détour par les signes de la Culture, ils condamnent leurs «œuvres» à la même pauvreté et à la même bâtardise que celles dont ils disent vouloir par ailleurs se — et nous — délivrer.
François Bilodeau
Gagnant, en 1987, du Prix de la meilleure critique d’un film québécois décerné par les Rendez-vous du cinéma québécois, François Bilodeau est membre du comité de rédaction de la revue Liberté et collabore à Spirale. Il prépare actuellement un doctorat en littérature et cinéma à l’Université de Montréal.
Notes:
- «Culture populaire et culture sérieuse dans le roman québécois», dans Liberté 111, mai-juin 1977, p. 35; repris dans Surprendre les voix, Editions du Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, pp. 163-164. ↩
- Si la culture est une richesse, nos cinéastes ne sont pas tellement pressés de nous le rappeler, minimisent souvent la leur dans leurs scénarios et leurs entrevues. ou lui font subir de mauvais traitements, comme si elle était une maladie honteuse qu’il fallait cacher, ou combattre. Le succès du DÉCLIN ne repose-t-il pas avant tout sur l’insertion de gens instruits — une classe à laquelle Arcand est lié d’une certaine façon mais qu’il critique sévèrement au nom du peuple — dans un contexte vénérien où leur savoir est presque sans effet et où ils perdent littéralement la tête! Le rire sardonique d’Arcand n’est-il pas le symptôme du déchirement de son identité, de la discordance chez lui entre l’intellectuel et l’homme du peuple? ↩