La Cinémathèque québécoise

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Mise au point sur une image du père québécois*

Toutes les grandes questions de notre époque sont élaborées au cinéma”.

Après le grand succès du film de Denys Arcand : LE DÉCLIN DE L’EMPIRE AMÉRICAIN en 1986, c’est à UN ZOO LA NUIT de Jean-Claude Lauzon qu’est allée la faveur du public cinéphile québé­cois en 1987.

Il s’agit d’un film controversé, qui tran­che sur la production cinématographique d’ici.

Cette œuvre s’avère en effet passable­ment violente, crue, inquiétante et sordi­de par plusieurs aspects; mais on y retrou­ve aussi un courant tendre, nostalgique et généreux, courant qui va en se dévelop­pant. L’ensemble demeure fortement sexualisé.

En fait, cette œuvre s’intéresse aux rap­ports entre un fils et son père. On pour­rait résumer la chose en disant que Mar­cel Brisebois, le héros d’un ZOO LA NUIT, tente désespérément de retrouver des identifications avec un père. Ce père pourrait éventuellement lui servir d’agent antidépresseur. La difficulté au départ de cette entreprise, réside dans le fait que ce père est perçu non seulement comme fai­ble, mais surtout comme insignifiant pour le fils. (…)

Le père apparaît au tout début du film comme une espèce de double de la mère : c’est-à-dire que son amour pour Marcel semble inconditionnel; comme s’il s’agis­sait en fait de l’amour d’une mère prête à subir toutes les avanies parce que liées par le sang à son fils.

Cependant, dès que ce père maternant est reconnu par le fils, nous allons assis­ter à un processus d’idéalisation où le père apparaîtra manifestement de façon positi­ve et même devenant une figure à laquelle Marcel va porter une dévotion toute filia­le quasi religieuse; le père serait perçu alors comme une espèce de Bon Dieu! Ce­pendant, le père sera évoqué aussi presque jusqu’à la fin du film, sous une forme dé­guisée, cette fois-ci: représenté par les per­sécuteurs homosexuels policiers; le père apparaît donc ici sous une forme diaboli­que dont il faut refuser et craindre la pé­nétration. Nous verrons plus loin la fonc­tion de ce clivage de l’image paternelle; mais le film devient plus ou moins incom­préhensible sur le plan psychologique si on ne saisit pas cette donnée.

Quant à l’image maternelle, c’est la grande absente du film, l’image de la fem­me tout court est absente de ce film qu’on a qualifié de «film de gars de bicycle», de film misogyne… Que penser de cette ab­sence? Le scénario original 1 contenait un long dialogue entre Julie et Marcel, mais ce dernier avait été écourté pour des rai­sons d’efficacité dramatique et de budget… Cette explication, on ne peut évidemment pas s’en satisfaire ici! Cette absence indi­que peut-être que pour le dépressif de type narcissique, le retour à la mère est désor­mais exclu, il ne peut vraiment plus comp­ter sur elle, mais son agressivité doit être détournée ailleurs sinon il l’a perdra défi­nitivement et c’est alors qu’il doit compter sur le père.

Marcel a donc redécouvert son père. Il le couvre de cadeaux, le père se laisse fai­re, cette générosité de Marcel est à pren­dre à plusieurs niveaux : d’abord comme telle, c’est le signe du début d’un amour objectai, l’enfant se sacrifie à la phase ana­le, c’est-à-dire qu’il se départit d’une par­tie de lui-même, très précieuse, par amour pour son parent. Il y a cependant une deuxième signification à ces cadeaux et ces attentions, Marcel est en effet engagé dans un processus d’idéalisation, de réparation et d’agrandissement du père!

Le père réel est âgé et malade, Marcel refuse cette réalité, bien plus, il se rend maître du temps : il achète une vieille Buick ’56 intacte, «flambant neuve» pour Albert comme s’il voulait empêcher le vieillisse­ment et la mort. Mais le père n’est pas dupe et, ce soir-là, il fête son anniversaire et il se résout mal à l’absence de sa fem­me; les cadeaux magiques de Marcel ne la remplacent pas.

Marcel ne peut, pour le moment, se sa­tisfaire d’un père réel, en chair et en os, limité et faillible, souffrant de l’absence de sa femme. Ses besoins psychologiques sont différents, il doit pouvoir poursuivre son processus d’idéalisation.

Le temps presse surtout, le père se meurt, il est hospitalisé; alors Marcel lui insuffle de la cocaïne dans le nez au mé­pris de la plus élémentaire prudence avec un homme malade du cœur. Il transfor­me alors son père en chasseur d’éléphant cette nuit-là au Zoo de Granby. Ils vont ti­rer un éléphant, de nuit, et Marcel prend une photo du père avec à ses pieds l’élé­phant mort. Cette équipée maniaque, mi-comique, mi-navrante achèvera Albert qui décédera le lendemain, on verra.

On peut alors se demander si la rencon­tre du vrai Albert avec le vrai Marcel, sans cocaïne, sans idéalisation aura lieu finale­ment? Nous allons voir que certaines con­ditions doivent être réunies pour cela.

Il s’est quand même déjà passé beaucoup de choses dans le film à ce moment-là. D’abord cette rencontre en miroir, ce dia­logue en miroir autour duquel pivote le film. Marcel demande à Albert s’il est fou d’avoir pris tant de risques avec la cocaï­ne et l’argent? Albert, grave, lui répond : «Je ne suis pas fou, je suis ton père et cet­te chose là c’est une chose qui compte en­core pour moi!» Le lendemain, la scène se répète, mais cette fois-ci Albert demande à Marcel s’il est fou de vouloir l’amener avec lui en Australie? Et Marcel de lui dire qu’il n’était pas fou, mais qu’il était son fils et que cela comptait encore pour lui aussi!

Cette relation en miroir serait étouffan­te à la longue si elle ne pouvait graduelle­ment s’élargir, se trianguler dans l’Œdipe.

Pour le moment suivent de beaux mo­ments entre le père et le fils. Nous som­mes transportés dans le cadre d’une partie de pêche sur un lac du Nord québécois où le père se révèle un compagnon tendre, agréable et plein d’humour, un grand chas­seur et un grand pêcheur. Il y a de l’in­dien chez ce père, en ce qu’il aborde ces choses-là avec des considérations quasi mystiques.

Cependant, cela n’illustre que l’aspect positif de la relation au père, il y a un au­tre aspect, déguisé celui-là, où le fils per­sécuté, tente de se débarrasser de son père persécuteur. L’action parallèle se déroule alors dans un décor sordide qui évoque l’enfer et ses feux, et pour cause, puisqu’il s’agit du côté diabolique du père! Ce dé­cor évoque un univers sadique-anal avec ses hôtels louches aux longs couloirs, aux murs défraîchis et sales, et ses chambres closes où l’on pratique la sodomie. Mais quel est le sens caché de toute cette vio­lence, de tous ces combats? On pourrait penser que cette violence est inutile, de mauvais goût, qu’elle se trouve là pour fai­re «Américain», «film d’action», «film commercial»… Mais il y a d’autres raisons plus profondes à cette violence.

Lors des retrouvailles du héros avec le père, on a assisté à un processus d’idéali­sation de ce dernier. Ce père idéalisé est à la fois un père protecteur et aussi un père jaloux et autoritaire. Dieu et le diable en quelque sorte réunis dans la même per­sonne!

Il y a, là, matière à clivage. Si l’on veut, en bout de compte, conserver un père pro­tecteur, il faut se débarrasser de l’autre. D’ailleurs ce clivage existe presque jusqu’à la fin du film. Nous allons assister à ce combat entre les forces du bien et les for­ces du mal, combat qui ne fait que refléter les sentiments négatifs et hostiles, l’ambi­valence affective de l’enfant qui concerne le père aimé. En fait, plus intense est le désir de destruction, plus grande sera l’idéalisation.

Dans le cas du père diabolique, il y a donc projection sur le père de cette hosti­lité de l’enfant déjà éprouvée contre la mère et déplacée ensuite. Le père diaboli­que, tel qu’imaginé par l’enfant, est en ef­fet tout puissant et a le pouvoir de le met­tre à mort lui, l’enfant en tant que rival potentiel. En fait, il faudrait bien mettre à mort ce père, mais trop de culpabilité empêche que la chose ne soit représentée directement. C’est le sens de la mise à mort des deux policiers dans le film qui incar­nent le père diabolique de façon déguisée. Mais cette mise à mort est déguisée sous la forme d’un sacrifice nécessaire pour les nécessités du scénario du film. En effet, Marcel pour protéger son père Albert, que les policiers menacent, va risquer sa pro­pre vie et tuer; il va s’en trouver grandi et libéré et en position de recueillir l’héri­tage du père!

En fait, une fois le père idéalisé en dia­ble éliminé, le père idéalisé en Bon Dieu peut commencer à se laisser traiter de fa­çon plus réaliste. Il se soumet à la réalité, c’est-à-dire: la maladie, le vieillissement, la mort, l’incomplétude des sexes. Ce n’est que dans ce contexte psychologique que sera possible la rencontre entre le père réel et son fils à la toute fin du film. Car c’est la fin qui sauve le film et lui donne toute la plénitude de son sens.

Albert mourant, reçoit la visite de sa femme, ou a-t-il halluciné cette visite? Sa femme l’approuve pour la façon dont il a tenu la maison familiale, elle approuve ses trophées de chasse et le reste, elle lui par­donne enfin: il peut mourir en paix!

Albert raconte plus tard, cette visite avec beaucoup d’excitation à Marcel; ici rien de magique ou de grandiose; un homme sim­ple lègue en héritage à son fils le secret de sa vie: c’est-à-dire la capacité d’aimer, son amour pour la femme qui a été sa mère. Nous assistons donc à une triangu­lation de la situation, nous pouvons respi­rer, la perspective s’ouvre. Albert peut mourir.

Le film se termine sur cette scène émou­vante où Marcel lave le corps de son père mort et s’allonge près de lui en lui cares­sant les cheveux. Ici, l’émotion est à son comble, Marcel a-t-il compris le message du père? (…)

La mort du père amène le fils à se faire pour lui un idéal de vie, une morale socia­le, une mythologie personnelle qui donne un sens à la vie de son père et à la sienne propre. (…)

La culture québécoise, du moins une partie de notre culture, semble présenter le père comme une créature instable, frê­le et vacillante, sur laquelle on ne peut pas compter. Peut-être encore moins s’identi­fier. Ainsi, l’«Albert de Marcel» d’UN ZOO LA NUIT n’est que le dernier en liste d’une longue série de pères ou d’hommes québécois posés inadéquats.

Partons de MARIA CHAPDELAINE : autour d’elle les hommes ne cessent de fuir, elle doit faire un choix à contrecœur, un choix triste et terne en épousant le voi­sin, le seul qui soit disponible pour s’ins­taller. Le père de Maria, le premier, est un marginal qui déménage sans cesse à l’orée de la civilisation et François Para­dis, son amoureux, lui, semble préférer courir les bois et sa liberté, plutôt que de demeurer avec Maria. Un autre prétendant émigre, lui, aux États-Unis, pays de la ri­chesse. Ce choix terne, «plat», de Maria pour le brave Eutrope est un choix rési­gné et se fait parce qu’il faut fonder la race, mais où ce type de choix peut-il nous mener?

Plus tard avec LA FAMILLE PLOUFFE, nous nous trouvons en des temps moins héroïques, au milieu du XXe siècle industrialisé. La «race» est fondée, mais maman Plouffe est toujours placée devant un homme décevant qu’elle tient à l’écart. Théophile est un père querelleur, mais c’est un perdant sur toute la ligne (en politique étrangère, intérieure, sur le plan économique, physique et marital). À côté de lui, maman Plouffe exerce un contrôle tentaculaire sur la famille. Résignée et tou­jours soumise à sa Sainte-Mère l’Église, elle a été déçue par son mari et se rabat donc sur ses enfants qu’elle étouffe de sa solitude inquiète et qu’elle soude avec le ciment de la dépression. Théophile écar­té, aucun des fils n’aura non plus de des­tin enviable, encore moins sa fille. Il faut noter que ce genre de situation, et de per­sonnage, a fasciné le public québécois de la télévision pendant des années, alors que le public français a reçu le film dans la plus complète indifférence.

À vrai dire, seul, UN HOMME ET SON PÉCHÉ a fasciné les Québécois pen­dant autant d’années que LES PLOUF­FE… Mais on peut se demander si Séra­phin Poudrier est effectivement un homme; nous n’avons aucun indice de génitalisation, puisqu’il s’est comporté comme une mère méchante, avare de son sein et de ses soins face à la pauvre Donalda. (…)

Nous avons aussi des représentations d’hommes solides, le père Didace, Menaud Maître Draveur, mais il n’y a pas là de hasard non plus puisqu’ils ne trouve­ront justement pas de fils pour leur succé­der. Quant aux hommes d’affaires et aux politiciens qui réussissent, ils sont souvent représentés au cinéma et au théâtre com­me des «imposteurs» qui ne se rattachent à aucun courant culturel valable ou authen­tique.

En fait, il est important de savoir que nous ne discutons pas ici de la réalité elle- même, mais de la façon dont celle-ci est mise en scène par l’imaginaire. Il y a eu, il y a toujours en fait des hommes et des femmes très adéquats, courageux, ni «cas­trants», ni «castrés» qui puissent servir de modèle identificatoire; il y en a de nom­breux exemples dans notre histoire politi­que et sociale, mais je dirais qu’un certain imaginaire, un imaginaire dépressif ne sait trop qu’en faire! (…)

Conclusion

Le film UN ZOO LA NUIT pose donc un questionnement important, sur l’état de dépressivité dans lequel se trouvent beau­coup de jeunes adultes, en particulier mas­culins, dans notre société. On dit de ces derniers qu’ils se comportent souvent en adolescents attardés, incapables, semble- t-il, d’aborder et de traverser l’Œdipe, en­core moins d’assumer le désir chez eux de devenir père un jour.

Ce film est le produit d’une culture et, en même temps, il se veut d’une certaine façon en rupture avec elle; cette culture a des problèmes à poser une image du père qui soit positive ou tout simplement bien campée.

Ce qui nous touche dans la démarche de Jean-Claude Lauzon, c’est bien cette vo­lonté de reprendre les choses au début, puis de les reconstruire en quelque sorte pour redonner du sens à sa propre vie en redon­nant du sens à la vie de son père. (…)

Cette question du sens de la vie du père, est importante sur le plan social: plusieurs observateurs s’entendent pour dire que nous traversons ici au Québec, mais pas seulement ici, une période de dépression collective, une sorte de crise de culture dif­fuse, difficile à penser même! On parle d’un brouillard qui monte sur l’horizon symbolique dans le domaine des arts, de la politique, de la vie culturelle. C’est sans compter la crise démographique en cours dont les effets multiples sont encore à per­cevoir à l’avenir. C’est dans ce contexte que nous nous trouvons à recevoir de plus en plus de patients déprimés qui se plai­gnent de ce que leur propre vie n’a plus de sens… (…)

Jean Charbonneau


* Nous publions ici des extraits d’une conférence tenue au Pavillon Albert-Prévost en mars 1988 et qui portait sur la dépression et le suicide des jeunes adultes au Québec. L’auteur, qui est médecin, s’appuie en particulier sur le scénario du film UN ZOO LA NUIT pour illustrer ce phénomène en insistant sur le rôle que joue l’image du père dans notre culture.

Notes:

  1. Nous irons à la chasse ensemble…/ Jean-Claude Lauzon. Scénario du film UN ZOO LA NUIT. Ver­sion du 28 mai 1984. 167p.