La poursuite des mirages
ou la fragmentation du bonheur
Il y a des films percutants qui nous envahissent avec la force d’un raz-de-marée. Puis il y a les autres, travaillant en nuances dont la forme se révèle progressivement, comme LE DERNIER GLACIER, ALBEDO, CELUI QUI VOIT LES HEURES, AU CLAIR DE LA LUNE, LA FEMME DE L’HÔTEL… Ces films restent inscrits dans la mémoire pour la part de risques que les cinéastes ont su prendre.
LA POURSUITE DU BONHEUR s’intègre à ce second groupe. Le documentaire réalisé par Micheline Lanctôt révèle une mosaïque de points de vue. Ce long métrage aborde une vision du présent et jette un regard implacable sur le bonheur. L’hybridité des représentations introduites nous confronte à certains principes de collage (fragmentation, association et rappel). Cette structure en mimétisme avec le propos poursuivi par la cinéaste, présente le bonheur comme une vision fragmentaire. Images-miroirs, miroitements. Une question qui ne se répond que par l’interrogative : «Le bonheur c’est quoi?».
Laissant cette question sans réponse, le film nous convie lentement à des choix de société, choix de vie apparaissant comme les conditions indispensables au bonheur et s’oriente vers une critique de notre système.
Je n’ai pas vu L’HOMME À TOUT FAIRE, mais entre SONATINE et ce dernier film, les thèmes sont similaires : l’enfermement, l’impossibilité de trouver une solution à une situation donnée, la nécessité de se conformer à un (des) modèle(s) et l’inévitable influence américaine sur notre quotidien.
Effectuée auprès de divers représentants de la société, cette recherche rassemble des points de vue personnels, distanciés ou de spécialistes. Elle réunit un professeur d’histoire enseignant à l’UQAM, deux groupes d’hommes et femmes entre 35 et 40 ans dont un est sélectionné par Sorecom et l’autre fait appel à cette agence de sondages, un responsable d’une maison de publicité, un philosophe, un couple établi dans un quartier résidentiel, Micheline Lanctôt elle-même et ses deux enfants, le maire de Laval, un citoyen de Dorion, deux immigrants, le concepteur de l’émission pour enfants Passe-Partout, un responsable du marketing chez Provigo. Certains tentent de définir le bonheur, sans y arriver. La difficulté de répondre à une telle question de plein front oriente les commentaires vers une description du niveau de vie, l’identification des valeurs et modèles proposés par la société, où prestige, réussite cohabitent avec consommation.
Quel est le dénominateur commun entre Mère Theresa, les poulets Saint-Hubert, l’émission Passe-Partout, les jeux d’enfants, des maisons laissées en chantier, un conférencier (philosophe proposant des solutions au malheur ou à l’angoisse), la ville de Laval, des publicités passées sur écran vidéo? Éléments d’un constat traduisant l’effritement des conditions d’existence.
Graduellement les interventions, les plans se miment entre eux. Le montage permet l’enchaînement et l’emboîtement de ces images éclectiques, fragments de visions favorisant l’infiltration de métaphores. La cinéaste s’appuie sur un principe de résonnances. Les éléments sont introduits (le commentaire prépare le plan suivant), laissés en plan, repris ultérieurement ou contredits par d’autres interventions. Les images, les paroles en écho les unes des autres contribuent à une ramification des points de vue rappelant la structure de certains films de fictions à itinéraire complexe (laissant des pistes à suivre pour la poursuite de l’intrigue).
Les stratégies utilisées sont diverses et semblent parfois se contredire. Des plans très courts sont insérés, clins d’oeil à l’observateur perspicace : plan sur une affiche annonçant les critères de placement éthique ou sur la façade d’un magasin de jouets pour enfants Toys R Us. Parfois la cinéaste filme avec «discrétion» le connu, la laideur ou les aberrations architecturales : les rues de Montréal, des églises recyclées en condos ou bureaux, des boulevards bordés de stations-service, de restaurants ou de centre d’achats… Ces plans tiennent lieu de plans-tampons: ils font du temps à l’écran et incitent à regarder différemment l’environnement, à le voir mieux. Ce désintéressement relatif de la cinéaste (discrétion) calque en fait, notre regard désabusé ne réagissant plus aux absurdités qui nous entourent.
Micheline Lanctôt encadre à quelques reprises une déclaration. À ces moments, l’image ne contredit ni ne soutient le commentaire et mise plutôt sur les paroles : «On peut ne pas lire les poètes, on est obligé de regarder la publicité.» Parfois elle transcrit littéralement l’image produite par le commentaire, conditionnée par la teneur picturale des propos (l’évidence). Toutefois, l’effet n’est pas sans faire sourire, par son intentionnalité ou par l’ironie s’infiltrant : «Il y a dans les niches beaucoup de dieux et les publicitaires les implorent.» Micheline Lanctôt filmée près d’une fenêtre à l’UQAM, elle se place littéralement dans la «niche». Ou cet autre exemple, au «pur regarder bouche bée», lancé par un philosophe devant un auditoire, la caméra effectue un travelling dans un couloir où une porte s’ouvre sur un mail de centre d’achat. Le plan se complète par une phrase d’un immigrant: «Je suis content d’être ici, ton choix est illimité». Le commentaire est d’abord relancé (critiqué) par l’image et ultérieurement bouclé par un commentaire additionnel. Cette stratégie régulièrement utilisée relie deux espaces, deux réflexions en apparence étrangères l’un à l’autre.
Habile à manipuler les métaphores, la cinéaste propose une séquence faisant figure à la fois de condensation et d’éclatement de tout ce qui précède. Elle relate les diverses étapes impliquées dans la production du poulet Saint-Hubert barbecue : du poussin sortant de l’œuf au poulet rôti déposé dans sa boîte jaune. Des images loquaces filmées dans la pure tradition documentaire. Cette vision crue de la production à la chaîne est soutenue par une bande sonore superposant les commandes téléphoniques des clients. Reprenant le cercle vicieux auquel la question du bonheur nous place, ces images abordent littéralement le paradoxe de l’oeuf et de la poule, opèrent une rupture de la continuité filmique (par la teneur des images) et relancent «le pur regarder bouche bée», évoqué précédemment.
Bien que cette séquence rassemble les idées émises au cours du film, la cinéaste voit la nécessité d’introduire sa réflexion reliant bonheur et société : «Le système est si bien mis en place qu’il récupère ceux qui se marginalisent volontairement ou involontairement. C’est un système assez parfait qui prétend procurer le bonheur quand en fait, il se réclame de la prospérité, du succès qui ne sont surtout pas synonymes de bonheur.» Autre façon d’investir le propos et de signer le film.
Typiques d’un certain cinéma québécois, les derniers plans confrontent le spectateur à un espace vide, à un lieu de désolation: paysage hivernal dans la tempête. D’un brouillard surgit un groupe de maisons laissées en chantier (éphémérité de certains plans d’aménagement). Une polyvalente est aussi filmée dans la tempête (effleurement du rôle joué par les institutions dans la transmission des modèles). Soutenues par un blues d’Otis Redding, ces images diffèrent des plans précédents et surprennent par la vision apocalyptique de ce désert cadré par la cinéaste. La longueur, la vacuité, et l’opacité de ces images (horizon vaste, silence du paysage, désertion des habitants) engloutissent tout ce qui précède.
Ce dernier regard transcendant l’environnement propose une perspective angoissante et fascinante d’un mirage ou d’une tornade avalant tout sur son passage où force et violence conjuguées, marquent la dérision et l’inefficacité d’une telle poursuite. Micheline Lanctôt signale les leurres d’une recherche individuelle du bonheur et en soulève les aspects paradoxaux s’identifiant comme poursuivante et poursuivie.
Nicole Gingras
Nicole Gingras prépare actuellement un ouvrage sur l’utilisation de la photographie au cinéma. Elle a obtenu une Maîtrise en cinéma à l’Université de Montréal et collabore occasionnellement aux revues Spirale et Parachute.