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Narrations nouvelles et oubliées

Esther Auger, ON EST LOIN DU SOLEIL de Jacques Leduc (1970) Esther Auger, ON EST LOIN DU SOLEIL de Jacques Leduc (1970)
Esther Auger, ON EST LOIN DU SOLEIL de Jacques Leduc (1970)
© ONF
Photographie Bruno Massenet

En 1982, dans le cadre de sa section «Québec 1970», le Festival international du nouveau cinéma présentait six longs métrages méconnus qui avaient eu l’audace — on peut le dire maintenant — d’expérimenter une nouvelle narration dans leur fiction. Chacun à sa manière, OÙ ETES-VOUS DONC? de Gilles Groulx (1968), ON EST LOIN DU SOLEIL de Jacques Leduc (1970), LES ALLÉES DE LA TERRE d’André Théberge (1972), RÉJEANNE PADOVANI de Denys Arcand (1973), UNE NUIT EN AMÉRIQUE de Jean Chabot (1974) et L’AMOUR BLESSÉ de Jean Pierre Lefebvre (1976) proposaient une alternative au cinéma de fiction plus classique. Mais comme plusieurs projets dits d’avant-garde, ces essais cinématographiques n’ont pas fait l’unanimité de la critique à leur sortie. On a dit d’OÙ ÊTES-VOUS DONC? que c’était du sous-Godard 1, d’ON EST LOIN DU SOLEIL que le film était lourd 2, que LES ALLÉES DE LA TERRE ne voulait rien dire 3, que RÉJEANNE PADOVANI avait un arrière-goût de réchauffé et un style redondant 4, qu’UNE NUIT EN AMÉRI­QUE était confus 5 et hermétique 6 et que L’AMOUR BLESSÉ pouvait rebuter 7.

Pourtant le spectateur contemporain ne peut qu’être frappé par la maîtrise qui caractérise la réalisation de ces films et apprécier leur esprit d’invention, leur intelligence et plus que tout, leur beauté en tant qu’objets cinématographiques. Pour citer Pierre Jutras qui s’est déjà fait le champion de ces longs métrages : «(…) les résultats méritent qu’on y revienne aujourd’hui. Et c’est important, urgent même, car notre cinéma depuis ce temps a flirté avec trop de recettes, de formules, de patrons» 8.

Bien que la nature de l’expérimentation narrative diffère dans les six films, on remarque que OÙ ÊTES-VOUS DONC?, ON EST LOIN DU SOLEIL, LES AL­LÉES DE LA TERRE et UNE NUIT EN AMÉRIQUE embrassent d’emblée la pratique de la déconstruction narrative — une composante jadis essentielle du modernisme au cinéma — et qu’ils célèbrent de plus la suprématie du narrateur omniscient (celui tirant les ficelles du récit) 9. Mais de tous les films concernés, LES ALLÉES DE LA TERRE et UNE NUIT EN AMÉRIQUE retiennent particulièrement notre attention parce qu’ils sont encore les moins connus du groupe alors que, paradoxalement, ils sont ceux qui affichent peut-être l’expérimentation la plus radicale 10. Dans un premier temps, nous nous proposons donc de décrire et d’interpréter la narration brechtienne du film de Théberge et celle, excentrique, du film de Chabot pour ensuite nous pencher sur les causes de la disparition relative de tous ces films et celle de l’expérimentation narrative dans notre cinéma de fiction.

Narration brechtienne

LES ALLÉES DE LA TERRE, le film d’André Théberge, s’intéresse à la politique du couple. On y fait la connaissance de Zette et Toine, un couple d’acteurs mariés se retrouvant après une longue absence. La fiction raconte leurs retrouvailles et la période d’adaptation qui suit : problèmes de communication, confusion des êtres qui ne peuvent séparer leur réalité de la représentation qu’ils en font, confusion devant la surabondance de signes, de stimuli externes. On comprend tout de suite que Théberge traite de la vie moderne. Pour ce faire, bien qu’il pourrait opter pour le drame psychologique et le naturalisme nuancé, il choisit la voie contraire, celle de la théâtralité et de la stylisation. Un parti-pris formel qui favorise, on ne peut mieux, l’exploration de l’aliénation dont souffrent les personnages à l’écran. La distance qui sépare Toine et Zette, dans la diégèse, se voit donc soulignée par des procédés de distanciation au niveau de la narration du récit. C’est ici, en partie, que le rapprochement avec Brecht peut être fait.

Frédérique Collin et Pierre Curzi, LES ALLÉES DE LA TERRE d'André Théberge (1972)
Frédérique Collin et Pierre Curzi, LES ALLÉES DE LA TERRE d’André Théberge (1972)
© ONF

La facture du film de Théberge devient évidente dès la deuxième scène alors que Toine rentre chez lui après son retour d’Europe. Le spectateur est d’abord frappé par le décor de l’appartement: les murs sont peints de couleurs violentes où prédomine le rouge, il n’y a presqu’aucun meuble, mis à part un vieux juke-box, et toutes les pièces sont envahies par des signes de signalisation routière. Toine et Zette ne se parlent pas; la caméra les isole en alternance dans des plans pieds ou semi-rapprochés. Toine déambule lentement dans l’appartement comme s’il s’y sentait maintenant un peu étranger. Il suit Zette qui se dirige vers la cuisine. Le parcours des personnages est alors interrompu par l’insertion de gros plans montrant certains des signaux routiers, surtout les panneaux d’interdiction ou de danger. Toine arrive à la cuisine. Zette parle enfin et ordonne à son mari de rester où il est et de ne pas regarder (elle lui a préparé une surprise). On voit déjà comment le narrateur omniscient s’amuse à commenter la relation établie entre les personnages: il se manifeste directement dans l’intrusion des gros plans. Les feux de circulation, les flèches d’indication, les affiches de cul-de-sac viennent dynamiser les rapports du couple. La séquence est très drôle : Toine et Zette sont à la merci des signes. Metz lui-même n’aurait pu faire mieux.

Le ton change lorsque le couple se retrouve dans la chambre à coucher pour défaire les valises de Toine. Un étrange dialogue débute entre eux. Le spectateur non-averti ne peut en saisir tout de suite la nature mais il s’avère que les deux personnages se redisent, à voix haute, les lettres qu’ils se sont envoyées pendant leur séparation. On peut presque croire qu’ils les ont mémorisées par déformation professionnelle; Toine et Zette deviennent les acteurs d’un drame qu’ils ont écrit à distance. La scène est extraordinaire. On a, à l’écran, dans l’espace intra-diégétique, deux êtres qui parlent mais qui s’expriment en empruntant un timbre et un rythme que l’on associe normalement aux narrations en voix-off situées dans l’espace extra- diégétique. Les personnages bougent lentement. Tels des automates, ils vont et viennent entre la valise et les commodes comme si l’action de dire les rendait étrangers à leur corps, à la présence physique de l’autre et à leur existence dans le présent de la diégèse. Ils ne sont plus que narration. Leurs lettres se terminent avec de brûlants aveux d’amour mais les deux personnages ne se touchent même pas. Leur aliénation est complète. La distance qui les sépare semble aussi infranchissable que celle qu’impose la mise en scène de Théberge. La séquence se termine d’ailleurs avec une nouvelle intervention de son narrateur visuel omniscient. Alors que Toine et Zette font l’amour, sans qu’aucune émotion ne vienne se greffer à leur visage, apparaît un gros-plan d’Adam et Ève, représentés sur une affiche derrière la tête du lit. La narration omnisciente vient ainsi réduire les deux époux au rang d’archétypes en les comparant aux figures légendaires de la Bible. Effet de miroir, effet de distanciation.

Le «miroir» devient bientôt «mise en abîme» lorsque Toine et Zette sont appelés à se joindre à une troupe de théâtre. Zette a décroché un rôle dans La Passion du Christ : une tragédie moderne électronique alors qu’on demande à Toine d’agir en tant que personne ressource pour critiquer le travail du groupe. L’espace scénique devient le nouveau milieu conjugal : tous les objets hétéroclites qui meublaient précédemment l’appartement des deux personnages font maintenant partie du décor théâtral. Le couple continue d’évoluer dans un univers où n’existe que la représentation du réel. Toine devient inséparable de la caméra vidéo avec laquelle il filme les répétitions de la pièce. Il parcourt même les rues de Montréal en filmant la vie autour de lui, «vécu» que regarde ensuite Zette, assise toute seule devant son téléviseur. La communication entre les deux époux ne se fait plus qu’à travers la médiation électronique: c’est là que se trouve la tragédie et non dans la pièce assez ridicule que le groupe tente de monter. Petit à petit, l’expérience s’avère trop éprouvante pour Zette qui sombre bientôt dans le mutisme sous l’œil attentif (mais pas attentionné) de son mari — vidéoman. C’est ainsi que la caméra de Théberge regarde Toine regarder Zette qui s’est tu. (Dit autrement : le narrateur omniscient commente silencieusement les agissements de l’époux qui se méprend lorsqu’il croit contrôler la situation (son épouse comprise) parce qu’il la regarde et s’en fait le narrateur visuel). Seule Zette semble comprendre l’impasse où ils se trouvent; son silence est aussi loquace que celui du narrateur «tout-puissant». Mais le silence de Zette signifie aussi la perte du peu de pouvoir qu’elle possédait au sein du couple, de la troupe et de la fiction de Théberge. Qui n’a plus de voix se laisse narrer.

LES ALLÉES DE LA TERRE a tout de même une conclusion heureuse. Le dernier plan du film nous montre les deux personnages, isolés dans un décor sombre — un espace noir et vide de tout signe — où ils se retrouvent enfin face à face. Les mains de l’un caressent le visage de l’autre. Ils se parlent comme amant et amante. On assiste là à une reprise de la scène des retrouvailles mais, cette fois, sans que les personnages s’imposent un rituel aliénant. Le narrateur omniscient de Théberge n’intervient plus. La caméra se fait discrète et impersonnelle. Elle berce les personnages dans un cadrage ouvert. Il ne reste plus que les voix de Toine et Zette qui se parlent d’amour.

Narration excentrique

Deux policiers enquêtent sur la mort d’une jeune femme qui pourrait être la seconde victime d’un riche immigrant désaxé. Les deux limiers s’intéressent à la fois à la jeune sœur de la malheureuse et à l’ex-épouse du présumé meurtrier dont on ne retrouve plus la trace. Au plus fort de l’intrigue, un des deux policiers disparaît alors que le deuxième est pourchassé par la mystérieuse immigrante avec qui il se lie finalement d’amitié. Le détective serait-il le meurtrier que la police recherche?

Tout ce beau monde se retrouve enfin, en pleine nuit, sur le site d’une station d’essence près d’une autoroute qui mène aux États-Unis. Une bagarre sanguignolante éclate sous le regard impassible d’un Amérindien qui se retire, dégoûté, alors que les autorités décident d’arrêter le pauvre pompiste de la station.

Avant même d’être un film de fiction expérimental, UNE NUIT EN AMÉRIQUE s’inscrit déjà en marge du cinéma québécois parce qu’il s’intéresse au genre policier, comme en témoigne la description du synopsis 11. Ceux pour qui les films «à genre» ne peuvent constituer qu’un cinéma superficiel se surprennent toujours du choix stylistique de Chabot lorsqu’il apprennent que le cinéaste voulait faire de son film, un véhicule de «détraumatisation» pour les Québécois ayant passés au travers des Événement d’Octobre 12. C’est compter sans l’imagination et les prouesses de gymnastique intellectuelle du cinéaste car il faut bien le dire, UNE NUIT EN AMÉRIQUE n’est pas un film policier banal. Alors que le genre peut être le véhicule idéal pour la narration classique et son discours concentrique (qui tend vers une solution logique), le film frippon de Chabot vient bouleverser les règles en proposant, au contraire, un récit éclaté, insoumis et rempli d’apartés. La narration est d’emblée déconstruite et excentrique. Excentrique, bien sûr, parce qu’elle est bizarre et extravagante — pour ne pas dire absurde — mais aussi parce qu’elle répond à la définition première du terme qui, en géométrie, désigne une forme dont le centre s’écarte d’un point donné (définition du Petit Robert). UNE NUIT EN AMÉRIQUE vient donc subvertir la concentricité habituelle des récits du genre (et «déconcentrer», par la même occasion, plus d’un spectateur en quête de plaisir narratif) pour mieux formuler son discours politique. Chez Chabot, «détraumatisation» et «déconstruction» ne peuvent qu’aller de pair. Subversion et humour aussi.

Ce n’est qu’après la scène d’ouverture que le spectateur remarque la stratégie du cinéaste. Dans la cantine d’un hôpital, les deux détectives s’entretiennent avec le médecin-légiste chargé de l’autopsie de la jeune femme qu’ils viennent de trouver; une scène typique de plus d’un film policier. Mais voilà que leur discussion est bientôt interrompue par deux vieilles dames qui demandent au médecin s’il n’aurait pas vu une connaissance à elles, hospitalisée là depuis quelques temps. La caméra qui cadrait le trio d’investigateurs, fait alors un panoramique pour inclure le duo des importunes; narration omnisciente et impersonnelle oblige. Les dames paraissent un peu gâteuses. La plus dégourdie (interprétée admirablement par Nana de Varennes) essaie de décrire la personne qu’elles recherchent mais sa mémoire lui fait défaut, si bien que son amie doit lui souffler son «texte». Par politesse, le médecin-légiste est bien forcé d’écouter… mais si la caméra en vient ensuite à exclure les deux détectives de son cadre, c’est parce que le narrateur omniscient est beaucoup plus intéressé par les vieilles dames que par les deux héros du film. Pendant de longues minutes, le spectateur est alors convié à écouter le récit qu’elles ont à raconter, un récit qui n’a rien à voir avec l’intrigue du film. On s’attend bien à ce que Chabot revienne aux détectives mais il tarde tellement à le faire qu’on en vient presqu’à oublier leur présence. L’aparté devient plus important que l’intrigue.

On pourrait croire à un geste amusant mais gratuit de la part de Chabot si ce n’était de la nature de plus en plus philosophique ou critique de ces bifurcations. A chaque fois qu’un des détectives tente d’interroger la sœur de la dernière victime, celle-ci le force plutôt à écouter les histoires qu’elle a à raconter. A chaque occasion, il y a une pause dans l’action assez rocambolesque du film. La caméra cesse de se mouvoir et vient de nouveau cadrer celle qui dit et celui qui l’écoute. Les propos de la jeune femme tournent autour d’une auto volée puis retrouvée, de policiers incompétents, de l’amour qu’elle portait à sa sœur, de l’insensibilité des gens et de l’avenir de la race humaine et extra-terrestre. Le policier est agacé et ne comprend jamais où elle veut en venir (surtout qu’elle l’accuse, lui, de tous les crimes). Le spectateur sensible au style de Chabot peut cependant apprécier la poésie et l’intention politique de ces interventions.

Bref, le film ne s’intéresse à la narration- type du genre que lorsqu’il peut la désamorcer pour mieux ridiculiser le corps policier. Lorsque le détective marche dans la rue après sa première rencontre avec la sœur de la victime, son attention est attirée par quelque chose hors-champ. La caméra endosse alors son point de vue déplacé et suit, pendant un moment, la trajectoire de son regard. Jusqu’ici la narration visuelle se met au service du héros et favorise notre identification. Bientôt, un coup de feu retentit. Chabot ne coupe pas pour revenir au détective mais laisse plutôt la caméra poursuivre sa trajectoire «socio-touristique» à travers le quartier. On peut facilement croire à une rébellion de la part du narrateur visuel tellement il est clair qu’il délaisse ses fonctions en ne se préoccupant pas du drame qui se déroule hors-champ. Lorsqu’on revient finalement au policier, il est étendu, blessé, sur le trottoir. La jeune femme qu’il vient de quitter accourt pour l’aider. Il se lève alors et l’accompagne, sans même s’interroger sur l’identité de son agresseur, comme si, à l’instar de la caméra, le personnage ne s’intéressait plus au récit.

La façon de faire de Chabot atteint son paroxysme et trouve sa justification finale dans la dernière scène alors qu’il bafoue toutes les lois du film d’action. Dans un grand moment d’anarchie libératrice et alors que tous les protagonistes se poursuivent et tirent l’un sur l’autre dans une station d’essence, le narrateur omniscient décide de ne s’intéresser qu’au personnage étranger à l’intrigue. Il cadre de près le pompiste qui tente désespérément d’enlever une tache rouge maculant la vitre d’une porte. Les autres personnages entrent et sortent du cadre, s’écrasent, à moitié mort, près du pompiste mais celui-ci n’a d’yeux que pour la tache tenace. La séquence tient à la fois des «Keystone Cops» et de Jacques Tati tout en étant plus cinglante. Au moment où le pompiste réussit à faire partir la tache rouge sang — en faisant de la porte vitrée un magnifique vitrail multicolore — les policiers l’inculpent de crimes qu’il n’a pas commis. L’évocation des abus de pouvoir durant les Événements d’Octobre est à peine voilée.

Le regard critique le plus important du film appartient cependant au personnage de l’Amérindien qui observe la scène finale, confortablement assis dans son auto. Pour la première fois, la caméra de Chabot cadre le visage d’un personnage, de face et en gros-plan. Les yeux rivés sur l’objectif, l’Amérindien semble nous regarder. Le moment est étrange et embarrassant pour le spectateur qui devient soudainement conscient du rôle qu’il joue, assis confortablement (lui aussi) dans la salle de projection. Chabot achève alors de désamorcer tout ce qui pourrait encore ressembler à une narration classique dans son film. La conscience du spectateur ne peut plus se retrancher derrière l’illusion d’une identification quelconque avec les héros. Lorsque le plan s’achève enfin et que l’Amérindien ordonne à son chauffeur de partir, le spectateur ne peut pas ne pas comprendre que le dégoût qui se lit sur le visage de l’homme est adressé à notre société. Le rire devient jaune et UNE NUIT EN AMÉRIQUE se termine avant la promesse d’une aube nouvelle.

Narrations oubliées

Mouffe et Christian Bernard, OÙ ÊTES-VOUS DONC? de Gilles Groulx (1968)
Mouffe et Christian Bernard, OÙ ÊTES-VOUS DONC? de Gilles Groulx (1968)
© ONF

LES ALLÉES DE LA TERRE, UNE NUIT EN AMÉRIQUE, ON EST LOIN DU SOLEIL, OÙ ÊTES-VOUS DONC?, RÉJEANNE PADOVANI et L’AMOUR BLESSÉ témoignent de l’époque où une certaine expérimentation narrative était encouragée, ou du moins permise, dans les longs métrages de fiction québécois. Mais qui, du grand public, peut encore se souvenir de ces films? Ils ne figurent pas au programme des cinémas de répertoire et, mis à part le film de Denys Arcand, ne se retrouvent pas non plus à la grille horaire de Radio-Québec ou de Radio-Canada. Bien sûr, la critique spécialisée et les milieux académiques s’intéressent toujours à l’œuvre de Groulx, de Leduc, de Lefebvre et d’Arcand mais quand est-il question du «film policier» de Chabot? Et qui se souvient d’avoir vu LES ALLÉES DE LA TERRE? Projeté quelques temps au Pavillon de l’ONF à Terre des Hommes lors de sa sortie, le film de Théberge a vite sombré dans l’oubli… c’est-à-dire dans les archives de l’ONF, d’où il ne peut être retiré que si un cinéphile téméraire accepte de débourser les frais requis de 40 dollars! Avis aux contribuables…  13

Que s’est-il passé? Pourquoi ces films ont-ils «disparu» et pourquoi notre cinéma de fiction a-t-il choisi une voie résolument plus conventionnelle depuis lors? La réponse est à la fois sans mystère et complexe. Bien sûr, le problème en est un de distribution. Premièrement, il semble qu’une fois terminés, certains de ces films ont perdu la confiance de leurs producteurs. C’est certainement le cas d’UNE NUIT EN AMÉRIQUE. Lorsqu’il présenta son film aux membres de la SDICC, Chabot vit sortir le président de la société, M. Gratien Gélinas, 20 minutes après le début de la projection. Il était hors de lui et tempestait contre le long métrage, qu’il jugeait incompréhensible. Faute de se voir octroyer une dernière subvention, la sortie du film fut retardée. 14 On le sait, les cinéastes québécois sont souvent à la merci des organismes accordant des subventions. Un projet peut être accepté par un jury mais être mis en veilleuse ou sur les tablettes par un administrateur. Il semble que l’expérimentation narrative ne fut pas longtemps populaire auprès de nos institutions de financement cinématographique.

Le cas d’OÙ ÊTES-VOUS DONC? et d’ON EST LOIN DU SOLEIL est différent. Produits par l’ONF, ces films ont eu la chance de faire valoir leurs mérites artistiques: ils ont connu un certain succès d’estime sur le circuit des festivals. Comment expliquer alors qu’ils aient mal été distribués commercialement? Les distributeurs auraient-ils été incommodés par la portée idéologique des deux films? On comprend qu’il doit être difficile de vendre ON EST LOIN DU SOLEIL : un film sur le frère André où il n’est directement question de lui que dans le prologue filmé. Il est assurément plus aisé de distribuer une biographie romancée qu’une transfiguration plutôt subversive du sujet. Il en va de même pour le film de Groulx. Au départ, un long métrage de commande sur la chanson populaire au Québec — un sujet facilement exploitable — OÙ ETES-VOUS DONC? déborde du cadre proposé pour formuler un constat virulent de la société québécoise. On se rappellera d’ailleurs que le titre original du film était OU ÊTES-VOUS DONC, BANDE DE CÂLISSES? Voilà un cri qui, par sa formulation et sa colère, ne peut que situer les interpellés et l’interpellant dans un cadre d’interaction politique. Rares sont les distributeurs qui veulent s’associer de trop près à de tels «produits». A un degré moindre, le problème s’applique aussi à REJEANNE PADOVANI et L’AMOUR BLESSÉ.

Quant au film de Théberge, on l’a expliqué, il est «mort» à peine sorti. Sa narration était-elle trop différente? Pas assez accessible? Voilà bien le mot magique des distributeurs. Or, bien sûr, malgré le rythme enlevant d’OÙ ÊTES-VOUS DONC?, le «suspense» dans ON EST LOIN DU SOLEIL, l’appel au ludique dans LES ALLÉES DE LA TERRE, les intrigues amoureuses dans RÉJEANNE PADOVANI, l’humour d’UNE NUIT EN AMÉRIQUE et l’actualité du sujet de L’AMOUR BLESSÉ, ces films demeurent différents ; peut-être trop pour être jugés accessibles, surtout ceux de Théberge et de Chabot. Ces œuvres ont été réalisées par des cinéastes de plein pied dans la modernité au moment même où, malheureusement pour eux, l’industrie québécoise du cinéma se mettait à rêver sérieusement de rentabilité. Le Québec n’ayant pas un bassin de population assez important pour qu’on y trouve à coup sûr un large public intéressé à consommer des films d’art et d’essai, c’est tout naturellement que les distributeurs se sont mis en quête de succès populaires, incitant les producteurs à tourner des fictions plus conventionnelles. On voulait et on veut toujours, des films sachant «raconter une histoire» avec, dans l’ordre, un début, un milieu et une fin. L’implication de la télévision, au niveau du financement, n’a fait que cimenter cette tendance depuis une dizaine d’années. De nos jours, plusieurs subventions ne sont octroyées qu’aux films qui se destinent au petit écran. Nos institutions encourageraient-elles l’autocensure artistique?

Quoiqu’il en soit, l’expérimentation narrative a, pour ainsi dire, disparu des longs métrages de fiction québécois. Gilles Groulx, Jacques Leduc, Denys Arcand, Jean Pierre Lefebvre et plusieurs de leurs contemporains se sont assagis. Jean Chabot s’est tourné vers le documentaire et André Théberge n’a plus réalisé que des courts et des moyens métrages. Le sphinx peut-il vraiment renaître de ses cendres?

Johanne Larue


Johanne Larue est chargée de cours à l’Université Concordia. Elle collabore régulièrement à la revue Séquences. Sa maîtrise porte sur la narratologie du fantastique à travers l’œuvre THE SHINING (roman et film).

Notes:

  1. Un jugement partagé par Positif, janvier 1970, et Films and Filming, janvier 1970. p. 19.
  2. Bonneville, L., «On est loin du soleil» dans Sé­quences, no 68, février 1972, p. 39.
  3. L.,C., «Les allées de la terre ou l’art de ne rien dire» dans Québec Presse, 1 juillet 1973.
  4. Bellounis, H., «Un Z timide» dans Le Devoir, 27 octobre 1973.
  5. Leroux, André, «L’aliénation : de Richer/Héroux à Lefebvre/Chabot» dans Le Devoir, mercredi 26 avril 1975, p. 20.
  6. Mathieu, Monique, «De l’hermétisme à petit budget» dans Montréal Matin, 25 avril 1975, p. 25.
  7. Tremblay, D., «La solitude des consommateurs de média» dans Le Dimanche, 13 mars 1976.
  8. Jutras, Pierre, «Images d’ici; les fictions québécoises» dans le catalogue du Festival international du nouveau cinéma de Montréal 1982.
  9. La nature particulière de l’expérimentation dans RÉJEANNE PADOVANI et les films de Jean Pierre Lefebvre, fait l’objet d’études distinctes dans le présent numéro de Copie Zéro.
  10. Il existe cependant deux articles fort intéressants qui analysent en profondeur OU ÊTES-VOUS DONC? et ON EST LOIN DU SOLEIL dans une optique proche de celle qui nous intéresse. Il s’agit de «Montage/Freinage/Emballement» de Denis Bellemarre (pour le film de Groulx) et «Un parti pris d’écriture» de Yves Lacroix (pour le film de Leduc), tous deux publiés dans Copie Zéro, no 14, décembre 1982.
  11. Dans le genre, Denys Arcand avait déjà réalisé LA MAUDITE GALETTE en 1971, une exploration de la pègre québécoise (un milieu qu’il utilise de nouveau dans RÉJEANNE PADOVANI) mais il faudra attendre LES YEUX ROUGES (1982) et POUVOIR INTIME (1986) d’Yves Simoneau pour retrouver un cinéaste s’intéressant autant que Chabot aux conventions génériques.
  12. Propos de Jean Chabot recueillis par Léo Bonneville dans «Entretien avec Jean Chabot», Séquences, no 79, janvier 1975, p. 9.
  13. Les cinq autres films sont un peu plus faciles à trouver. UNE NUIT EN AMÉRIQUE est distribué par Cinéma Libre, mais en 35 mm seulement et L’AMOUR BLESSÉ, en 16 mm, par Lapointe Films. OU ÊTES-VOUS DONC? est disponible gratuitement mais seulement sur copie 16 mm, à la filmothèque de l’ONF. On peut visionner une copie vidéo d’ON EST LOIN DU SOLEIL, au Centre de documentation de la Cinémathèque québécoise et RÉJEANNE PADOVANI passe assez régulièrement à la télévision.
  14. Propos de Jean Chabot recueillis par Léo Bonneville, «Entretien avec Jean Chabot» dans Séquences, no 79, janvier 1975, p. 9.