L’hydre aux trésors
Tout est fiché, comme chez les flics, d’À BELLES DENTS (Gaspard-Huit, France 1966) à ZVENIGORA (Dovjenko, URSS 1927). Et puis ça recommence, d’À FORCE DE COURAGE (Falardeau et Poulin, Québec 1977) à WOW (Jutra, Québec 1969), et de A (Lenica, France 1964) à ZWYCIESTWO (Putchny, Pologne 196?). Car si la Cinémathèque est bien une hydre à deux têtes (conservation/diffusion, conserver/montrer), c’est aussi une hydre à trois cœurs : cinéma québécois-canadien, cinéma d’animation, cinéma international.
Les fichiers qui meublent le bureau de Gisèle Côté sont là pour le rappeler : l’histoire du cinéma se divise ici en trois continents. Le continent Animation, le plus petit, compte 4 000 titres; le continent québécois-canadien, 5 000 titres; et l’autre, l’hybride, l’international, 13 000 titres.
Mais, comme toute statistique, ces chiffres ne disent rien, si ce n’est qu’à quelques kilomètres au sud, dans les entrepôts de conservation de Boucherville, il y a des bobines correspondant à ces fiches.
Le fichier, c’est bien connu, c’est le royaume de l’anonymat : CITIZEN KANE y voisine avec LA CITTA GIOCA D’AZZARDO, sans que rien ne nous indique que le premier a bouleversé l’histoire du cinéma, alors que son voisin n’a que provoqué la faillite de son producteur. Pourtant, si on y regarde de plus près, la fiche signalétique, signale… que le film a été produit en telle année, en tel pays, par tel cinéaste s’appuyant sur tel ou tel scénariste et proposant à tel et tel acteur de donner un visage à ses personnages.
Mais la fiche nous apprend aussi que le film fait partie de la collection de la Cinémathèque depuis telle année et qu’il y est venu via telle cinémathèque étrangère, ou tel distributeur, producteur, réalisateur ou collectionneur privé, ou encore, plus mystérieusement, que c’est un dépôt anonyme… Car, bien entendu, les copies aussi ont une histoire.
FROM BRITISH HOMES TO CANADIAN FARMS de Roy Tash, un précieux film de propagande du CPR de 1927, fut retrouvé par Roland Smith derrière une porte de service du cinéma Verdi, au moment du déménagement vers l’Outremont.
La GERTRUD de Dreyer fut remise anonymement à la Cinémathèque par un cinéphile impénitent qui l’avait loué pour un soir et le garda plusieurs années dans sa cave pour vivre de son envoûtement. Et que penser de tous ces «N.G. prints» 1 subtilisés aux poubelles de l’ONF ou du Laboratoire de films Québec par quelqu’ami monteur ou technicien toujours à l’affut.
Le cinéma québécois
Mais la collection se constitue aussi par des voies plus normales, planifiées et, au mieux, répondant à une politique d’acquisitions. C’est surtout le cas, bien logiquement, du cinéma québécois. Dès sa création la Cinémathèque a eu à souci la sauvegarde du cinéma québécois : c’est là son mandat principal, voire même sa raison d’être. Cela s’est d’abord fait grâce à l’amitié complice et à la compréhension des cinéastes. Puis, peu à peu, producteurs et distributeurs emboîtèrent le pas. Aujourd’hui, forte des provisions de la Loi sur le cinéma de 1983 2, et pouvant compter sur un budget spécial annuel du ministère des Affaires culturelles de 100 000 $, la Cinémathèque peut désormais faire tirer des copies de conservation des films à mesure qu’ils se font : 18 longs métrages et 62 courts métrages en 1985, 31 longs métrages et 27 courts métrages en 1986, 21 longs métrages et 17 courts métrages en 1987.
Au-delà de cet heureux automatisme, la priorité demeure de conserver tout le cinéma québécois. D’où l’acharnement à remonter dans le temps. À restaurer, par exemple, avec son aide amicale, À LA CROISÉE DES CHEMINS du Père Jean-Marie Poitevin, long métrage «missionnaire» de 1943 interprété notamment par Paul Guèvremont et Denyse Pelletier. À regrouper aussi tous les négatifs des longs métrages de la période historique de 1944 à 1953 au cours de laquelle fut tentée en grand l’aventure du long métrage et furent produits 19 titres (du PÈRE CHOPIN de Fédor Ozep à L’ESPRIT DU MAL de Jean-Yves Bigras) dont deux en coproduction avec la France (DOCTEUR LOUISE, alias ON NE TRICHE PAS AVEC LA VIE de René Delacroix et SON COPAIN, alias L’INCONNUE DE MONTRÉAL de Jean Devaivre).
Le volet québécois-canadien est donc le cœur même de la collection de films. C’est là qu’on trouve les choses les plus rares, les plus précieuses en termes archivistiques. Les cinéastes, producteurs comme réalisateurs, déposant volontiers à la Cinémathèque les éléments de tirage de leurs films, cette collection a une valeur inestimable et nombreux sont les documents irremplaçables qui s’y trouvent — du négatif original de SEUL OU AVEC D’AUTRES, en passant par le négatif original du RÉVOLUTIONNAIRE, du MÉPRIS N’AURA QU’UN TEMPS, d’ENTRE LA MER ET L’EAU DOUCE et de tant d’autres.
De plus, cette collection dans la collection est celle qui toujours est surveillée de près; celle pour laquelle on n’hésite pas à faire tirer un contretype négatif — comme nous l’avons fait récemment pour PIERROT DES BOIS de Jutra dont nous n’avions qu’un positif de projection; ou à refaire la piste sonore déficiente; ou, bien entendu, à transférer sur support «safety» 3 ce qui n’existait que sur support nitrate, tel ce précieux FROM BRITISH HOMES TO CANADIAN FARMS déjà évoqué.
De ce fait la collection québécoise-canadienne est en mutation constante : la rétrospective d’un cinéaste, une monographie de Copie Zéro ou la préparation d’une manifestation québécoise à l’étranger, sont autant d’occasions d’acquérir, améliorer, compléter ce précieux fonds.
L’animation
L’autre secteur privilégié est le cinéma d’animation, dont Louise Beaudet nous entretient par ailleurs dans ce numéro. Par son importance quantitative (4 000 titres), mais surtout par sa diversité et sa richesse, la collection de films d’animation de la Cinémathèque est unique au monde et constitue une spécialité unanimement admise. Cette collection a d’ailleurs droit à son conservateur attitré, qui voit à son enrichissement et à son bon usage.
Si la collection s’enrichit par voies d’acquisitions et d’échanges, elle profite aussi à l’occasion des accidents de ce curieux métier — telle la surprise de constater que chaque long métrage d’un important dépôt en 16mm (plus de 1 000 titres) était précédé du «cartoon» qui avait accompagné sa carrière dans les pensionnats et les salles paroissiales; telle la surprise à nouveau de trouver dans les films du ménage du Verdi (encore!) la première apparition à l’écran de Popeye, volant la vedette à Betty Boop dans POPEYE THE SAILOR (1933).
Le cinéma international
La collection internationale, la plus volumineuse et naturellement la plus diversifiée des collections de la Cinémathèque, s’enrichit bon an mal an de 500 à 1 000 titres nouveaux. La plupart de ces copies sont déposées à la Cinémathèque par des distributeurs canadiens dont les droits d’exploitation sont terminés sur les titres en question. Ces dépôts sont régis par un contrat rigoureux garantissant au déposant et plus encore à l’ayant-droit — où qu’il soit, en France ou en Bulgarie, au Sénégal ou en Finlande — que son film sera conservé dans des conditions optimales et qu’aucun usage commercial n’en sera fait. Se retrouvent ainsi à la Cinémathèque les films de Godard et de Wajda, de Scola et de Mészáros, mais aussi les «œuvres» plus légères des Chariots et autres rois du karaté, voire même certains classiques du Beaver ou du Pussycat. Une collection vivante est toujours, dans une certaine mesure, le reflet des goûts et habitudes des cinéphiles d’une époque donnée.
Mais ici aussi la collection s’enrichit également de façon ordonnée, avec en vue la volonté de refaire pour le profit des cinéphiles québécois l’histoire du cinéma. Cette entreprise, plus strictement voisine de celle d’un musée des Beaux-Arts, se réalise surtout par voie d’échanges avec les autres cinémathèques et archives membres de la Fédération internationale des Archives du film. Ainsi, si tout Dovjenko et tout Eisenstein se retrouvent dans les collections de la Cinémathèque, c’est grâce aux liens étroits qui unissent la Cinémathèque et le Gosfilmofond de l’Union soviétique depuis plus de vingt ans, liens qui se sont traduits en des programmes d’échanges très efficaces qui ont enrichi les collections de la Cinémathèque de plus de 100 films soviétiques de l’époque muette.
Les liens privilégiés avec la Cinémathèque de Toulouse, avec qui ont été réalisés projets de recherches, co-éditions et échanges nombreux de films et de documents, ont aussi apporté à notre collection de nombreux films français contemporains, aussi bien qu’anciens.
Et nous pourrions continuer ces exemples à l’infini, tellement la pratique des échanges est désormais une activité normale entre la Cinémathèque et ses collègues à l’étranger. Rappelons, pour l’exemple, que la version coloriée du BALLET MÉCANIQUE nous est venue du Filmmuseum d’Amsterdam, que les délicieuses comédies de Karl Valentin nous ont été déposées par le Münchner Stadtmuseum, que le mystérieux IMPATIENCE de Dekeukeleire nous est venu de la Cinémathèque Royale de Bruxelles et que la LETTRE À FREDDY BUACHE de Godard nous est venue, bien entendu, de la Cinémathèque suisse de Lausanne.
Prolongement organique des collections — en même temps que lucarne sur les collections — les projections publiques sont aussi une occasion d’enrichissement des collections. Chaque grande rétrospective est obligatoirement le prétexte à quelques acquisitions :
- la grande rétrospective Ivens de 1978 nous a apporté SPANISH EARTH, LA PLUIE, LE PONT, LE PEUPLE ET SES FUSILS et HO CHI MINH;
- la rétrospective Renoir, également de 1978, LE CRIME DE MONSIEUR LANGE, LES BAS-FONDS et LE PETIT THÉÂTRE DE JEAN RENOIR;
- la rétrospective Van der Keuken de VACANCES DU CINÉASTE et LA PORTE;
- la rétrospective Duras de 1981, LE NAVIRE NIGHT;
- plus récemment, à l’occasion de la grande rétrospective Jutra de septembre ARTS CUBA et les cinématons de Gérard Courant.
Quant à Paul Vecchiali, notre invité à l’occasion de sa rétrospective de 1984, il nous fit cadeau d’une copie 35mm de son film le plus récent EN HAUT DES MARCHES.
Plus régulièrement, les séances «Histoire du cinéma» sont aussi l’occasion d’acquérir de nouveaux titres : classiques étrangers, courts métrages comiques du muet et grands documentaires (TURKSIB de Turin, THE PLOW THAT BROKE THE PLAIN de Lorentz, THE CITY de Van Dyke et Steiner), ces traditionnels délaissés des collections, même les plus prestigieuses. Signalons enfin que la collaboration de la Cinémathèque avec le Festival international de jazz de Montréal a permis de démarrer une petite collection de films musicaux où l’on compte déjà des documents aussi précieux que : ST-LOUIS BLUES de Dudley Murphy, JOE ALBANY, A JAZZ LIFE de Carole Langer, ART PEPPER : NOTES FROM A JAZZ SURVIVOR de Don McGlynn et quelques «soundies» 4 des années 40.
Il faudrait aussi parler des 257 films français des années 30, héritage des premières années de la télévision canadienne, et au nombre desquels on compte plusieurs «succès du samedi soir» (de MA COUSINE DE VARSOVIE au ROI DES RESQUILLEURS) qui suscitent l’envie de nos amis Borde et Vecchiali — ce dernier a d’ailleurs emprunté une trentaine de ces titres pour compléter la carte blanche que la Cinémathèque française lui avait proposée à l’été de 1985.
Et impossible de délirer sur ces trésors inconnus qui habitent assurément la collection mais qui, pour le moment, restent enfouis dans l’anonymat de leur fiche, le fichier n’étant pas encore informatisé : seuls les titres y figurent et seuls les chercheurs les plus entêtés peuvent leur faire rendre leurs secrets — tels André Gladu et Richard Boutet qui, pour les besoins de leurs films respectifs, prirent le temps de regarder plusieurs heures de documents non-identifiés sur l’une des tables de montage de Boucherville.
Conserver donc. À tout prix. Mais pas pour embaumer. Au contraire, ces milliers de bobines sont bien vivantes et, pendant que reposent hors de tout risque les négatifs et autres éléments précieux, les copies de projection font renaître sur l’écran de la Cinémathèque les rêves des générations passées et témoignent du génie des cinéastes d’hier et d’aujourd’hui et de l’histoire toujours bien vivante d’un art unique que nous aimons à la folie.
Robert Daudelin
Notes:
- N.G. pour «no good». Désigne une copie refusée au laboratoire pour raisons techniques : mauvais étalonnage, parasites sur la bande sonore, poussières, etc. ↩
- Les articles 7 et 8 de la Loi stipulent que :
7) Une cinémathèque reconnue peut, à condition d’en assumer les frais, (c’est nous qui soulignons) exiger du propriétaire d’un film produit au Québec et présenté en public qu’il en dépose un exemplaire à la cinémathèque.
Le propriétaire doit effectuer ce dépôt dans le délai et suivant les modalités déterminées par règlement du gouvernement. L’exemplaire déposé doit satisfaire aux normes de qualité déterminées par règlement du gouvernement.
8) La Cinémathèque québécoise, corporation sans but lucratif instituée en vertu de la partie III de la Loi sur les compagnies (L.R.Q., chapitre C-38), est, aux fins de l’application de la présente section, une cinémathèque reconnue. ↩
- Le support nitrate utilisé pour les films de format 35mm fut abandonné au début des années 50 pour des raisons de sécurité et remplacé par un support sur base acétate, communément appelé «safety» du fait des mots «safety film» apparaissant en bordure de la nouvelle pellicule. ↩
- Les «soundies» sont des petits films musicaux qui durent le temps d’une pièce ou d’une chanson et qui étaient destinés à des juke-boxes munis d’un projecteur (la Cinémathèque possède l’un de ces appareils, ancêtres du scopitone français des années 60). Quelque centaines de soundies furent produits aux États-Unis au début des années 40, plusieurs mettant en vedette des stars du jazz de l’époque : Count Basie, Duke Ellington, Fats Wallers, Cab Calloway, etc. ↩