Les vues cinématographiques
Les Vues Cinématographiques, causerie par Geo. Méliès. (Annuaire Général et International de la Photographie, Librairie Plon, Paris, 1907, pp. 363-392)
ou les avatars d’un texte qui illustrent l’indispensable retour aux sources.
À lire la table des matières de cet Annuaire de 1907, le cinéma est encore quasiment absent d’un ouvrage destiné aux photographes professionnels et amateurs. Le texte de Méliès se trouve dans la rubrique variétés. 22 ans plus tard Méliès republiera, ou plutôt laissera republier Les Vues Cinématographiques (par l’intermédiaire de M. Noverre, si l’on en croit l’introduction de La Revue du Cinéma) 1, avec quelques retouches, à première vue sans importance 2.
(G. Sadoul a reproduit in extenso le texte de 1907 dans son Georges Méliès (op. cit. pp. 87-112) sans respecter les mots soulignés par Méliès — ce qui peut avoir son importance — et en commettant quelques erreurs 3).
Je me propose, dans cette causerie avec le lecteur, d’exposer du mieux qu’il me sera possible les mille et une difficultés que doivent surmonter les professionnels pour produire les sujets artistiques, amusants, étranges, ou simplement naturels, qui font en ce moment la vogue phénoménale du cinématographe dans toutes les parties du monde.
Des volumes seraient nécessaires aux plus anciens professionnels, dont je suis, pour consigner, sans rien omettre, tout ce qu’ils ont appris au jour le jour durant de nombreuses années de pratique continue, et la place dont je dispose est malheureusement fort restreinte.
Aussi mon intention est-elle d’envisager principalement le côté ignoré de la confection des vues cinématographiques et notamment les difficultés, insoupçonnées du public, et rencontrées à chaque pas dans l’exécution d’œuvres qui semblent toutes simples et toutes naturelles.
Maintes fois, j’ai entendu dans les salles d’exhibition les réflexions les plus saugrenues, qui prouvaient, à n’en pas douter, qu’une bonne partie des spectateurs étaient à cent lieues de se figurer la somme de travail représentée par les vues qu’ils voyaient défiler. Certains, ne comprenant rien à la manière dont “cela peut se faire”, concluent simplement et naïvement en disant : C’est des trucs! Ou bien : Ils doivent prendre cela dans les théâtres! Et, satisfaits de leur explication, ils terminent par : C’est égal, c’est bien fait tout de même!
Évidemment, il ne faut pas réfléchir une minute pour émettre semblable opinion : l’absence de jour dans les théâtres, l’impossibilité d’éclairer convenablement au magnésium d’une façon régulière et continue la scène et les décors; la mimique théâtrale, ainsi qu’on le verra plus loin; la longueur très limitée des pellicules, sont autant de causes qui rendent impossible ou à peu près la prise d’une vue dans ces conditions. La peinture des décors de théâtre, elle-même, fait, en cinématographie, un piteux et déplorable effet, comme je l’expliquerai au chapitre concernant la décoration. D’autres ne cherchent même pas à se rendre compte et s’en soucient fort peu.
Mais il est une catégorie de spectateurs qui ne seraient pas fâchés, au contraire, d’avoir quelques renseignements pour satisfaire leur curiosité, bien légitime d’ailleurs, et naturelle chez des gens intelligents, qui cherchent toujours à savoir la raison de ce qu’ils voient.
C’est cette catégorie de spectateurs, la plus nombreuse certainement, que je vais essayer de contenter.
Disons d’abord quelques mots de l’appareil cinématographique.
Le cinématographe. — Le principe du cinématographe est connu de tout le monde aujourd’hui; aussi n’est-il pas nécessaire de le décrire en détail. Il me suffira de rappeler que l’appareil est construit de façon à photographier des objets ou des personnages en mouvement, en fixant sur une pellicule qui se déroule derrière un objectif les diverses phases du mouvement, dans une série d’images successives prises à des intervalles extrêmement courts. En général, les images sont prises à une vitesse de 12, 16, 18 à la seconde, suivant les cas, c’est-à-dire suivant la vitesse qui anime l’objet à photographier. L’appareil se manœuvre à l’aide d’une manivelle; on la tourne plus ou moins vite pour obtenir plus ou moins d’images à la seconde. S’il s’agit d’objets presque immobiles, une petite vitesse est suffisante. S’il s’agit, au contraire, d’objets, de personnages ou d’animaux traversant le tableau à une grande vitesse, il est nécessaire de tourner plus vite et de prendre un plus grand nombre d’images, pour éviter les traînées et le flou qui se produiraient immanquablement sur la photographie : si l’objet traversant le tableau est très près de l’appareil, il faut encore tourner plus vite. Tout cela est une question de pratique. La pellicule sensible, qui est enfermée dans une boîte hermétiquement close placée en haut de l’appareil, se déroule à l’aide d’un mécanisme spécial et vient passer derrière une petite fenêtre rectangulaire placée en arrière de l’objectif. Elle ne se déroule pas d’une façon continue mais par saccades successives. Elle s’arrête et se remet en marche de 12 à 18 fois par seconde, suivant la vitesse imprimée à la manivelle. À chaque arrêt, la pellicule s’est déplacée de haut en bas d’une hauteur de deux centimètres; et dès qu’elle est arrêtée, un obturateur s’ouvre automatiquement pour permettre à la photographie de s’impressionner sur la bande. Cet obturateur se referme aussitôt, jusqu’à l’arrêt suivant de la pellicule. Il s’ensuit une série de photographies de deux centimètres de haut sur deux centimètres et demi de large, d’un bout à l’autre de la bande pelliculaire qui, aussitôt impressionnée, s’enroule automatiquement dans une deuxième boîte également fermée hermétiquement aux rayons du jour. Si nous regardons, après le développement, les images obtenues, nous verrons qu’un geste quelconque, celui d’un personnage levant le bras, par exemple, est représenté par cinq ou six images différentes dans lesquelles le bras en question occupera des positions de plus en plus élevées; le mouvement est décomposé et reproduit dans ses phases successives. Si la pellicule défilait d’une façon continue, sans arrêt, et sans obturateur servant à masquer ses mouvements de descente, on obtiendrait une traînée à la place occupée par le bras en mouvement au lieu d’une série d’images nettes. Quant à l’arrêt de la pellicule et à sa remise en marche, cette fonction est obtenue, suivant les appareils, soit par une came, soit par une croix de Malte, soit par des griffes animées d’un mouvement de va-et-vient vertical et horizontal, lesquelles saisissent et entraînent la pellicule par les perforations régulières dont ses bords sont garnis d’un bout à l’autre. Il est inutile d’entrer ici dans le détail des mécanismes des divers appareils usités. Quelle que soit la manière dont est produit l’entraînement de la pellicule, et le système pour en obtenir l’arrêt, le principe reste le même : prendre, à des intervalles très rapprochés et réguliers, un nombre déterminé de photographies successives de l’objet en mouvement.
Je m’abstiendrai de toute description technique du cinématographe en lui-même, car il existe déjà d’innombrables ouvrages donnant tous les renseignements nécessaires, et mon but est d’étudier non le cinématographe, mais bien les vues cinématographiques.
Les différents genres de vues cinématographiques. — Il existe quatre grandes catégories de vues cinématographiques, ou, du moins, toutes les vues peuvent se rattacher à l’une de ces catégories. Il y a les vues dites de plein air, les vues scientifiques, les sujets composés, et les vues dites à transformations. J’établis, à dessein, cette classification dans l’ordre même où se sont succédé les vues de cinématographe depuis les premières exhibitions. Au début, les vues étaient exclusivement des sujets pris sur nature; plus tard, le cinématographe fut employé comme appareil scientifique, pour devenir enfin un appareil théâtral. Dès le début, le succès fut énorme; succès de curiosité pour l’apparition de la photographie animée; mais, lorsque le cinématographe fut mis au service de l’art théâtral, le succès se transforma en triomphe. Depuis, la vogue du merveilleux instrument n’a fait qu’augmenter chaque jour dans des proportions qui tiennent du prodige.
Les vues de plein air. — Ceux qui se sont occupés de cinématographie ont tous commencé par faire du plein air; tous aussi, quelle que soit la branche spéciale à laquelle ils se sont consacrés, ont continué à en faire, à l’occasion. Ces vues consistent à reproduire en cinématographe les scènes de la vie usuelle : vues prises dans les rues, sur les places publiques, sur mer, au bord des rivières, en bateau, en chemin de fer; vues panoramiques, cérémonies, défilés, cortèges, etc., etc. C’est, en somme, le remplacement de la photographie documentaire, prise autrefois par tous les appareils photographiques portatifs, par la photographie documentaire animée. Les opérateurs, après avoir pris au début des sujets fort simples, qui étonnaient seulement par la nouveauté du mouvement dans des épreuves photographiques que l’on avait toujours vues figées dans l’immobilité, sont arrivés aujourd’hui, en voyageant dans toutes les parties du monde, à nous donner des spectacles fort intéressants, en nous montrant, sans nous déranger, des contrées que nous n’aurions probablement jamais vues, avec leurs costumes, leurs animaux, leurs rues, leur population, leurs mœurs; tout cela rendu avec une fidélité… photographique. Les paysages des Indes, du Canada, d’Algérie, de Chine, de Russie; les chutes d’eau, les pays couverts de neige et leurs sports; les régions brumeuses ou ensoleillées, tout a été cinématographié, pour le régal des yeux des gens qui n’aiment pas à se déranger. Les opérateurs qui se sont spécialisés dans cette branche sont innombrables par la raison qu’elle est la plus facile. Avoir un excellent instrument, être bon opérateur photographe, savoir choisir ses points de vue, n’avoir pas peur de se déplacer et de remuer ciel et terre pour obtenir les autorisations souvent nécessaires, telles sont les seules qualités requises dans cette branche d’industrie. C’est déjà beaucoup, incontestablement, mais nous verrons plus loin que tout ceci n’est que l’enfance de l’art. Tout photographe peut prendre des vues sur nature, mais tout le monde ne peut faire des scènes composées.
Les vues scientifiques. — Bientôt, après l’apparition de la photographie animée, certains eurent l’idée d’employer le cinématographe pour fixer sur la pellicule des études anatomiques du mouvement chez l’homme et chez les animaux. M. Marey, qui avait déjà réussi, avant l’invention du cinématographe proprement dit, à photographier, en décomposant le mouvement à l’aide d’un appareil photographique à plusieurs objectifs se déclenchant successivement, le vol d’un oiseau et le galop d’un cheval, avait, le premier, obtenu un résultat fort extraordinaire. Aujourd’hui, grâce au cinématographe, l’appareil automatique par excellence, ceci n’est plus qu’un jeu à la portée de tous. D’autres ont adjoint le microscope au cinématographe, et nous ont donné des agissements, fort curieux à la projection, du travail des infiniment petits; d’autres enfin se sont servis du cinématographe pour enregistrer et reproduire, devant un public spécial d’étudiants, des opérations chirurgicales exécutées par un maître, ou pour mettre sous les yeux des leçons de choses, travail du verre, organes de machines à vapeur ou électriques en mouvement, travail de la poterie, industries diverses de toutes sortes. Cette branche spéciale de la cinématographie pourrait, à la rigueur, entrer dans la catégorie des vues dites de plein air, puisque l’opérateur se borne, là, comme dans les premières, à cinématographier ce qui se passe devant lui, sauf toutefois pour les études microscopiques, qui demandent des appareils et des connaissances spéciales. Mais enfin il était nécessaire de ne pas passer sous silence cette spécialité du cinématographe.
Les sujets composés. — Nous arrivons maintenant aux sujets composés, ou scènes de genre. Dans cette catégorie peuvent se placer tous les sujets, quels qu’ils soient, où l’action est préparée comme au théâtre, et jouée par des acteurs devant l’appareil. Les variétés, dans ce genre de vues, sont innombrables, depuis les scènes comiques, bouffes, burlesques, jusqu’aux plus sombres drames, en passant par les comédies, les paysanneries, les vues dites à poursuites, les clowneries, les acrobaties; les numéros de danses gracieuses, artistiques ou excentriques; les ballets, les opéras, les pièces de théâtre, les vues religieuses, les sujets scabreux, les poses plastiques, les scènes de guerre, les actualités; les reproductions des faits divers, des accidents, des catastrophes; les crimes, les attentats, etc., que sais-je encore? Là, le domaine du cinématographe ne connaît plus de bornes, et tout ce que l’imagination peut lui fournir de sujets est bon pour lui, et il s’en empare. C’est surtout cette branche et la suivante qui ont rendu le cinématographe immortel, parce que les sujets dus à l’imagination sont variés à l’infini et inépuisables.
Les vues dites à transformations. — J’arrive enfin à la quatrième catégorie des vues cinématographiques. Celle-ci a été dénommée par les exhibiteurs “vues à transformations”; mais je trouve l’appellation impropre. Il me sera permis, je pense, puisque j’ai créé moi-même cette branche spéciale, de dire ici que mon opinion est que le nom de vues fantastiques serait beaucoup plus exact. Car, si un certain nombre de ces vues comportent, en effet, des changements, des métamorphoses, des transformations, il y a aussi un grand nombre d’entre elles où il n’existe aucune transformation, mais bien des trucs, de la machinerie théâtrale, de la mise en scène, des illusions d’optique, et toute une série de procédés dont l’ensemble ne peut porter un autre nom que celui de “truquage”, nom peu académique mais qui n’a pas son équivalent dans le langage choisi. Quoi qu’il en soit, le domaine de cette catégorie est de beaucoup le plus étendu, car il englobe tout, depuis les vues de plein air (non préparées ou truquées, quoique prises sur nature) jusqu’aux compositions théâtrales les plus importantes, en passant par toutes les illusions que peuvent produire la prestidigitation, l’optique, les truquages photographiques, la décoration et la machinerie de théâtre, les jeux de lumière, les effets fondants (dissolving views, comme les ont nommés les Anglais), et tout l’arsenal des compositions fantaisistes abracadabrantes à rendre fou les plus intrépides. Sans aucune intention de rabaisser les deux premières catégories, je vais maintenant parler exclusivement des deux dernières, par la raison bien simple que je serai là entièrement dans mon élément et que je pourrai, par conséquent, en disserter en toute connaissance de cause. Depuis le jour, et cela remonte à dix ans, ou d’innombrables éditeurs de vues cinématographiques se sont jetés sur la confection des vues de plein air et sur celles des sujets comiques, excellents, bons ou mauvais, j’ai laissé de côté les sujets simples et j’ai créé la spécialité des sujets intéressants par leur difficulté d’exécution, auxquels je me suis exclusivement consacré; c’est ce qui m’a valu, du reste, la visite de M. Roger Aubry, qui m’a demandé d’exposer, pour les lecteurs de cet Annuaire, la genèse et les procédés des vues cinématographiques artistiques. Je le ferai avec un plaisir d’autant plus grand que j’aime passionnément l’art extrêmement intéressant auquel je me suis entièrement consacré; il offre une telle variété de recherches, exige une si grande quantité de travaux de tous genres, et réclame une attention si soutenue, que je n’hésite pas, de bonne foi, à le proclamer le plus attrayant et le plus intéressant des arts, car il les utilise à peu près tous. Art dramatique, dessin, peinture, sculpture, architecture, mécanique, travaux manuels de toutes sortes, tout est employé à doses égales dans cette extraordinaire profession; et la surprise de ceux qui, par hasard, ont pu assister à une partie de nos travaux me cause toujours un amusement et un plaisir extrêmes.
La même phrase revient invariablement sur leurs lèvres : “Vraiment, c’est extraordinaire! Je ne me serais jamais figuré qu’il fallût tant de place, tant de matériel, et que cela demandât autant de travail pour faire ces vues-là! — Je ne me rendais aucun compte de la manière dont cela pouvait se faire.” — Hélas! Ils n’en savent pas davantage après; car il faut avoir mis, comme on dit, la main à la pâte, et pendant bien longtemps, pour connaître à fond les innombrables difficultés à surmonter dans un métier qui consiste à réaliser tout, même ce qui semble impossible, et à donner l’apparence de la réalité aux rêves les plus chimériques, aux inventions les plus invraisemblables de l’imagination. Enfin, il n’y a pas à dire, il faut absolument réaliser l’impossible, puisqu’on le photographie, et qu’on le fait voir!!!
Pour le genre spécial qui nous occupe, il a fallu créer un atelier disposé ad hoc. En deux mots, c’est la réunion de l’atelier photographique (dans des proportions géantes) à la scène de théâtre. La construction est en fer vitrée; à un bout se trouvent la cabine de l’appareil et l’opérateur, tandis qu’à l’autre extrémité se trouve un plancher construit exactement comme celui d’une scène de théâtre, divisé comme lui en trappes, trappillons et costières. Bien entendu, de chaque côté de la scène se trouvent des coulisses, avec magasins de décors, et, derrière, des loges pour les artistes et pour la figuration. La scène comporte un dessous avec le jeu de trappes et tampons nécessaires pour faire apparaître ou disparaître les divinités infernales dans les féeries; des fausses rues par où s’effondrent les fermes dans les changements à vue, et un gril placé au-dessus avec les tambours et treuils nécessaires aux manœuvres nécessitant de la force (personnages ou chars volants, vols obliques pour les anges, les fées ou les nageuses, etc., etc.). Des tambours spéciaux servent à la manœuvre des toiles panoramiques; des projecteurs électriques servent à éclairer et à mettre en vigueur les apparitions. En résumé, c’est, en petit, une image assez fidèle du théâtre de féerie. La scène a environ dix mètres de large, plus trois mètres de coulisses à la cour et au jardin. La longueur de l’ensemble, de l’avant-scène à l’appareil, est de dix-sept mètres. Au-dehors, des hangars de fer pour la construction des accessoires en menuiserie, praticables, etc., et une série de magasins pour les matériaux de construction, les accessoires et les costumes.
Éclairage par le jour et lumière artificielle. — Le plafond de l’atelier est en partie vitré avec des verres dépolis, et en partie avec du verre ordinaire. En été, lorsque le soleil frappe sur les décors à travers les vitres, l’effet serait désastreux, les ombres des fers de la toiture marquant violemment sur les toiles du fond. Aussi, un jeu de volets mobiles actionnés par des fils, permettant de les ouvrir et de les fermer simultanément en un clin d’œil, vient parer à cet inconvénient. Les châssis de ces volets sont garnis de toile à décalquer (servant aux architectes pour dessiner leurs plans); ce qui, lorsqu’ils sont fermés, donne une lumière tamisée, semblable à celle des verres dépolis. La régularité de la lumière est fort difficile à obtenir pendant l’exécution d’une scène qui dure quelques fois quatre heures consécutives et plus, pour un sujet qui, à la projection, durera de deux à quatre minutes. C’est alors que, par les temps nuageux, où les maudits cumulus noirs se font un plaisir de passer constamment sur le soleil, ami du photographe, l’exaspération ne tarde pas à se manifester chez celui qui dirige opérateurs, aides, machinistes, acteurs et figurants. Il faut une patience à toute épreuve; tantôt attendre que le jour veuille bien revenir, tantôt fermer les volets s’il y a trop de lumière ou les rouvrir s’il n’y en a pas assez, et tout cela sans perdre de vue les mille détails du travail en cours. Si je ne suis pas fou à l’heure actuelle, je ne le deviendrai sans doute jamais, car les ciels moutonneux, nuageux ou brumeux ont mis ma patience à une rude épreuve… et m’ont causé, dans ma carrière, d’innombrables ratés, accompagnés de frais énormes, car, tout tableau recommencé ou impossible à jouer par suite du mauvais temps, alors que les acteurs se sont dérangés, double, triple ou quadruple son prix de revient, suivant qu’on le recommence deux, trois ou quatre jours de suite. J’ai vu des scènes jouées huit jours de suite, entre autres le ballet de Faust qui dure deux minutes et demie et a coûté 3,200 francs. Il y avait de quoi devenir enragé.
Aussi, après bien des tâtonnements, et quoique la chose eût été déclarée souvent impossible, ai-je réussi tout dernièrement avec une installation électrique spéciale, composée de herses, traînées et portants, comme dans les théâtres, à organiser un éclairage artificiel qui donne absolument le résultat de la lumière du jour, et qui me mettra enfin, à l’avenir, à l’abri des rudes épreuves du passé. Dieu soit loué! Je ne deviendrai pas fou… du moins par la faute des nuages… La lumière diffuse est obtenue à l’aide d’un très grand nombre de lampes à arc et de tubes à vapeur de mercure convenablement combinés. Cette lumière artificielle s’emploie concurremment avec le jour, et varie à volonté d’intensité suivant les besoins.
Composition et préparation des scènes. — La composition d’une scène, d’une pièce, drame, féerie, comédie ou scène artistique demande naturellement l’établissement d’un scénario tiré de l’imagination; puis la recherche des effets qui porteront sur le public; l’établissement des croquis et maquettes des décors et costumes; l’invention du clou principal, sans lequel aucune vue n’a chance de succès. Lorsqu’il s’agit d’illusions ou de féeries, l’invention, la combinaison, les croquis des trucs et l’étude préalable de leur construction demandent un soin tout spécial. La mise en scène est également préparée à l’avance, ainsi que les mouvements de figuration et le placement du personnel. C’est un travail absolument analogue à la préparation d’une pièce au théâtre; avec la différence que l’auteur doit savoir tout combiner lui-même sur le papier, et être, par conséquent, auteur, metteur en scène, dessinateur et souvent acteur, s’il veut obtenir un tout qui se tienne. L’inventeur de la scène doit la diriger lui-même, car il est absolument impossible de la réussir, si dix personnes différentes s’en mêlent. Il faut avant tout bien savoir ce qu’on veut et mâcher à tous les rôles qu’ils auront à tenir. Il ne faut pas perdre de vue que l’on ne répétera pas trois mois comme dans un théâtre, mais un quart d’heure au plus. Si l’on perd du temps, le jour baisse… et adieu la photographie. Tout doit être prévu, même et surtout les écueils à éviter en cours d’exécution; et, dans les scènes machinées, il y en a beaucoup.
Les décors. — Les décors sont exécutés d’après la maquette adoptée; ils sont construits en menuiserie et toile dans un atelier attenant à l’atelier de pose, et peints à la colle, comme la décoration théâtrale; seulement la peinture est exclusivement exécutée en grisaille, en passant par toute la gamme des gris intermédiaires entre le noir pur et le blanc pur. Cela les fait ressembler à des décorations funèbres d’un très étrange effet pour celui qui les voit pour la première fois. Les décors en couleur viennent horriblement mal. Le bleu devient blanc, les rouges et les jaunes deviennent noirs, ainsi que les verts; il s’ensuit une destruction complète de l’effet. Il est donc nécessaire que les décors soient peints comme les fonds des photographes. La peinture en est extrêmement soignée, à l’encontre du décor théâtral. Le fini, l’exactitude de la perspective, le trompe-l’œil habilement exécuté et reliant la peinture à des objets réels comme dans les panoramas, tout est nécessaire pour donner l’apparence de la vérité à des choses entièrement factices et que l’appareil photographiera avec une précision absolue. Tout ce qui est mal fait sera reproduit fidèlement dans l’appareil; donc, il faut ouvrir l’œil et exécuter tout avec un soin méticuleux. Je ne connais que cela. Dans les questions matérielles, le cinématographe doit faire mieux que le théâtre, et ne pas accepter le conventionnel.
Les accessoires. — Les accessoires sont fabriqués en bois, toile, carton, pâtisserie, carton moulé, en terre modelée; ou empruntés aux objets usuels; mais, si l’on veut obtenir un bon résultat photographique, le mieux est de n’employer, même pour les chaises, cheminées, tables, tapis, meubles, candélabres, pendules, etc., que des objets fabriqués spécialement, et peints également dans diverses tonalités de gris, gradués avec soin, suivant la nature de l’objet. Les films ou pellicules cinématographiques importantes étant souvent coloriées à la main avant de les projeter, il serait impossible de colorier des objets réels photographiés, lesquels, s’ils sont en bronze, en acajou, en étoffes rouges, jaunes ou vertes, viendraient d’un noir intense, sans transparence par conséquent, et sur lequel il serait impossible de donner le ton réel translucide nécessaire à la projection. Voilà une des choses que le public ignore en général, et il ne se doute certainement pas du temps et du soin que prend la confection de tous ces accessoires qui lui semblent tout bonnement des objets naturels.
Les costumes. — Par la même raison, la plupart des costumes doivent être fabriqués spécialement dans des tonalités qui viennent bien en photographie et susceptibles de recevoir plus tard le coloris. D’où nécessité d’avoir à sa disposition un énorme magasin de costumes de tous genres, de toutes les époques, de toutes les nationalités et de toutes les conditions, avec leurs accessoires; sans compter l’armée des chapeaux, perruques, armes, bijoux, depuis les grands seigneurs jusqu’aux plus ignobles voyous; le magasin de costumes, quelque grand qu’il soit, est toujours insuffisant. Avec dix mille costumes de répertoire courant, il n’est pas rare que l’on soit obligé d’avoir recours de temps en temps à la location chez les costumiers de théâtre pour compléter des pelotons lorsque de nombreux costumes semblables sont nécessaires — principalement dans les défilés ou cortèges à nombreuse figuration. Naturellement, des costumiers et ouvrières pour les réparations et l’entretien sont nécessaires; il en est de même pour la lingerie et les maillots, ainsi que pour les chaussures et l’équipement.
Les acteurs et la figuration. — Contrairement à ce que l’on croit généralement, il est très difficile de trouver de bons artistes pour le cinématographe. Tel acteur, excellent au théâtre, étoile même, ne vaut absolument rien dans une scène cinématographique. Souvent même des mimes de profession y sont mauvais, parce qu’ils jouent la pantomime avec des principes conventionnels, de même que les mimes de ballet ont un jeu spécial qui se reconnaît immédiatement. Ces artistes, très supérieurs dans leur spécialité, sont déconcertés dès qu’ils touchent au cinématographe. Cela vient de ce que la mimique cinématographique exige toute une étude et des qualités spéciales. Là, plus de public auquel l’acteur s’adresse, soit verbalement, soit en mimant. Seul l’appareil est spectateur, et rien n’est plus mauvais que de le regarder et de s’occuper de lui lorsqu’on joue, ce qui arrive invariablement, les premières fois, aux acteurs habitués à la scène et non au cinématographe. Il faut que l’acteur se figure qu’il doit se faire comprendre, tout en étant muet, par des sourds qui le regardent. Il faut que son jeu soit sobre, très expressif; peu gestes, mais des gestes très nets et très clairs. Des jeux de physionomie parfaits, des attitudes très justes sont indispensables. J’ai vu de nombreuses scènes jouées par des acteurs connus; ils n’étaient pas bons, parce que le principal élément de leur succès, la parole, leur faisait défaut dans le cinématographe. Habitués à bien-dire, ils n’emploient le geste que comme accessoire de la parole au théâtre, tandis que dans le cinématographe la parole n’est rien, le geste est tout. Quelques-uns, cependant, on fait de bonnes scènes, entre autres Galipaux. Pourquoi? Parce qu’il est habitué au monomime dans ses monologues, et qu’il est doué d’une physionomie des plus expressives. Celui-là sait se faire comprendre sans parler, et son geste, même volontairement outré, ce qui est nécessaire en pantomime et surtout en pantomime photographiée, est toujours de la plus grande justesse. Le geste très juste d’un acteur, lorsqu’il accompagne sa parole, n’est plus compréhensible du tout quand il mime. Si vous dites : “J’ai soif” au théâtre, vous ne porterez pas votre pouce avec la main fermée à la bouche pour simuler une bouteille. C’est parfaitement inutile, puisque tout le monde a entendu que vous avez soif. Mais, en pantomime, vous serez évidemment obligé de faire ce geste.
C’est pourtant bien simple, n’est-ce pas? Eh bien neuf fois sur dix, cela ne viendra pas à quiconque n’a pas l’habitude de mimer. Rien ne s’improvise, tout s’apprend. Il y a lieu aussi de tenir compte de ce que rend l’appareil. Les personnages se trouvant, dans une photographie, plaqués les uns sur les autres, il faut faire la plus grande attention pour détacher toujours en avant les personnages principaux, et modérer l’ardeur des personnages secondaires, toujours portés à gesticuler mal à propos. Ceci a pour effet de produire en photographie un méli-mélo de gens qui remuent. Le public ne sait plus lequel regarder et on ne comprend plus rien à l’action. Les phases doivent être successives, et non simultanées. D’où nécessité pour les acteurs d’être attentifs et de ne jouer qu’à tour de rôle, au moment précis où leur concours devient nécessaire. Encore une chose que j’ai eu souvent bien du mal à faire comprendre aux artistes, toujours portés à se mettre en évidence et à se faire remarquer, au grand détriment de l’action et de l’ensemble; généralement, ils ont trop de bonne volonté. Et que de gants il faut prendre pour modérer cette trop grande bonne volonté sans la froisser cependant! Tout étrange que cela paraisse, chacun des artistes de la troupe assez nombreuse que j’emploie a été choisi parmi vingt ou trente que j’ai essayés successivement sans en obtenir ce qu’il fallait, quoique tous fussent de très bons artistes dans les théâtres de Paris dont ils font partie.
Tous n’ont pas les qualités nécessaires et la bonne volonté ne remplace pas ces qualités, malheureusement. Ceux qui ont de l’étoffe s’y mettent vite; les autres, jamais. Chez les artistes femmes surtout, celles qui miment bien sont rares. Beaucoup sont jolies, intelligentes, belles femmes, portant bien le costume ou la toilette; mais, quand il faut leur faire mimer une scène quelque peu difficile, hélas! Trois fois hélas! Qui n’a pas vu les suées que prend alors celui qui met en scène, n’a rien vu. Je me hâte d’ajouter que, fort heureusement, il en est qui font exception et qui jouent très gracieusement et très intelligemment. Conclusion : former une bonne troupe cinématographique est chose longue et difficile. Seuls, ceux qui n’ont aucun souci de l’art se contentent des premiers venus pour bâcler une scène confuse et sans intérêt.
Les dépenses. — Les dépenses occasionnées par les vues cinématographiques sont très variables et dépendent essentiellement du sujet exécuté. La pellicule cinématographique vaut aujourd’hui environ 0 fr. 50 le mètre pour les négatifs, et autant pour les positifs. Il s’ensuit que, comme matière première, une bande de 20 mètres revient à 10 francs pour le négatif et 10 francs pour le positif; soit 20 francs pour le tout, si on ne tire qu’une épreuve. Ceci n’est rien, bien entendu. S’il s’agit d’aller prendre un sujet aux Indes, en Amérique ou autre part, ce sont surtout les frais de voyage qui augmentent considérablement la valeur du sujet terminé. S’il s’agit de sujets composés, la valeur des 20 mètres peut varier à l’infini, suivant les frais occasionnés par l’obtention du négatif. Certains joueront des scènes à quatre ou cinq personnages avec des artistes de second ordre et exécutées simplement dans la rue, dans un jardin, sur une route, dans une ferme, etc., etc. En ce cas, le prix de revient sera peu important. D’autres, au contraire emploieront un personnel nombreux, comportant des artistes touchant des cachets élevés, et utiliseront des décors, accessoires et costumes coûteux; et, dans ce cas, les dépenses deviennent formidables. À titre de simple renseignement, une grande pièce historique ou féérique, un opéra, peut comporter de trente à quarante tableaux, demandant deux mois et demi à trois mois pour leur préparation, exigeant vingt à trente séances de pose, avec un personnel de vingt à trente artistes, cent cinquante à deux cents figurants, une vingtaine de machinistes, des danseuses, habilleurs, habilleuses, coiffeurs, costumiers, etc. Certains tableaux, surtout ceux comportant des trucs, peuvent être recommencés plusieurs fois avant réussite parfaite. Bref, la pièce une fois terminée, va chercher 12, 15 et même 18 à 20,000 francs de dépenses de toutes sortes, pour une longueur totale de 400 mètres de pellicule, donnant une projection d’une durée totale de vingt-deux à vingt-trois minutes. Le public qui paye son fauteuil 0 fr. 50 ou un franc est loin de se douter de ce détail qui a son importance. C’est aussi la raison pour laquelle le prix des pellicules cinématographiques imprimées varie nécessairement d’une façon énorme, suivant les éditeurs et leur genre de travail. On ignore généralement aussi que les cachets payés aux bons artistes sont tellement importants que la plupart d’entre eux gagnent plus, chaque mois, dans les maisons qui les emploient pour les poses cinématographiques que dans les théâtres auxquels ils sont attachés. C’est un nouveau et excellent débouché pour les artistes, à qui le cinématographe a apporté une sérieuse aubaine et un supplément de salaire fort apprécié.
Les trucs. — Il est impossible dans cette causerie, déjà longue, d’expliquer en détail l’exécution des trucs cinématographiques; il faudrait pour cela un ouvrage spécial; et encore la pratique seule pourrait bien faire comprendre le détail des procédés employés, lesquels comportent des difficultés inouïes. Je puis, sans forfanterie, puisque tous les professionnels veulent bien le reconnaître, dire ici que c’est moi-même qui ai successivement trouvé tous les procédés dits “mystérieux” du cinématographe. Tous les éditeurs de vues composées ont suivi plus ou moins la voie tracée, et l’un d’eux, le chef de la plus grande maison cinématographique du monde (au point de vue de la grande production à bon marché), m’a dit à moi-même : “C’est grâce à vous que le cinéma a pu se maintenir et devenir un succès sans précédent. En appliquant au théâtre, c’est-à-dire à des sujets variables à l’infini, la photographie animée, vous l’avez empêché de tomber, ce qui serait rapidement arrivé avec les sujets de plein air, qui fatalement se ressemblent et auraient vite fatigué le public.” J’avoue sans fausse honte que cette gloire, si gloire il y a, est celle de toutes qui me rend le plus heureux. Veut-on savoir comment me vint la première idée d’appliquer le truc au cinématographe? Bien simplement, ma foi. Un blocage de l’appareil dont je me servais au début (appareil rudimentaire, dans lequel la pellicule se déchirait ou s’accrochait souvent et refusait d’avancer) produisit un effet inattendu, un jour que je photographiais prosaïquement la place de l’Opéra : une minute fut nécessaire pour débloquer la pellicule et remettre l’appareil en marche. Pendant cette minute, les passants, omnibus, voitures, avaient changé de place, bien entendu. En projetant la bande, ressoudée au point où s’était produite la rupture, je vis subitement un omnibus Madeleine-Bastille changé en corbillard et des hommes changés en femmes. Le truc par substitution, dit truc à arrêt, était trouvé, et deux jours après j’exécutais les premières métamorphoses d’hommes en femmes, et les premières disparitions subites qui eurent, au début, un si grand succès. C’est grâce à ce truc fort simple que j’exécutai les premières féeries : le Manoir du Diable, le Diable au couvent, Cendrillon, etc., etc. Un truc en amène un autre; devant le succès du nouveau genre, je m’ingéniai à trouver des procédés nouveaux, et j’imaginai successivement les changements de décors fondus, obtenus par un dispositif spécial de l’appareil photographique; les apparitions, disparitions, métamorphoses obtenues par superposition sur fonds noirs, ou parties noires réservées dans les décors, puis les superpositions sur fonds blancs déjà impressionnés (ce que tous déclaraient impossible avant de l’avoir vu) et qui s’obtiennent à l’aide d’un subterfuge dont je ne puis parler, les imitateurs n’en ayant pas encore pénétré le secret complet. Puis vinrent les trucs de têtes coupées, de dédoublements de personnages, de scènes jouées par un seul personnage qui, en se dédoublant, finit par représenter à lui tout seul jusqu’à dix personnages semblables, jouant la comédie les uns avec les autres. Enfin, en employant mes connaissances spéciales des illusions que vingt-cinq ans de pratique au théâtre Robert-Houdin m’ont données, j’introduisis dans le cinématographe les trucs de machinerie, de mécanique, d’optique, de prestidigitation, etc., etc. Avec tous ces procédés mêlés les uns aux autres et employés avec compétence, je n’hésite pas à dire qu’en cinématographie, il est aujourd’hui possible de réaliser les choses les plus impossibles et les plus invraisemblables.
Je terminerai en disant qu’à mon grand regret, les trucs les plus simples sont ceux qui font le plus d’effet, et que ceux obtenus par superpositions, de beaucoup les plus difficiles, ne sont guère appréciés que par ceux qui en comprennent la difficulté. Les vues, entre autres, jouées par un seul personnage, et dans lesquelles la pellicule est exposée successivement jusqu’à dix fois consécutives dans l’appareil à enregistrer, sont d’une difficulté telle que cela devient un véritable casse-tête chinois. L’acteur, jouant dix fois des scènes différentes, doit se rappeler exactement à chaque seconde, pendant que la pellicule défile, de ce qu’il a fait au même moment pendant les passes précédentes, et l’endroit exact où il se trouvait sur la scène. C’est à cette seule condition que le jeu de dix artistes (qui ne font qu’un) peut concorder exactement, d’une part; et, d’autre part, si à l’une des passes l’acteur fait un geste malencontreux, où son bras passe devant un personnage photographié à la passe précédente, il s’ensuit des transparences et du flou qui débinent le truc. On se rend compte dès lors de la difficulté et de la rage qui vous prend lorsque, après trois ou quatre heures de travail et d’attention soutenus, un trou qui se déchire dans la bande à la septième ou huitième superposition vous oblige à abandonner la pellicule commencée et à tout refaire, aucun repérage n’étant plus possible sur une bande comportant un trou déchiré, et où l’image est encore latente et ne peut être développée qu’une fois la dixième et dernière superposition enregistrée.
Ceci est peut-être un peu de “l’hébreu” pour les non-initiés; mais je répète que des explications détaillées nous mèneraient trop loin.
Quoi qu’il en soit, c’est le truc intelligemment appliqué qui permet aujourd’hui de rendre le surnaturel, l’imaginaire, l’impossible même, visibles, et de réaliser des tableaux vraiment artistiques qui sont un véritable régal pour ceux qui savent comprendre que toutes les branches de l’art concourent à leur exécution.
Difficultés et inconvénients. — En outre des obstacles cités plus haut, c’est-à-dire des difficultés inhérentes à l’exécution de ces sortes de scènes, il en est d’autres qui viennent encore gêner le cinématographiste : ce sont les variations de lumière, les nuages passant sur le soleil, les accidents d’appareil, le blocage de la bande, la déchirure d’une pellicule trop mince, le manque de sensibilité de l’émulsion, les taches ou pointillés qui se trouvent sur certaines pellicules après développement et qui les rendent inutilisables, les trous imperceptibles à l’œil se transformant en pierres de taille sur la projection agrandie. Aussi éprouve-t-on un soulagement lorsqu’on constate, après développement, que le cliché est parfait. Jamais personne, parmi les profanes, ne saura la dose de patience, de persévérance et de volonté nécessaires à la réussite; et je ne puis m’empêcher de sourire quand j’entends dire : “Comment se fait-il que ces vues coûtent si cher?” Moi, je ne le sais que trop; mais comment le faire comprendre à celui qui ne sait pas comment ce travail s’exécute et qui ne prise dans une vue qu’une chose : le bon marché!
Prise de la vue. L’opérateur. — Il va sans dire que l’opérateur pour ce genre spécial doit être très exercé et très au courant d’une foule de petites ficelles du métier. Une vue difficile comme exécution ne peut être prise par un débutant. Il fera invariablement rater les trucs les plus habilement exécutés s’il oublie la moindre des choses en tournant sa manivelle. Une erreur d’un tour, l’oubli d’un numéro en comptant à haute voix tandis qu’il prend la vue, un rien, une seconde de distraction fait tout manquer. Il faut un homme calme, attentif, réfléchi, capable de résister à tous les agacements et à l’énervement. Or, l’agacement et l’énervement sont presque inévitables lorsqu’on est aux prises avec d’innombrables difficultés et des surprises désagréables presque continuelles. Ces quelques observations feront comprendre pourquoi la prise des vues fantastiques, dépendant à la fois du metteur en scène, des machinistes, des acteurs et de l’opérateur qui prend la vue, est si difficile. C’est l’entente parfaite, l’attention de tous, la coopération exacte qui est peu commode à obtenir, tandis que, d’autre part, on lutte contre des difficultés matérielles de toutes sortes.
Cela suffira à expliquer pourquoi, après s’être jetés sur le genre nouveau, la plupart des photographes y ont renoncé. Il faut être autre chose qu’un simple opérateur pour tout cela; et, si les cinématographistes sont innombrables, ceux qui ont réussi à faire autre chose que les autres se comptent et sont bien peu nombreux : à peine un par nation, et encore, puisque tous les pays du monde sont tributaires des fabricants français pour les vues artistiques.
Les répétitions et l’exécution. — Un mot maintenant de l’exécution proprement dite du sujet. Lorsqu’un tableau est au point, les décors terminés avec leurs praticables, accessoires, trucs, s’ils en comportent, les costumes du tableau sont préparés dans les loges des artistes, lesquels sont convoqués pour le lendemain. Ainsi qu’au théâtre, ils arrivent avec ponctualité, ce qui est indispensable, le soleil n’attendant pas. Après explication succincte du personnage qu’ils ont à représenter, les costumes leur sont distribués; ils s’habillent, se maquillent, bref, préparent leur personnage comme au théâtre. Mais, là encore, ils n’échappent pas à la loi qui régit la peinture des décors, dans lesquels le blanc et le noir sont seuls employés. Ici, plus de rouge sur les joues, ni sur les lèvres, sous peine d’obtenir des têtes de nègres. Le maquillage se fait exclusivement au blanc et au noir. C’est encore un art spécial qui demande un certain apprentissage, car il y a une juste mesure à observer pour obtenir des types caractérisés mais non ridicules.
Les artistes, pressés par les régisseurs, descendent en scène. Là, le metteur en scène, généralement l’auteur, explique d’abord verbalement l’ensemble de la scène à jouer, puis fait répéter partiellement les diverses parties de l’action; l’action principale d’abord, puis les épisodes accessoires. Il dirige la marche, le placement des figurants, et est obligé de jouer à chacun son personnage pour bien lui indiquer ses gestes, ses entrées, ses sorties, la place qu’il doit occuper en scène. Il apporte la plus grande attention à bien détacher ses groupes pour que la pantomime ne soit pas confuse, et que le spectateur suive toujours de lui-même et sans fatigue la continuité de l’action principale interprétée par les personnages manquants. Tout cela demande une très grande habitude, une précision concise et absolue dans les explications, et nécessite le concours d’artistes et comparses intelligents, comprenant du premier coup ce qu’on leur demande.
Il ne faut pas oublier que le soleil impitoyable tourne, et que si tout n’est pas su, réglé et prêt à photographier à temps, l’heure propice où le jour se présente bien de face sera passée, et il faudra remettre au lendemain; double dépense, par conséquent. Tout bien réglé, on passe à la répétition générale; si quelque chose cloche, on rectifie et l’on recommence. Enfin, tout est prêt. Les acteurs jouent la scène et parlent comme au théâtre, ce qui les entraîne à plus de vérité dans leur jeu. L’opérateur fait fonctionner l’appareil et tout ce qui se passe s’enregistre régulièrement. Si l’on joue un deuxième tableau, changement de décor dès que le premier est terminé, fuite générale du personnel dans les loges pour changer de costumes; tout le monde revient en scène.
Le même travail de débrouillage, d’explication, de répétition recommence, et le deuxième tableau est joué et photographié. Je laisse à penser s’il faut se presser tout en n’oubliant rien; car, excepté en été, les heures de jour favorable sont courtes et il ne faut pas perdre une seconde. Un tableau compliqué nécessite quelquefois deux et trois jours de poses consécutives. Il n’est pas rare que huit et neuf heures soient employées pour exécuter un tableau qui durera deux minutes à la projection; cela se produit surtout dans les scènes à transformations et à superpositions; d’où leur prix élevé.
Développement et tirage. — J’ai dit, en commençant, que je n’avais pas l’intention d’entrer dans de longs détails au point de vue de la cuisine technique du cinématographe.
Ceci devient de la photographie pure et simple. Il me suffira de dire, pour les non-initiés, que les bandes impressionnées se développent de deux façons, suivant les maisons : soit sur des cadres, autour desquels la pellicule est enroulée, gélatine en dehors; soit sur des tambours ou cylindres, sur lesquels on la place en spirale, de la même façon. Dans le premier cas, les cadres sont glissés dans des cuves de révélateur à rainures, où ils séjournent le temps nécessaire au développement. Celui qui surveille le travail les retire de temps en temps et examine le tout par transparence, comme pour les plaques ordinaires. Si l’on développe sur des tambours, ils sont placés dans des cuves demi-cylindriques, dans lesquelles ils tournent sur leur axe. La rotation est produite soit par une manivelle à main, exactement comme pour les cylindres à torréfier le café chez les épiciers, soit par un moteur électrique, ce qui permet à un seul homme de surveiller le développement simultané de plusieurs tambours.
Le lavage, le fixage se font en transportant les cadres ou rouleaux d’une cuve dans une autre, contenant l’eau et Phyposulfite. Enfin, le lavage final se fait, pour les cadres, en les laissant plonger dans l’eau courante comme pour les plaques ordinaires, et, pour les tambours, en les faisant tourner rapidement, dans l’eau sans cesse renouvelée. Le lavage par rotation est beaucoup plus énergique et plus rapide, ce qui est avantageux pour la fabrication. Enfin, les pellicules sont étendues sur de très gros cylindres de 1 m50 de diamètre qui tournent électriquement, à une grande vitesse. En une heure environ, les pellicules sont séchées.
Quant au tirage des épreuves, il se fait en faisant passer une pellicule sensible vierge appliquée, gélatine contre gélatine, sur un cliché pelliculaire. Les deux pellicules passent ensemble dans un appareil identique à celui qui a servi à prendre la vue, mais où l’objectif est remplacé par une fenêtre carrée devant laquelle est placée une lumière artificielle. La lumière imprime l’image exactement comme on imprime les positifs sur verre des plaques à projection.
Le cinématographe est devenu une industrie colossale, employant aujourd’hui, dans les différentes parties du monde, plus de quatre-vingt mille personnes. C’est à n’y pas croire, c’est cependant la vérité, et son succès ne fait que s’affirmer de jour en jour. Pourquoi? Parce que, dans tous les pays, le spectacle intéressant est un attrait irrésistible, et parce que, dans cet ordre d’idées, le cinématographe a permis de donner des spectacles superbes, dans les pays dépourvus de théâtre ou de distractions quelconques, et à un prix très abordable, puisque l’impresario, une fois propriétaire de la pièce qu’il a achetée, n’a pas de frais d’artistes à payer journellement.
Ah! S’il pouvait en être ainsi pour les directeurs de théâtre!!! Mais voilà, seuls les artistes photographiés et jouant imperturbablement et sans défaillance dans les vues cinématographiques sont d’aussi bonne composition. Ils ne peuvent pas être inégaux, bons un jour et mauvais l’autre; s’ils ont bien joué à la première, ils sont excellents à perpétuité. Quel avantage!!!
Notes:
- La Revue du Cinéma (op. cit.), pp. 21-31 (ou 133-143). Il s’agit d’un numéro presqu’entièrement consacré à Méliès, qui fut vendu au Gala-Méliès, salle Pleyel à Paris, le 16 décembre 1929. ↩
- Ne sont repris — cela, par contre, peut avoir quelque signification — que : “Les Sujets Composés” (début modifié), “Les Vues dites à Transformation” (début modifié, allusion à Roger Aubry supprimée), “L’Atelier de Pose”, “Composition et Préparation des Scènes” (quelques modifications à la fin), “Les Décors” (quelques modifications de style), “Les Acteurs et la Figuration” et “Les Trucs” (deux paragraphes supprimés à la fin; dans le dernier paragraphe : aujourd’hui supprimé). ↩
- Entre autres :
Annuaire p. 365, 1. 28 : … pour permettre à la photographie de s’impressionner sur la bande. Cet obturateur se referme aussitôt jusqu’à l’arrêt (supprimé par Sadoul) suivant (Sadoul invente le déroulement de la pellicule.
p. 373 Sadoul ne reprend pas le sous-titre L’Atelier de Pose.
p. 376, 1.4 … si dix (Sadoul : deux) personnes différentes.
p. 384, 1. 10 … cent cinquante à deux cents (supprimé par Sadoul) figurants.
p. 386, 1. 10 …jusqu’à dix personnages semblables (supprimé par Sadoul).
p. 389, 1. 10 … puis fait répéter partiellement les diverses parties de l’action, l’action principale d’abord, puis (supprimé par Sadoul) les épisodes accessoires. ↩