La Cinémathèque québécoise

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Les structures d’activation du récepteur contenues dans le film

Si l’étude de l’énonciation a constitué et constitue toujours un mode d’étude remarquablement fécond des œuvres cinématographiques, il n’en demeure pas moins qu’elle laisse de côté, d’entrée de jeu — je dirais même par définition — une di­mension fort importante de l’œuvre : ce que le spectateur fait de cette énonciation, comment il la reçoit, comment il la traite et ce qu’il en reste, ou, si l’on veut, ce qu’elle est devenue quand le processus de décodage et de traitement est terminé et pourquoi il en est ainsi.

À partir de 1969, j’ai commencé à étudier certains aspects du phénomène pour tenter d’arriver à une compréhension et à une explication techniquement satisfaisante du constat que l’on peut faire tous les jours de l’adhésion ou du refus d’adhésion du spectateur au processus de décodage d’un film pendant sa projection.

Pourquoi est-ce que dans tel cas le processus fonctionne, et pourquoi ne fonctionne-t-il pas dans tel autre?

Sans jamais penser que je pourrais arriver à trouver ni toutes les réponses, ni des réponses définitives à ces comment et à ces pourquoi, j’ai tenté néanmoins d’amorcer certaines voies de solutions. J’en suis arrivé à penser, comme bien d’autres d’ailleurs que :

—     Il y a dans le rapport entre l’auteur, le réalisateur, le metteur en scène et le specta­teur, quelque chose qui transcende, ou qui est premier si l’on veut, ou antérieur au médium lui-même. Ce quelque chose, c’était le Message.

—     Devant des messages aussi différents que ceux dont je parlais il y a un instant, qu’est-ce qui agit dans le message?

Je suis donc parti de l’hypothèse, qui aujourd’hui semble fort banale mais qui à l’époque ne l’était guère, qu’il y a dans le message quelque chose qui transcende le strict aspect sémantique — le sens énoncé — et qui agit sur le spectateur pour l’ame­ner à décoder, à continuer ou à cesser de le faire, ou à recommencer son décodage s’il l’a interrompu.

En raffinant un peu on pourrait dire : il y a plus que le sens ou, si l’on veut, intime­ment tressé à travers le sens, le contenu, l’énonciateur expédie autre chose qui inte­ragit sur le spectateur pour faire en sorte que la communication se maintienne jus­qu’au bout, ou pas.

Avant de continuer, il n’est peut-être pas inutile de faire un bref rappel. Il est demandé du spectateur des comportements se situant en deux temps fort différents : avant l’acte de communication, et pendant l’acte lui-même. (Certaines formes de communication font même intervenir un troisième temps : après la communication; c’est le cas de la publicité, par exemple.)

Avant l’acte, il lui est demandé d’ouvrir le poste ou de se rendre au cinéma (et pour cela bien des actes sont souvent nécessaires). Ici, c’est difficilement le message lui-même qui agit directement, mais plutôt ce qu’on en dit (la pub), la qualité de l’énonciateur (la célébrité plus ou moins grande de l’auteur), l’aversion ou l’estime que l’on voue à ceux qui interprètent le message, etc.

Pendant l’acte lui-même, les comportements demandés sont au moins de deux ordres :

  1. d’abord ceux qui permettent au spectateur de se brancher physiquement au sys­tème ou de rester branché: l’attention, le fait de regarder, d’écouter, etc.
  2. ceux qui lui font entreprendre la synthèse du message à partir de son propre pré-acquis, en se servant du message comme d’un manuel d’instructions qui lui dit quel segment de son pré-acquis cognitif prendre et comment l’assembler aux autres seg­ments déjà retenus.

C’est ce qui agit sur lui dans le message que nous allons tenter de voir maintenant — du moins un certain nombre d’éléments du message qui agissent sur lui.

Nous laisserons de côté évidemment tous les éléments agissants sur le spectateur et qui viendraient de l’émetteur directement, du médium, ou des autres spectateurs qui entourent notre récepteur pour nous contenter de saisir certains éléments de l’inter­action message-spectateur qui activent le spectateur et le gardent occupé au dé­codage sémantique et à la synthèse du message.

Il faut bien se rappeler qu’un système de communication comme le cinéma est d’une extraordinaire fragilité; il est sans cesse menacé de tomber en panne, car à tout moment, le spectateur peut toujours se débrancher et se retirer.

Pour que l’on obtienne la synthèse du message par le récepteur, il faut non seule­ment qu’il entreprenne et maintienne les comportements de nature cognitive cités pré­cédemment, mais aussi toute une série d’autres comportements de natures très di­verses.

Alors se pose la question : pourquoi le récepteur fait-il cela et continue-t-il de le faire pendant toute la projection?

Une des avenues de réponse que nous avons voulu explorer repose sur l’hypothèse que le message contient plus que son contenu strictement sémantique. Outre le sens, ou je devrais dire plus exactement à travers le sens, il y a d’autres éléments qui agissent sur le récepteur et l’amènent à entreprendre les divers comportements d’ac­quisition et de décodage du message et à y persévérer tout au long de l’acte de com­munication.

En d’autres termes, le message contient bien de l’information et de la redondance, mais aussi autre chose : des éléments qui ont pour effet d’activer ou d’énergiser le récepteur et de le maintenir dans cet état tout au long du déroulement du message. Ces éléments sont évidemment véhiculés par le contenu, mais ils sont, nous allons le voir, d’une nature bien différente.

Nous avons donné à ces éléments le nom de structure d’activation du récepteur, car il s’agit véritablement de structures contenues dans le message. Ces structures sont organisées suivant deux dimensions. La première est parallèle au message. On re­trouve en effet ces structures tout au long du message, de façon très organisée et suivant des règles qui gouvernent les relations entre chacun de leurs éléments consti­tutifs.

La seconde dimension est perpendiculaire au message et va dans le sens message-récepteur. Là aussi nous retrouvons un faisceau continu de relations organisées entre les éléments constitutifs de ces structures et le récepteur.

Soulignons, avant d’aller plus loin, que les relations message-récepteur ne sont évidemment pas les seules en jeu et qu’il y en a d’autres qui jouent un rôle sans doute tout aussi déterminant; qu’on songe par exemple aux relations émetteur-récepteur ou aux relations canal-récepteur. Je me limiterai cependant à envisager dans cet article seulement les structures de relations message-récepteur.

Nous allons maintenant dire un mot de chacune des principales structures d’acti­vation du récepteur.

François Baby et André Gaudreault
François Baby et André Gaudreault
Photographie Pierre Véronneau

La centralité du message

Tout ce qui nous entoure ne nous touche pas de la même façon et avec la même intensité. Il y a en effet des choses qui nous laissent parfaitement indifférents, d’autres qui nous touchent indirectement et, au contraire, d’autres qui sont au centre même de nos préoccupations et qui nous touchent donc très vivement.

Dans le langage courant on dira que certaines choses nous “intéressent” plus que d’autres. En communication on dira que certains messages sont plus “intéressants” que d’autres. Ce qui pose problème c’est justement le terme intéressant car il est trop vague et trop flou pour décrire le phénomène de la distance psychologique avec suf­fisamment de rigueur et de précision.

La psychologie sociale fait appel à cet égard à un concept beaucoup plus utile et que nous retenons : celui de la centralité d’un objet. La centralité désigne la “distance psychologique” 1qui sépare un sujet d’un objet quelconque, ou encore la capacité d’un objet de motiver un sujet. Plus une chose sera psychologiquement proche de nous, ou plus elle sera susceptible de nous motiver, et plus on dira que son degré de centralité est élevé, et, inversement.

Cet objet peut être proche de nous ou nous motiver d’abord parce que, dans la réalité, elle nous est effectivement reliée directement (nos proches par exemple), mais tel n’est pas toujours le cas. Il suffit que, par suite d’un phénomène quelconque, nous la considérions comme reliée directement à nous, même si dans la réalité elle ne l’est pas. Les mécanismes qui peuvent intervenir alors pour susciter une telle évaluation de notre part sont divers et complexes, qu’il s’agisse par exemple de phénomènes de per­ception ou encore de mécanismes plus proprement psychologiques : identification, projection, etc.

Peuvent aussi intervenir les phénomènes décrits par Clynes 2 qui a mis en lumière le fait que, lorsque nous percevons chez quelqu’un — même inconsciemment — des micro ou macro-comportements engendrés par une émotion qu’il ressent vraiment, nous nous mettons alors à ressentir la même émotion que lui. Il n’est pas impossible non plus qu’interviennent, dans l’établissement d’un lien symbolique, certains méca­nismes apparentés au stress. Rappelons à ce sujet les travaux menés récemment aux États-Unis et qui montrent que diverses situations de la vie courante (décès, mariage, perte d’emploi, etc.) créent chez nous des niveaux de stress définis. Je crois personnel­lement que lorsque nous les vivons symboliquement par l’impression de réalité comme dans un film ou une émission de télévision par exemple, elles provoquent là aussi chez nous un stress dont l’intensité est caractéristique de la situation vécue symboli­quement. Ce stress est sans doute aussi un facteur d’activation du récepteur. J’ai en­trepris des recherches pour vérifier cette hypothèse et il sera intéressant d’en connaître les résultats.

Il faut rappeler une distinction importante faite par certains psychologues au sujet des motivations chez l’humain. On distingue souvent deux types de motivations : les motivations dites primaires et les motivations secondaires.

Les motivations dites primaires sont celles que l’on peut considérer comme innées ou plus exactement quasi innées chez l’homme. En d’autres termes, elles sont tellement liées à la nature même de l’homme qu’elles agissent chez la quasi-totalité des êtres humains; elles sont universelles. Tels sont par exemple l’appétit viscéral, la complémentarité sexuelle, la supériorité sur autrui, la reconnaissance sociale, etc.

Les motivations secondaires sont elles, au contraire, acquises par voie d’appren­tissage; elles sont le résultat de l’influence d’une culture ou d’une société sur l’indi­vidu. Tels sont par exemple la beauté, l’honneur, le patriotisme, etc. Il n’est pas rare que des motivations secondaires soient en fait des motivations primaires revisitées et transformées par une culture spécifique.

La centralité du message sera donc d’autant plus élevée que le message se rap­porte aux motivations dites primaires. Elle sera plus élevée aussi, s’il se rapporte di­rectement aux objectifs de ces motivations plutôt qu’aux moyens à prendre pour y arriver, qui eux sont de nature plus directement culturelle.

La saillance

Il nous arrive d’être “frappés” par certains objets de connaissance qui se présen­tent à nous. Nous dirons alors qu’ils sont “remarquables” parce que certaines de leurs propriétés les imposent à notre attention en leur permettant de créer sur nous une im­pression plus ou moins vive.

Si des termes comme “frappants” ou “remarquables” sont utiles dans la vie cou­rante, ils ne nous apportent guère de lumière pour comprendre davantage pourquoi nous les avons perçus d’une manière telle qu’il nous semblait justifié de les qualifier de cette façon. Voyons d’un peu plus près ce qui se passe.

Plusieurs raisons peuvent faire qu’un objet de connaissance attire notre attention. Il peut, par exemple, présenter des différences sensibles par rapport à d’autres objets que nous connaissons et auxquels nous le comparons (qu’il s’agisse d’ailleurs d’objets de même nature ou non). Il peut d’un autre côté présenter des différences tout aussi sensibles par rapport au contexte général auquel il appartient ou à un contexte auquel nous décidons de le ramener.

En communication, le message est évidemment tributaire des mêmes phéno­mènes. Un message nous “frappe” d’autant plus qu’il se distingue, soit par son contenu, soit par son traitement formel, du contexte général auquel il appartient ou de celui auquel le communicateur ou le récepteur le reportent.

La saillance d’un message est donc le degré “d’exsurgence” du message (contenu ou forme) par rapport au contexte général de référence, ou encore le degré de diffé­renciation entre le message et le contexte de référence 3.

On voit tout de suite l’importance fondamentale que revêt le choix du contexte général de référence et la responsabilité qui incombe en cette matière au communi­cateur. Il peut volontairement ou non tronquer complètement la saillance véritable d’un événement en choisissant un contexte de référence plutôt qu’un autre et en l’im­posant au récepteur.

La saillance du message se mesure à partir des points suivants :

  1. l’existence d’un contour précis pour l’objet ou l’événement, c’est-à-dire une zone de discontinuité ou de rupture entre l’objet de connaissance et son support;
  2. l’existence d’une texture particulière dans l’objet, c’est-à-dire l’existence à l’inté­rieur de l’objet d’éléments perceptibles qui ont un agencement, une dimension, une disposition et un degré d’auto-organisation spécifiques;
  3. la durée de l’objet ou de son exposition;
  4. la fréquence avec laquelle il se produit;
  5. la masse de l’objet;
  6. son mode d’existence.

L’incertitude 4

On vous présente un objet de connaissance et on vous demande de l’identifier; vous formulez des hypothèses d’identification, mais, soit à cause de leur trop grand nombre, soit à cause de leur équiprobabilité, vous êtes incapable d’en choisir une plutôt qu’une autre. Au sens de la communication, vous êtes incertain. En communi­cation en effet, l’incertitude est l’incapacité pour le récepteur de choisir entre diverses hypothèses pour identifier un objet de communication. L’incertitude est d’autant plus forte que le nombre d’hypothèses est grand ou que des hypothèses sont équiprobables, même s’il n’y en a que deux. L’information, pour sa part, est ce qui réduit l’incertitude.

Cette notion d’incertitude est si fondamentale à la communication, qu’il n’y a pas communication s’il n’y a pas incertitude. Les recherches que j’ai conduites en ce domaine m’ont en effet permis de constater qu’émetteur et récepteur sont symétriques l’un par rapport à l’autre, c’est-à-dire que le récepteur est comme l’image de l’émet­teur vue dans un miroir, c’est-à-dire renversée. Soulignons en passant qu’il s’agit d’une symétrie analogue à celle qu’il y a entre nos deux mains. Notre main gauche est symétrique par rapport à la droite, mais il n’existe aucune position qui permette de les superposer et qu’elles coïncident parfaitement.

Émetteur et récepteur sont donc les deux pôles d’un système de communication et ils fonctionnent un peu comme les deux pôles d’une prise de courant qui ont une po­larité différente. L’un émet de l’information tandis que l’autre (le récepteur) émet de l’incertitude et l’une et l’autre sont aussi indispensables au fonctionnement d’un sys­tème de communication que les pôles positif et négatif le sont pour faire fonctionner un système électrique.

S’il n’y a pas incertitude, il n’y a pas communication non plus qu’il n’y a informa­tion.

Pour mettre le système en marche, le communicateur doit donc d’abord susciter ou provoquer chez le récepteur la production d’incertitude et l’entretenir tout au long de l’acte de communication. On comprendra cependant qu’il ne saurait s’agir de n’im­porte quelle incertitude. Il doit en effet s’agir d’incertitude portant sur les sujets perti­nents au message de façon à ce qu’elle puisse être effectivement réduite par l’infor­mation contenue dans ce message. Une trop forte quantité d’incertitude non perti­nente risque en effet de perturber le fonctionnement du système et même de le faire tomber en panne en amenant le récepteur à décrocher.

Pour assurer la poursuite de ce double objectif : production continue d’incertitude pertinente, le communicateur doit dès le départ créer une incertitude chez le récepteur et l’entretenir tout au long de l’acte de communication par le déroulement d’un axe d’incertitude précis et défini. En d’autres termes, le message doit être construit comme une succession de réponses à quelques grandes questions sous-jacentes qui lui serviront d’épine dorsale.

Il ne doit pas oublier non plus que dès qu’il n’y a plus d’incertitude chez le récep­teur, la communication cesse. Il doit donc veiller à ce que le récepteur n’obtienne pas les réponses cherchées trop prématurément dans le message, où que, s’il les obtient, il doit créer de nouvelles incertitudes sans tarder.

Le communicateur dispose à cet effet de trois méthodes principales :

  1. annuler une certitude existant déjà chez le récepteur,
  2. amener le récepteur à ramener à l’avant-plan une incertitude latente qui existait déjà dans son esprit, mais qu’il n’avait pas forcément présente à l’esprit au moment de l’acte de communication,
  3. réunir un certain nombre d’éléments certains, mais dont la réunion est elle, conjoncturelle.

La familiarité avec le message

En communication, l’incertitude dont nous avons parlé précédemment est en quelque sorte une forme de perturbation appliquée à l’équilibre cognitif du récepteur. Ces perturbations ou ces menaces amèneront rapidement le récepteur à adopter cer­tains comportements de nature exploratoire pour lui permettre de revenir à l’état d’équilibre cognitif.

Mais la question n’est pas aussi simple qu’elle peut en avoir l’air. Si le récepteur ne retrouve pas dans le message suffisamment d’éléments qui lui sont familiers pour lui permettre de le décoder ou pour lui permettre de rattacher les nouvelles con­naissances acquises à des structures existantes, en d’autres termes, si le message con­tient trop d’éléments originaux, il lui paraîtra inintelligible. Le récepteur se débran­chera alors rapidement du système pour se soustraire à la source de trop grand malaise ou d’insécurité trop forte que devient l’acte de communication. Par ailleurs, un message trop riche en éléments déjà connus entraînera lui aussi un débranchement du système car toute communication présuppose incertitude.

Le message doit donc être un heureux partage ou dosage entre originalité et fami­liarité. Tout le problème vient de ce que nous ne possédons pas à l’heure actuelle de règles de partage précis entre ces deux types d’éléments.

Le concept de nouveauté est d’un usage difficile en communication, car ce qui est nouveau pour une partie de l’auditoire ne l’est pas forcément pour une autre, etc.

C’est pourquoi il nous apparaît plus utile de lui substituer le concept de familia­rité du récepteur avec le message. Dans ce cas-ci, la familiarité est donc la probabilité que le sujet (le récepteur) ait été exposé à l’objet (le message).

Remarquons enfin, que la question de la familiarité se pose aussi bien quant au type de traitement formel utilisé que quant au contenu du message.

La normalité du message

Suivant l’adage, la première chose que l’homme fait, c’est de se donner des insti­tutions. Et la seconde? C’est d’en être prisonnier…

On constate en effet que, depuis toujours, l’homme a senti le besoin, sans doute pour assurer sa survie et celle de son espèce, de s’entourer d’une certaine régularité et d’établir à cet effet de façon plus ou moins formelle, certaines règles pour atteindre les buts qu’il poursuit. Si certaines de ces règles sont très construites et édictées de façon formelle comme les lois, d’autres ne le sont pas et se traduisent plutôt sous la forme d’usages ou de coutumes.

C’est ainsi que se sont installées progressivement et de façon la plupart du temps assez durable, des sortes de façon de faire, des sortes de “normes” qui résultent de consensus plus ou moins partagés ou plus ou moins formels et qui traduisent les men­talités.

Le mot norme doit évidemment être pris dans son sens le plus large. Il recouvre les notions d’usages, de traditions, de coutumes, de modes, de convenances, de règles et de lois.

Ces normes jouent un rôle fort important pour la société puisqu’elles lui procu­rent une sorte de sécurisation provenant de la prévisibilité des phénomènes et qu’elles tendent à accroître le soutien social entre les individus.

Ces “normes” se rapportent à presque tous les secteurs de l’activité humaine. Certaines visent les comportements, d’autres les croyances, d’autres les con­naissances, etc., et si l’on peut dire qu’elles évoluent avec le temps, la plupart du temps c’est plutôt lentement qu’elles progressent.

Le message lui-même met évidemment en cause la question des normes et le ré­cepteur ne tardera pas à évaluer si le contenu ou le traitement formel utilisé corres­pond aux “normes” ou aux usages.

La normalité du message est donc la correspondance plus ou moins grande du message (contenu ou traitement formel) avec la “norme”, l’usage ou la façon de faire couramment utilisés ou acceptés.

Il en va en communication de la normalité comme de la familiarité avec, ce­pendant, une tolérance moins grande du récepteur pour ce qui va trop à l’encontre de la norme. Cela provient sans doute du fait que l’atteinte aux normes rejoint très vite les structures d’attitudes de l’individu et que, comme s’il s’agit de nœuds vitaux du comportement particulièrement stables, l’individu se sent beaucoup plus rapidement atteint par “l’anormalité” que par la nouveauté.

La quantité de redondance contenue dans le message

Des systèmes de communication comme le cinéma ou la télévision ne visent pas à transmettre des messages qui ne contiendraient que de l’information. De tels messages seraient en effet beaucoup trop lourds à supporter pour l’auditoire, et à la limite quasi impossibles à déchiffrer. Ces systèmes visent plutôt à transmettre des messages qui seront compris par les auditoires atteints.

Dans cette optique, les messages les plus faciles à comprendre seraient ceux dont le degré de familiarité serait le plus élevé possible. On le réalise tout de suite ce­pendant, de tels messages seraient évidemment totalement dépourvus d’intérêt.

Les communicateurs qui utilisent ces deux systèmes tentent donc de construire des messages qui se situent entre ces deux extrêmes: suffisamment d’originalité pour être intéressants et une quantité limitée d’information pour les rendre compréhensi­bles.

Un message comportant un maximum d’information risquerait fort de ne pas at­teindre son but pour d’autres raisons. Le bruit ou les distorsions introduites par les moyens de diffusion en arriveraient vite à couvrir des parties plus ou moins impor­tantes du message et ces parties seraient irrémédiablement perdues puisque rien dans ce type de message n’est prévu pour contrebalancer ce genre de pertes. Le télé­spectateur serait aussi très exposé à perdre un message télévisuel, puisqu’il risque con­tinuellement d’être perturbé par son entourage lorsqu’il écoute la télévision.

Pour assurer que le message soit bien compris et perçu, nous devons donc y ajouter d’autres éléments que des seules informations; ces éléments supplémentaires constituent ce qu’on appelle de la redondance. La redondance est donc l’utilisation, pour permettre une compréhension maximale du message, d’éléments en excès par rapport à la quantité requise strictement pour exprimer le message. Autrement dit, on pourrait exprimer le message avec beaucoup moins d’éléments, mais pour le faire comprendre on en ajoute en supplément.

On considère généralement qu’il y a deux types de redondance : celle qui permet de prédire ce qui s’en vient (donner le plan d’un exposé au début du message, par exemple) et qu’on appelle redondance protensive, et celle qui permet de relier l’infor­mation reçue à celle que l’on a déjà et que l’on appelle la redondance rétensive.

Il ne faut surtout pas confondre redondance et répétition. Si la répétition est une forme de redondance, il en existe beaucoup d’autres formes, comme : établissement de rapports de symétrie, de correspondance ou d’analogie entre des objets; préjugés, sté­réotypes, tabous, conventions sociales, rites et rituels, mentalités, etc. peuvent aussi constituer une forme de redondance; les exemples ou les applications pratiques égale­ment. La liste serait longue si on voulait la rendre exhaustive.

Ajoutons que les moyens de communication qui ont recours à plus d’un médium, comme c’est le cas du cinéma ou de la télévision, ont l’avantage de pouvoir faire de la redondance non seulement à l’intérieur de chaque médium (redondance entre la parole, la musique et le bruit, par exemple) mais aussi d’utiliser un médium comme support de l’autre.

Autres structures du message

Il y a au moins trois autres structures dont il nous faut souligner l’existence. Pour ne pas allonger indûment cet article, nous nous contenterons de les définir sommai­rement, d’autant plus qu’elles jouent un rôle souvent moins déterminant que les pré­cédentes.

—     Le degré de symbolisation du message : c’est le degré de codage du message par rapport à la présence ou à l’absence dans le message des codes utilisés.
—     La prégnance : c’est la capacité d’un message d’imprégner l’esprit par rapport au tout, plutôt que par rapport à ses divers éléments constitutifs.
—     La complexité du message : c’est la plus ou moins grande prévisibilité du message et de ses éléments constitutifs. Cette structure est fondamentalement reliée à l’in­certitude, à la familiarité et à la redondance.

Applications possibles

Même si nous ne possédons pas d’échelles encore très précises, on peut malgré tout en arriver à évaluer le niveau atteint par chacune de ces structures tout au cours d’un film (à toutes les 20 secondes par exemple), puis de faire la moyenne de chaque structure pour l’ensemble de l’œuvre.

Ainsi on aura une sorte de “spectre” des structures d’activation du récepteur dans l’œuvre étudiée, qui nous permet de situer avec suffisamment de précision le niveau moyen de chacune des structures.

Nous l’avons fait pour plus de 96 longs métrages de fiction qui vont de MA NUIT CHEZ MAUD à THE TOWERING INFERNO et à STAR WARS en passant par des œuvres de Buñuel, Bergman, Fellini, Godard, Resnais, etc. et plusieurs autres réalisateurs américains. La méthode consistait à utiliser une échelle à six points qui va de très fort à nul, d’évaluer le niveau de chaque structure à toutes les 20 secondes, puis de faire le total et de diviser par le nombre de lectures pour chaque structure, ce qui nous permettait en quelque sorte d’obtenir une moyenne pour l’ensemble de l’œuvre.

Si l’on retrouve chez chaque auteur certains spectres caractéristiques (Fellini a par exemple un niveau extrêmement élevé de symbolisation et de redondance, etc.), de même que pour les divers genres auxquels appartenaient les films étudiés (le cinéma de catastrophe possède en général un taux exceptionnellement élevé de centralité), un fait semble se dégager : on retrouve déjà à travers ces œuvres certaines constantes.

Le niveau de la centralité et de l’incertitude est en général très élevé, tandis que celui de la redondance et de la symbolisation est généralement élevé. Le niveau de la familiarité et de la normalité est souvent moyennement élevé, tandis que saillance et complexité sont la plupart du temps faibles.

Nous avons compilé l’ensemble des résultats obtenus pour les 96 longs métrages de fiction étudiés et établi les moyennes. On en retrouvera la représentation graphique dans le tableau qui suit.

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96 longs métrages c’est beaucoup, mais c’est en même temps très peu par rapport à l’ensemble de l’œuvre cinématographique. Il n’est donc pas question de suggérer que le spectre que constitue ce tableau représente celui du cinéma dans son ensemble. Il n’en constitue pas moins un utile outil d’analyse et de comparaison sur la “cinématographiabilité” d’une œuvre avant réalisation et permet de suggérer certains correc­tifs à apporter dans la stratégie de traitement.


Cet article a été écrit par François Baby. Il est professeur à l’Université Laval et compte plusieurs textes à son actif. Il s’est penché particulièrement sur le problème de l’adaptation cinématographique, abordant notam­ment le film IXE-13. Ses recherches récentes portent sur la psychologie, la communication et le cinéma.

Notes:

  1. Newcomb, T.M. Manuel de Psychologie sociale. Paris.
  2. Clynes, M. Emotion — Its Parameters and Measurement. Raven Press, 1974.
    Clynes, M. Senties — The Touch of Emotion. New York, Doubleday, 1974.
  3. Kohler, W. Psychologie de la forme. Paris, Gallimard (Idées), 1964.
    Guillaume, P. Psychologie de la forme, Flammarion
  4. Moles, A. Théorie de l’Information et perception esthétique, Paris, Denoël et Gonthier, 1972.
    Moles, A. Art et ordinateur, Paris, Casterman, 1971.