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Les gaîtés du studio (Pour Vous — 1938)

Peu de temps avant sa mort Georges Méliès avait accepté de conter aux lecteurs de “Pour Vous” quelques souvenirs sur sa vie de metteur en scène. La maladie qui devait l’emporter lui a laissé le temps d’écrire cet article qui a été retrouvé sur sa table de travail. Nous devons à l’obligeance de sa veuve de pouvoir le publier.

Contrairement à ce qu’en pensent les profanes, le studio (tout comme les coulisses du théâtre, d’ailleurs) n’est pas un endroit où l’on s’amuse follement; trop de préoccu­pations vous y assaillent.

Malgré toute la présence d’esprit, le calme et la maîtrise de soi qui sont nécessaires au metteur en scène, il n’est pas rare que celui-ci sente sa patience devenir, suc­cessivement, de l’énervement, de la colère, puis soudain de la rage folle, quand cela va mal, soit par suite d’événements imprévisibles, soit par suite de ratés trop fréquents, de l’insuffisance d’un acteur ou de l’incompréhension de figurants maladroits qui n’ont rien retenu des explications qui leur ont été prodiguées avant de tourner, même, quelquefois, après nombre de répétitions. Je suis certain, par ma propre expérience, que les metteurs en scène, mes successeurs, ne me contrediront pas, car, un jour ou l’autre, il leur arrive toujours quelque aventure néfaste.

Mais, par contre, il arrive aussi, heureusement d’ailleurs, quelques intermèdes im­prévus qui vous font subitement passer de la colère au fou rire, en dépit du désagré­ment et de la perte de temps que vous imposera la scène ratée, et même de la perte d’argent qui en résultera pour vous, si vous financez vous-même votre affaire, ce qui était mon cas… et ce qui est assez rare aujourd’hui. Cette gaieté instantanée, il n’est guère possible de la réfréner, malgré tout le sérieux auquel vous êtes tenu par votre rôle de metteur en scène, pas plus qu’on ne peut s’empêcher de rire devant un “gag” inattendu et cocasse d’un fantaisiste burlesque anglais ou américain, les maîtres en cette matière, car ce sont des pince-sans-rire à peu près inimitables. Voici une de ces scènes comiques imprévues. Nous tournions le dernier tableau d’une grande farce féérique, il s’agissait du mariage de la princesse Azurine avec le prince Bel-Azor. Rassurez-vous, je ne vous raconterai pas la pièce. Or, nous avions dressé un superbe décor de palais, fantaisiste, bien entendu, comme il convient pour un conte de fées. Au fond était le trône, à gauche un escalier monumental. Le cortège, descendant un esca­lier, traversait tout le tableau pour passer devant le roi, et l’effet comique était produit par la traîne interminable de la mariée, portée par vingt-quatre pages de plus en plus petits, et un nain microscopique portant l’extrémité de la queue. Tout le monde était sorti du tableau et la traîne continuait à défiler. Au moment de la répétition, je m’aperçus qu’il me manquait quatre hallebardiers pour garnir les côtés du trône. Simple oubli dans les convocations, j’envoyai un de mes aides chercher dans le pays (c’était à Montreuil-sous-Bois) quatre hommes de bonne volonté, bien bâtis, pour figurer pendant une heure. (Cachet, 10 francs, soit 60 francs actuels.) Mon émissaire revint rapidement avec trois voisins, le quatrième, me dit-il, allait arriver. C’était un bel Auvergnat, charbonnier de son état, et il avait, avec raison, jugé bon de se débar­bouiller avant de venir. Quand il arriva, les trois autres étaient déjà prêts. On le bous­cula quelque peu, et, en cinq minutes, il ressortait de sa loge et venait se joindre aux autres, quand j’entendis un éclat de rire général. Je me retournai, et je constatai que mon bonhomme avait les armes royales dans le dos au lieu de les avoir sur la poitrine. Interpellation de ma part, je fais observer à mon Auvergnat que les pourpoints du moyen âge se boutonnent dans le dos, et il me répond; “Ah! bougra! j’ai jamais vu cha, moi! Moi, mes vechtes, je les aboutonne toujours par-devant! Et puis, comment que ch’est que vous voulez que je m’aboutonne dans le dos?” Là-dessus, redoublement d’hilarité. “On va vous aider”, lui dis-je, et, en deux temps, trois mouvements, la transformation était accomplie. “Mettez-vous là, ajoutai-je, tenez votre hallebarde bien droite, comme ça, et conservez une immobilité complète pendant le jeu. C’est compris?” “Ah! fouchtra! je connais cha, moi! me répondit-il, ch’est comme qui dirait au garde-à-vous! quoi! Parche que moi, vous chavez, j’ai z’été au rrrrégiment…” “Bon, bon, ça va, répliquai-je. Pas de boniments, nous n’avons pas le temps!”

“Allons! silence, on tourne!” et la scène se déroula parfaitement; mes quatre figu­rants ne bronchèrent pas. Mais l’histoire ne se termine pas là. Tout le monde désha­billé, je m’installai à une table pour payer mon monde, ainsi que j’avais dû prendre l’habitude de le faire, pour éviter, ce qui m’était arrivé auparavant, que les chefs de fi­guration se livrent à une trop grande exploitation, en s’emparant de la moitié ou des deux tiers des cachets des malheureux figurants. Il se trouvait que mon bougnat venait immédiatement derrière l’acteur des Folies-Bergère, Raiter, bien connu alors, le mari de Mme Cocyte, la cantatrice de l’Opéra-Comique. Raiter, qui jouait le rôle du roi, rôle principal, toucha cent francs (six cents francs actuels). Mon Auvergnat, lui, reçut dix francs, comme convenu, et, à la surprise générale, il devint cramoisi et entra dans une violente colère :

— Ah! bougre de N… de D…! s’écria-t-il. Qu’est-ce que ch’est que ce fourbi-là! Le gros galapiat qui s’en va là, vous lui f… cent balles, et, à moi, dix balles! Ch’est un vol manifeste! Il s’est z’habillé, comme moi, et puis il s’est déshabillé, il est resté le même temps que moi, et, comme moi, il est resté sur sa chaise sans en f… une datte! Je n’ac­cepte pas, N… de D…! Je porterai plainte, etc.

On ne put le calmer et il partit en vociférant. Mais le plus drôle de l’affaire, c’est qu’il tint parole et m’appela, quelques jours plus tard, au juge de paix. Jamais audience ne fut plus tordante. Le juge, lui-même étouffant de rire, ne pouvait arriver à reprendre son sérieux. Enfin, il débouta mon bonhomme, le força à accepter son cachet et le condamna aux frais. Dans une rage inexprimable, mon Auvergnat sortit en hurlant et en vouant au diable la justice de son pays. Il ne fallait plus, par la suite, lui parler de cinéma. “Ah! non! Les gensses du cinéma! Ah! bougri! tous des crapules et des bandits!”

Et voici un autre épisode comique. C’était en 1901, et je tournais ma première Jeanne d’Arc. (J’en fis une autre par la suite.) Mais la première était limitée à 120 mè­tres!… Une grande pièce pour l’époque! Le métrage disponible était court, il fallait faire vite. Aussi, au siège de Compiègne, en avant des remparts, avions-nous dressé une palissade, qui paraissait formidable, mais qui, en fait, n’était composée que de voliges légères, pour qu’elle n’offrît pas une trop grande résistance. Cette palissade était soutenue par trois poutres maîtresses, une à gauche, l’autre à droite, la troisième au milieu du tableau. Ces poutres, elles étaient solidement fixées et arc-boutées. J’avais chargé un grand diable d’homme d’armes, muni d’un fort merlin, de démolir ce poteau central qui devait entraîner la chute des voliges. Mais, contrairement à mes prévisions, mes guerriers se précipitèrent sur la palissade avec une telle furia francese qu’en un clin d’oeil tout fut renversé par leurs “masses d’armes”, sauf le poteau central, et nous assistâmes à cette scène burlesque : pendant que tout le personnel se précipitait vers les murailles, dressait les échelles, montait à l’assaut sous une pluie de projectiles, l’homme au merlin continuait à cogner sur son poteau qui ne pouvait plus gêner personne, et, malgré ses efforts, ne parvenait pas à l’abattre. On l’avait fixé trop solidement! Mais quel désastre et quelle hilarité si on avait projeté cette scène ridi­cule. Il fallut recommencer et remettre tout en état. Naturellement, je n’étais pas content, et, comme je lui faisais remarquer sa sottise, mon homme me répondit :

— Ben quoi? Tout le monde vous a entendu me le dire que vous me chargiez de démolir le poteau! Elle est raide, celle-là! Je me démanche à cogner dessus… et vous m’eng… Ah! non, alors, je n’joue plus!

Sa réflexion fit pouffer tout le monde et moi aussi. J’étais désarmé. On recom­mença la scène, elle fut réussie, mais un deuxième épisode comique la clôtura. Un des figurants, très gros, arrivé en haut de la muraille, avait passé une jambe au-dessus de la rampe d’un balcon de fer placé au haut du studio et faisait des efforts désespérés pour grimper sur ce balcon, montrant à tous, comme dans l’Article 330 de Courteline, la partie la plus charnue de son individu, et tout le monde de rire. Je lui lançai alors cette apostrophe :

—  Et! là-haut, le cent kilos! On va vous mettre une échelle. Descendez, c’est fini, et puis vous savez, nous photographions, ici, au soleil… mais jamais au clair de la lune!

Dans ma jeunesse, je fus caricaturiste au journal anti-boulangiste La Griffe. Alors, que voulez-vous? Très gai de ma nature, j’ai toujours eu l’esprit tourné à la blague… et en vieillissant, ma foi, je n’ai pas changé.