La Cinémathèque québécoise

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3.9 : Vers le long métrage (1962-1964)

L’ONF est impliqué à fond dans l’établissement d’une industrie privée cinématographi­que au Canada. Dès l’été 1962, il avait servi d’intermédiaire entre le Canada et la France et la Grande-Bretagne pour évaluer la possibilité de signer des accords de coproduction bilatéraux 1. Quelques mois plus tard, il participe au Comité interministériel sur le déve­loppement éventuel d’une industrie du long métrage au Canada qui se réunit régulière­ment à partir de la fin 1963 et ce sont deux de ses collaborateurs qui rédigent les principaux rapports pour ce comité 2. L’ONF se lance d’ailleurs dans la réalisation de longs métra­ges, une politique qui est acceptée officiellement dès janvier 1964 et qui touche notam­ment le film à épisodes LA FLEUR DE L’ÂGE et LE FESTIN DES MORTS.

Le cas de LA FLEUR DE L’ÂGE est très intéressant. Pierre Juneau reconnaissait la nécessité et les avantages des échanges internationaux dans la production de certains films et favorisait donc la coproduction. Dans ce cas-ci, la formule regroupe quatre pays et sur­tout quatre cinéastes qui font à peu près partie du jeune cinéma de leur pays respectif. Pour ce qui est de la France, Jean-Luc Godard et Jean Rouch sont approchés et donnent leur accord, mais c’est Rouch qui obtient le contrat. Michel Brault signe l’épisode cana­dien, GENEVIÈVE. L’épisode italien revient à Gian Vittorio Baldi, qui était aussi pro­ducteur. Juneau et Baldi s’entendent tellement bien qu’ils veulent monter ensemble d’autres coproductions 3 et même accélérer la signature d’un accord de coproduction entre l’Italie et le Canada.

Boissonnault rappelle cet épisode comme exemple de la volonté d’internationalisme qui aurait animé Juneau aux dépens ou au mépris d’une production porteuse de valeurs trop liées à la dynamique socioculturelle québécoise. On a dit aussi que l’aventure Flaiano marquait un nouvel épisode de l’opposition Juneau-Roberge, sauf que Roberge a toujours été tenu au courant du projet et l’a défendu devant le ministre Lamontagne; mais il est plausible que Juneau l’ait amené à appuyer un projet qui d’une certaine manière annonce une pratique qui aura cours quelques années plus tard 4.

L’ONF s’engage dans la voie du long métrage avec tellement de prudence et de parcimonie 5 que certains cinéastes choisiront de détourner leurs budgets de courts métrages pour en sortir des longs métrages et ainsi effectuer un saut qualitatif qu’ils souhaitent depuis longtemps. Tel est le cas notamment d’une série sur l’hiver inscrite à cette époque-là au calendrier de production, série qui dans l’esprit de son producteur Jacques Bobet et de ceux qui y collaborent, devrait permettre de tourner des «dramatisations».

Producteur audacieux, Bobet est animé par un certain nombre de principes: miser sur des sujets de films proprement nationaux plutôt qu’internationaux, développer des films de fiction qui s’inscriraient dans la ligne de force de l’ONF, c’est-à-dire qui hériteraient de la tradition documentaire en restant en prise directe sur le réel, miser sur les auteurs et la correspondance entre eux et le sujet de leur film. La série sur l’hiver doit rencontrer tous ces objectifs. Trois moyens ou longs métrages verront le jour dans ce cadre : LA VIE HEUREUSE DE LÉOPOLD Z de Gilles Carle (Hiver I), LA NEIGE A FONDU SUR LA MANICOUAGAN d’Arthur Lamothe (Hiver III) et le film de Gilles Groulx LE CHAT DANS LE SAC (Hiver IV).

Ce film occupe une place emblématique dans la production québécoise et constitue, avec POUR LA SUITE DU MONDE, le point d’orgue de la période que nous étudions ici. Il indique que de plus en plus les cinéastes veulent s’insérer dans leur milieu et traiter des sujets chauds qui concernent intimement leur société et qui s’enracinent en elle; ils souhaitent les approfondir et espèrent le faire de manière vivante, personnelle, engagée, poétique, créatrice. Groulx est probablement avec Perrault (puis Arcand un peu plus tard), celui qui est le plus à l’avant-garde de cette orientation dans la mesure où aux préoccupa­tions nationalistes, il joint une analyse politique marxiste (ce que Perrault par exemple refusera toujours en qualifiant le marxisme d’idéologie étrangère). Son film est politique en ce sens que davantage qu’un témoin d’une société qui s’éveille et se cherche, il joue et veut jouer un rôle capital dans cet éveil. Dominique Noguez a bien compris cela quand il écrit 6 :

La véritable conscience de soi, la prise de possession de soi par soi suppose quelque chose de plus: la connaissance de soi. (…) Un peuple, s’il se découvre aliéné, meurtri, colonisé en même temps qu’obstinément inassimilable, risque en effet, cette décou­verte faite, de sombrer dans la délectation morose et de croire son drame irrémédiable et unique au monde. Il lui faut, s’il veut échapper à cette tentation funeste, faire un pas de plus dans la lucidité. (…) Or peu de films ont atteint ce deuxième stade: cer­tains films de Groulx peut-être.

À ce sujet d’ailleurs, Groulx répondra à Michel Patenaude qui lui dit que le Canada français découvre le cinéma au moment où il se découvre lui-même: «C’est un point de rencontre extraordinaire : au moment où nous nous posons la question de notre survivance nationale, nous découvrons un moyen d’expression qui s’adresse à une nation» 7LE CHAT DANS LE SAC occupe donc une place privilégiée dans le cinéma québécois des années 60 et dans le cinéma que les Canadiens français réalisent à l’ONF. La peinture d’un héros impuissant à s’exprimer dans sa société est paradoxalement l’œuvre par laquelle un cinéaste manifestait sa force d’expression au point même de rendre certains de ses collègues mal à l’aise 8. Le «Je suis Canadien français, donc je me cherche» fait place à un autre syllo­gisme, typique de l’œuvre de Groulx : «Je suis cinéaste, donc je cherche». Il marque un jalon et probablement l’aboutissement d’un double processus de questionnement et d’affir­mation qui dorénavant se manifestera au sein d’une production française autonome.

Notes:

  1. Cela donnera lieu le 11 octobre 1963 à la signature d’un accord entre le Canada et la France, l’ONF étant l’autorité compétente pour cet accord. On créera également un comité pour con­seiller le commissaire en ces matières; Claude Jutra et Pierre Juneau y siégeront dès janvier 1964; ils seront remplacé en février 1966 par Louis Portugais et André Guérin.
  2. Fernand Cadieux, L’industrie de production de long métrage au Canada d’expression fran­çaise, 1965, 57p. et Michael Spencer, Canadian Feature Film Production in the English Language, Report for the Interdepartmental Committee on the Possible Development of Fea­ture Film Production in Canada, 1965, 69p. Roberge déposera son rapport au Cabinet en juil­let et celui-ci acceptera ses recommandations le 25 août.
  3. Juneau signera quatre contrats avec IDI Cinematographica que dirige Baldi. Deux ne seront pas réalisés. CINÉMA ET RÉALITÉ de Georges Dufaux (1966), sur le néo-réalisme italien, verra le jour. Le cas du Voyageur est plus célèbre car il répond à deux objectifs. Il s’agit d’abord inviter un scénariste de calibre international à proposer un long métrage sur le Canada et de lui adjoindre un Canadien qui peut ainsi bénéficier de son expérience; on s’entend sur Ennio Flaiano qui vient au Canada, puis sur Gilles Carle qui ira à Rome travailler avec lui. Il s’agit ensuite, comme le précise Juneau à Roberge le 17 juin, de réaliser à l’occasion du centenaire du Canada, à l’instar du projet CHAMPLAIN, une production de prestige qui montrerait le visage multinational du pays.
  4. De toute manière celui-ci quittera l’ONF peu de temps après pour aller présider le Conseil de la radio-télévision canadienne.
  5. Le Conseil du trésor refusa d’accepter le budget de 500 000$ du Voyageur en alléguant que la réalisation de longs métrages commerciaux ne revenait pas à l’ONF mais à la Société qui serait créée par le nouvelle politique du film qu’Ottawa venait d’entériner.
  6. Op. cit., p. 167.
  7. «Entretien avec Gilles Groulx», Objectif, octobre-novembre 1964, No 29-30, p. 10.
  8. Voir «Un entretien avec Gilles Groulx, Le trait d’union, mars 1965, p. 6, où Groulx fait allu­sion à ce malaise.