La Cinémathèque québécoise

Collections online

Ce site est rendu possible grâce à la fondation Daniel Langlois

Anciens périodiques

3.7 : La série Le défi (1959-1960)

Si l’hiver n’est pas la saison la plus propice pour le tournage, elle est par contre fertile à l’ONF pour ce qui est des projets pour la bonne et simple raison qu’il faut préparer l’année budgétaire et prévoir la production de l’année à venir.

Au mois de mars 1959, le recherchiste Gilles Marcotte arrive avec un projet de recher­che: parler des défis qui confrontent la société canadienne-française et ouvrir une pers­pective sur le monde entier et vers l’avenir. Il suggère un plan de recherches pour matérialiser son idée et énonce ce qui le motive à faire une telle proposition 1 :

Le projet Le défi voulait répondre aux questions suivantes: «Où en est, actuellement, la collectivité canadienne-française, dans les divers secteurs de l’activité humaine? Et surtout quels sont les secteurs où elle doit s’imposer un effort particulier pour ne pas être entièrement dépassée par les événements?»

Enthousiastes, les producteurs Louis Portugais et Fernand Dansereau y vont de leurs suggestions quant à la meilleure façon d’aborder la question. Un autre recherchiste se joint au groupe: Fernand Cadieux. Avec Marcotte il prend en charge la réflexion autour de ce projet. Les débats vont bon train. Dès le début avril, on s’arrête à la conclusion prati­que suivante: «essayer de définir les défis qui se posent dans divers secteurs, à un groupe humain culturellement homogène faisant partie de la civilisation occidentale» 2. Une idée frappe tout le monde: l’absence de mobilité, tant dans le domaine industriel qu’en scien­ces ou dans les arts, qui est un obstacle à l’épanouissement du Canada français; nous som­mes évidemment en pleine problématique de la Révolution tranquille.

Quelques jours plus tard, pour alimenter la réflexion, Gilles Marcotte envoie aux prin­cipaux intervenants un texte intitulé Un concile de prophètes où il réunit quelques textes de penseurs parmi les plus influents du 20e siècle: Berdiaeff, Teilhard de Chardin, Hux­ley, Toynbee, Malraux, Oppenheimer, Horney, Débré, etc. Ce faisant, il espère non seu­lement préciser la perspective de la série, mais aussi suggérer des sujets de films. Ainsi il met en lumière les notions de progrès, d’avenir et de risque, de valeurs à prendre en compte et observe quelques disciplines où elles sont reflétées ou contredites: beaux-arts et littérature, psychologie, médecine, formes sociales et politiques.

Le 16 juin, Marcotte écrit à Juneau, Forest et Bobet pour leur proposer une réunion qui devrait déboucher sur l’engagement de scénaristes et de recherchistes 3. Il suggère neuf sujets de recherche: la grande entreprise, les sciences, l’occupation du territoire, la ville, l’artiste et la société, le monde anglo-saxon, la médecine, le monde syndical, l’agri­culture. Pour situer tout ça, il ajoute un extrait du texte d’Everett-C. Hughes paru dans Essais sur le Québec contemporain, qui a trait au problème de la mobilité au Canada français. Parmi les réactions que nous avons retrouvées, voici celle de Léonard Forest qui ne trouve pas l’idée de la série très cinématographique 4 :

Déjà Fernand Dansereau s’est inquiété qu’un projet d’une telle importance fût à s’élaborer sans la participation de nos scénaristes-réalisateurs. (…) «Défi» n’est encore qu’une orientation intellectuelle … et que, si cela ne s’incarnait pas au plus tôt, il faudrait beaucoup s’inquiéter de la qualité des aventures cinématographiques que cela annonce. (…) Le plus emballant dans toute l’affaire, c’est déjà cette fenêtre qui veut s’ouvrir sur l’universel.

Jacques Bobet émet lui aussi des réserves à cause de l’envergure du projet et de la diversité stylistique qu’il oblige; néanmoins, il y souscrit 5 :

Tout compte fait, la bâtardise du projet me tente par son audace même, par son man­que de goût évident, par les hurlements qu’elle entraînerait, et parce qu’elle ajuste la technique du cinéma à une volonté d’expression.

Presqu’au même moment Cadieux envoie lui aussi un texte de réflexion où il décrit l’homme comme devant répondre aux défis qui proviennent de la nature, de ses propres puissances obscures, de la société elle-même et de la science comme appareil 6. Mais l’effort de synthèse échoit à Marcotte 7 :

Nous considérons le défi comme une provocation à l’action, plutôt que comme l’amorce d’un cataclysme. (…) Il est permis de réduire la notion du défi de telle sorte qu’elle s’applique à ce groupe culturel relativement homogène, participant de telle civilisa­tion, qu’est le Canada français. Il ne s’agit pas de déceler les défis que doit relever ce groupe humain pour survivre en tant que tel — ce qui nous amènerait nécessaire­ment à discuter de structures politiques; mais d’essayer de voir comment ce milieu, qui est notre champ d’observation obligé, incarne les problèmes d’une civilisation.

Marcotte précise encore que cette perspective d’étude implique une double ouverture: au monde et à l’avenir. Il souligne que jusqu’à présent, l’attitude des cinéastes à l’égard des réalités canadiennes-françaises a été surtout celle du faiseur d’inventaires qui tente de récupérer les valeurs d’un passé plus ou moins lointain, alors qu’à l’inverse, le projet «Défi» tâcherait de dégager les lignes générales d’une action désirable.

Ceci dit, Marcotte revient au choix des secteurs à explorer, qui ont été choisis en fonc­tion soit de l’intérêt qu’ils suscitent à ce moment-là dans le milieu canadien-français, soit des carences graves ou des efforts particuliers qu’ils manifestent. Par rapport aux sujets déjà mentionnés dans le texte du mois précédent, disparaît le monde anglo-saxon et s’ajoute la planétarisation (mais en fait l’un se transforme en l’autre).

Marcotte, promu à un poste de production pour cette série, se met en frais de recruter des recherchistes pour chacun des neuf thèmes: Jean-Luc Pépin pour les sciences, Fernand Cadieux pour la grande entreprise, Marcel Rioux pour l’artiste et la société, Louis-Philippe Poulin pour l’agriculture, Guy Legault pour la ville, Roger Chartier pour le tra­vail, Jean-Charles Bonenfant pour la planétarisation, Pierre Harvey pour l’exploitation des richesses naturelles et Pierre-Yves Pépin pour l’occupation du territoire.

Entre la fin de septembre et le mois de février 1960, les rapports de recherche rentrent, certains assez sommaires, d’autres plus élaborés. Il s’agit simultanément de mettre des scénaristes à l’ouvrage alors qu’il semble en avoir peu de disponibles (Aquin est parti, Devlin, Patry et Perron sont occupés). On envisage de faire appel à l’extérieur, par exem­ple à Gilles Carle qui fournira un scénario sur la science et l’industrie. Une affaire pré­méditée.

Le printemps arrive et la situation de la série devient de plus en plus confuse. Gilles Marcotte termine son dernier rapport du 27 mars par la phrase suivante: «Plusieurs thèmes, plusieurs sujets de films surgiront sans doute d’ici quelques mois, mais ce qui précède représente l’essentiel de nos perspectives actuelles» 8. En fait la série ne réussit pas à accrocher la majorité des cinéastes; son processus de fabrication, lent et laborieux, ne coïncide pas avec le mouvement, la souplesse et l’intervention directe qui en anime plusieurs en 1960. Rappelons-le; c’est le direct qui jouit de la cote de faveur, c’est la fic­tion de création personnelle qui aimerait avoir droit de cité et ce sont les documentaires comme ceux prévus pour «Défi» qui apparaissent comme des vestiges cinématographi­ques étouffants, destinés à la télévision.

Ces exigences de scénario rebutent plusieurs cinéastes. Il est symptomatique que les quelques films réalisés suite à cet effort de réflexion le seront généralement par ceux dont cette façon de faire correspond à leur expérience ou à leur manière de travailler. En cours de route, la série annexera le film CYRIAS OUELLET pour le thème science. En seront directement issus LES ADMINISTRATEURS et DUBOIS ET FILS pour le thème entre­prise, LES BACHELIERS DE LA CINQUIÈME pour le thème territoire, LES DIEUX pour le thème artiste et société, LE PRIX DE LA SCIENCE pour le thème science et industrie. S’inscrivent dans la mouvance de la série LES PETITS ARPENTS pour le thème agriculture et DIMANCHE D’AMÉRIQUE pour le thème immigration-planétarisation.

La série Défi marque la dernière manifestation de cette école de pensée qui souhaite établir des projets de grande envergure pour donner un sens à la majorité de la production francophone d’une année. Jamais plus, pour la période que nous couvrons, n’aura-t-on recours à ces visions d’ensemble de la société canadienne-française ou à ces grands pro­jets de nature sociologique. Marcotte partira d’ailleurs en septembre 1960 en voyage d’étude en France et son poste, de qui relevait la conception de ces grands projets, restera vacant quelque temps. Il reviendra travailler à l’ONF comme pigiste, mais bientôt lui préférera définitivement la littérature.

Il y aura encore plusieurs séries aux thématiques bien définies issues des suggestions des cinéastes ou arrêtées par les autorités, mais c’en sera fini des projets de fresque. Les cinéastes préféreront plutôt valoriser une approche spontanée et sensible de sujets déter­minés surtout par leurs qualités humaines; ils leur paraissent plus aptes à l’approche directe qui correspond aux préoccupations techniques et sociales de la majorité d’entre eux. C’en sera fini également de ces scénaristes-recherchistes universitaires qui pouvaient avoir ten­dance, comme le signalait Forest, à fournir un produit intellectuel où se perçoit mal le cinéma.

Il est intéressant de noter que, comme méthode de recherche, se généralise alors la pra­tique de l’idée-projet qu’on inscrit dans un carnet au fil de ses découvertes ou de ses lectures de journaux et qui constitue un pool dans lequel on peut piger au besoin 9. Ces sujets n’ont jamais l’envergure des grandes thématiques de Défi, mais présentent l’avan­tage de donner au cinéaste une emprise réelle sur la vie, ou du moins de réagir plus immé­diatement à la conjoncture, à ce qui les entoure. Cette méthode, qui rappelle celle qui était utilisée dans les séries d’actualités de l’ONF, possède donc la souplesse qui manquait de plus en plus aux grandes planifications.

Notes:

  1. Gilles Marcotte, Le défi, mars 1959. Notons qu’en annexe à ce texte, Marcotte cite longue­ment une communication donnée à Sainte-Agathe en 1958 par Marcel Rioux qui parle du Canada français comme d’une variété de la culture occidentale qui lui semble plus disponible que la majorité des autres et donc peut-être mieux apte à s’adapter aux nouvelles conditions de l’humanité.
  2. Gilles Marcotte, Le bal chez Cadieux, 2 avril 1959.
  3. Gilles Marcotte, Le défi — suite et fin des préliminaires.
  4. Léonard Forest, Mémorandum à Gilles Marcotte, 17 juin 1959.
  5. Défi, non daté.
  6. Fernand Cadieux, Le défi, 17 juin 1959.
  7. Gilles Marcotte, Le défi, recherches, 2 juillet 1959.
  8. Gilles Marcotte, Le défi: une série de film de trente minutes, 27 mars 1960, 9p.
  9. Par exemple, en 1959, Gilles Groulx proposera deux idées de film : un sur le Richelieu (une page et demie), un sur les Golden Gloves (une demi-page); c’est cette dernière qui sera réalisée.