La Cinémathèque québécoise

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3.5 : Le cinéma direct (1958-1960)

C’est à la même époque que des cinéastes francophones tirent les leçons du “candid eye” que pratiquent leurs confrères anglophones et auquel ils participent parfois à titre de techniciens; c’est d’ailleurs un cas unique de collaboration entre les deux groupes qui essaient, chacun de leur côté, de modifier l’attitude et les méthodes de tournage du docu­mentaire onéfien. Pour se démarquer du documentaire que certains estiment, abusivement à notre avis, stéréotype et standardisé, certains font du «candid». En utilisant ce vocable, ils se donnent en fait des lettres de créance pour se dédouaner auprès des autorités et parer d’éventuelles critiques. Le coup d’envoi sera LES RAQUETTEURS.

Ce film est un point tournant pour la production francophone et pour le direct dont on perçoit presque immédiatement la possibilité qu’il montrer les Québécois à eux-mêmes et les valorise à leurs propres yeux. En fait celui-ci a retenu l’attention de tous ceux qui ont écrit sur le cinéma québécois 1; ils en ont reconnu l’importance historique: à cause de son sujet, à cause de son style, à cause des circonstances dans lesquelles il fut réalisé, à cause de son rôle dans l’histoire de l’équipe française, à cause de sa reconnaissance mondiale. On en fait donc un film-charnière.

À ces citations, s’ajoutent anecdotes et témoignages fournis depuis vingt ans par les artisans du film eux-mêmes. La lecture de ces textes nous fait deviner la portée symboli­que et politique du film. Il est inutile de caricaturer, comme le font certains, les caracté­ristiques des documentaires des années 50, pour reconnaître sa dimension nouvelle. Naturellement il est exagéré de croire que tous les cinéastes francophones vont s’engager dans la voie ouverte par LES RAQUETTEURS et l’échantillonnage que nous avons retenu pour notre analyse indique bien la diversité qui demeurera. À ses débuts, le direct est l’affaire d’un groupe différent de celui qui a mis sur pied les séries dont nous venons de parler et dont le développement se poursuit parallèlement 2.

Le film innove dans l’utilisation contrapuntique de la bande sonore sur des images de reportage et dans l’utilisation du grand-angulaire sur caméra portée à l’épaule; cette méthode permet au caméraman de suivre et surtout de participer à l’action, de vivre avec des gens qui connaissent sa présence et l’acceptent 3. Il nous semble par contre un peu exagéré de dire que cette forme d’approche sera le ciment de l’équipe française à cette époque; c’en est une tendance majeure qui sait se faire entendre et dont le dynamisme ne peut que rejaillir sur les autres, exercer un effet d’entraînement et influencer le développement de l’ensemble de la production.

Dans le rapport du film à l’histoire de l’équipe française, c’est évidemment cette signi­fication conjoncturelle qui est à retenir, car la volonté d’un cinéma sociologique est anté­rieure à ce film sauf qu’elle adopte ici une ligne nouvelle. En fait il faudrait décrire tout le film tant chaque plan est signifiant du point de vue de l’objectif profond de l’œuvre: montrer le peuple à l’écran, tel qu’il est, dans sa vie, ses joies et ses peines quotidiennes, dans ses gestes et ses rites. Autrement dit, atteindre par le direct une réalité que d’autres cherchent en ces années-là — rappelons les discours autour de la série Panoramique — par la fiction ou la docu-fiction : traduire la culture québécoise.

Les cinéastes indiquent comment certaines valeurs, certains modèles, certaines idées sont présents et perceptibles — on pourrait même dire objectivement observables dans la mesure où la caméra et le magnétophone peuvent les capter pour peu qu’on y soit atten­tif — dans une activité humaine qui peut sembler secondaire — et qui le sembla effective­ment aux responsables anglophones. Comment elles sont plus ou moins formalisées dans des formules rituelles (vg le discours du maire, les règles de la course, etc.), et dans des cérémonies (vg le couronnement de la reine). Comment ces manières de penser, de sentir et d’agir sont partagées par une pluralité de personnes (la référence à la radio, les gens sur la rue King, les participants à la fête).

Dans cette perspective, le film veut autant témoigner d’une culture populaire que la trans­mettre pour que les spectateurs ressentent l’événement et sa nature conviviale et collec­tive, établissent des liens entre leur vécu et celui qu’ils voient à l’écran et s’identifient à la symbolique des représentations qu’on leur propose: «C’est de symbolisme de partici­pation que sont lourdes les manières collectives de faire, de sentir et d’agir», de rappeler Guy Rocher 4 en soulignant que la cohérence d’une culture est par-dessus tout vécue sub­jectivement par les membres d’une société.

Plusieurs cinéastes du direct veulent d’ailleurs s’atteler à cette tâche dialectique qui vise à établir des liens entre eux et la réalité, entre eux et le film, entre le spectateur et le film et entre le spectateur et la réalité. Ils se voient partie contribuante de ce processus réflexif et essaieront souvent, suivant de cette volonté, de choisir leurs sujets en fonction de leur potentialité participative. Cela donnera lieu à des films qui comptent parmi les plus célè­bres de l’ONF, comme TÉLÉSPHORE LÉGARÉ GARDE-PÊCHE de Claude Fournier (1959), LA FRANCE SUR UN CAILLOU de Gilles Groulx et Claude Fournier (1960), LA LUTTE de Claude Jutra, Michel Brault, Claude Fournier et Marcel Carrière (1961) et GOLDEN GLOVES de Gilles Groulx (1961).

Au plan interne, parce qu’ils court-circuitent souvent de facto l’étape de la scénarisa­tion ou de la recherche, les cinéastes affaiblissent le contrôle de la direction sur la produc­tion. Même chose pour ce qui est des sujets. Affronter les questions de l’intérieur, du vécu, en direct, de front suppose une approche où la dimension polémique ou personnelle occupe une place importante. Naturellement les autorités ou la critique pourront les met­tre en cause sur la validité des sujets qu’ils auront choisis ou sur l’angle de lecture qu’ils auront privilégié. Cependant on ne pourra nier que leurs choix, en dépit ou à cause de leur caractère souvent spontané, traduisent un point de vue, une affirmation sur leur société et un engagement vis-à-vis de celle-ci.

La pratique de ces cinéastes, notamment Brault, Groulx et Fournier, ne va pas sans causer des problèmes au sein de l’ONF et de l’équipe française. Ils n’hésitent pas, par exemple, à rédiger un petit mémoire explosif qui accuse la direction de les faire souffrir et affirme leur droit de faire du «candid». En réaction, les personnes que cette note vise vont jusqu’à parler de l’irresponsabilité de ces cinéastes, du caractère enfantin et furibond de leur révolte et jusqu’à souhaiter une quelconque réhabilitation! Par ailleurs on leur repro­che de se gonfler comme des grenouilles, de faire preuve d’arrogance et de mépriser allè­grement ce qui se fait autour d’eux. Jacques Bobet se souvient de cette période en racontant qu’il vit un beau matin débarquer chez lui Fournier, Carle, Brault et Groulx qui criaient: «On est puni! On vient travailler avec toi!» Leurs écarts administratifs avaient été trop voyants. «Leur premier film de punis sera LA LUTTE», nous avouera Bobet.

En fait une histoire du vécu des cinéastes à cette époque révélerait plus de pleurs et de grincements de dents que la vision extérieure de la production n’en laisse soupçonner ou que le mythe de l’équipe française suggère. D’ailleurs Boissonnault a entrevu ce fait quand il écrit 5 :

On est en face d’une alliance qui rassemble un sous-groupe de l’équipe française, le plus important, mais dont la base est forte et fragile: forte par les liens affectifs et les liens de recherche, fragile parce que ce ne sont que des liens personnels et que toute recherche évolue; les divergences ne tardent pas à apparaître.

Certains ont de toute manière choisi, à un moment donné ou à un autre, de s’éloigner temporairement de l’Office pour se refaire un peu de forces. Rappelons cette lettre de Claude Jutra à Pierre Juneau 6 qui lui confiait «en avoir marre» des perpétuelles crises de croissance des adolescents de 27 ans et de l’ONF lui-même:

Je n’ai plus envie de rigoler. Tu m’avoues que tu en as marre. Comme je te comprends. Je suis heureux d’être sorti pour quelque temps de ce labyrinthe. Quand j’y retombe, la colère me reprend. De toute façon, je n’entends pas rentrer au Canada avant plu­sieurs mois.

Notes:

  1. Voir notamment Michel Euvrard et Pierre Véronneau, «Le direct», in Pierre Véronneau, Les cinémas canadiens, p. 90; Gilles Marsolais, L’aventure du cinéma direct, p. 121; Michel Houle et Alain Julien, op. cit., pp. 263-64.
  2. Le film ne fait d’ailleurs pas l’unanimité chez les cinéastes en 1960, certains ne lui concédant qu’une valeur ethnographique tout en déplorant qu’il manque de ce rythme qui fait par ailleurs la qualité, selon ces mêmes personnes, de JOUR DE JUIN. Par exemple, au Festival de Tours, où LES RAQUETTEURS fut présenté en même temps que JE de Louis Portugais, Raymond-Marie Léger (de la distribution) et Gilles Marcotte (de la production) trouvèrent remarquables ce dernier film par son côté expérimentateur, mais discutable souvent le choix des productions destinées à l’étranger. N’oublions pas cependant que dès 1959 le film avait été applaudi en Californie au Flaherty Seminar et que de là découle la reconnaissance internationale non seule­ment du film, mais aussi du direct québécois.
  3. Cela le distingue de la tendance «candid eye» qui utilisait davantage la longue focale pour sur­prendre les gens, les filmer à l’improviste.
  4. Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, tome I. Montréal, HMH, 1968, p. 90. Ce sociologue est un maître à penser de l’époque et ses idées connaissent quelque résonnance auprès des cinéastes francophones.
  5. Robert Boissonnault, op. cit., p. 252.
  6. Claude Jutra, Lettre à Pierre Juneau, 18 novembre 1959.