La Cinémathèque québécoise

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3.10 : Vers une production française autonome

C’est une telle création que Roberge propose au gouvernement en novembre 1963. En effet il envisage de doter l’ONF d’une nouvelle structure qui lui donnerait une organisa­tion plus efficace et lui permettrait de mieux remplir son rôle à l’égard des deux principa­les cultures du pays. Le commissaire se verrait flanqué de deux directeurs de production, un français et un anglais à qui échoit également la supervision de toutes les opérations de production et particulièrement des aspects financiers qui en découlent; chacun serait responsable de leurs programmes respectifs, des activités créatrices de leur équipe et devrait conseiller le commissaire sur tous les sujets qui relèvent de leur secteur. Roberge suggère également de créer un poste distinctif pour le secrétaire du conseil.

Pourquoi l’ONF procède-t-il à cette demande? D’une part pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer: pressions intérieures et extérieures concomitantes avec l’éveil natio­nal québécois et le souffle des réformes qui marquent la Révolution tranquille. D’autre part parce que le 8 avril 1963 ramène au pouvoir les libéraux fédéraux.

En pleine campagne électorale, le premier ministre du Québec, Jean Lesage, était inter­venu pour que soient reconnues les aspirations sociales, économiques et culturelles du Québec. Mais, fait plus important, quelques mois plus tôt, dans un discours écrit par Maurice Lamontagne, Lester B. Pearson avait lancé l’idée d’une enquête sur les moyens de déve­lopper le caractère bilingue du Canada 1. Trois mois après sa réélection, Pearson crée la Commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, dite Commission Laurendeau-Dunton. L’ONF, qui dépend du secrétaire d’État Lamontagne, préfère devancer— peut-être d’ailleurs l’y a-t-on invité — les investigations des commissaires; elles révé­leraient, ce que sait déjà André Laurendeau, son caractère quasi-monoculturel. Il choisit de donner l’exemple en proposant au secrétaire d’État des changements structurels 2.

À ce sujet, certains ont laissé entendre que la Commission avait pesé d’un poids certain dans la création de la Production française. En fait la Commission devient opérante après cette création. Il est vrai que la Commission est venue à l’ONF s’enquérir de la situation, mais ce fut le 10 décembre 1965. Six mois auparavant, en juin, pour préparer cette ren­contre, l’ONF avait fait circuler un texte de douze pages, Notes for the Royal Commis­sion on Bilingualism and Biculturalism, où on affirme que l’ONF, dans ses productions, donne voix à l’expression des deux cultures du pays, qu’il répond aux besoins du public dans les deux langues officielles par les différentes diffusions des films et que le bilin­guisme existe à l’ONF au plan des relations de travail; selon ce document, la situation à l’ONF est une réussite appréciable tant au plan du bilinguisme que du biculturalisme.

Le gouvernement accepte la proposition de l’ONF et la réforme devient effective le pre­mier janvier 1964. Grant McLean occupe le poste anglais tandis que Pierre Juneau accède au nouveau poste français; il perd par contre celui de secrétaire du conseil. McLean met en place une structure aux responsabilités décentralisées (dont un Pool System pour les cinéastes et un comité du programme où ils participent 3). Juneau choisit une voie plus hiérarchique et plus traditionnelle. Il dirige quatre producteurs exécutifs (André Belleau, Jacques Bobet, Marcel Martin et Michel Moreau qui s’occupera des films pédagogiques) et des coordonnateurs des services techniques. L’ONF est tellement fier de sa nouvelle réa­lité qu’il décide de souligner son vingt-cinquième anniversaire de fondation avec éclat; la fête aura lieu au mois d’août.

À cette occasion le Secrétaire d’État Maurice Lamontagne prononce une allocution où, après avoir vanté les mérites de l’ONF, il s’attarde longuement à la question du long métrage 4 :

Un pays qui n’a pas de cinéma de long métrage se prive d’un des plus importants moyens de s’exprimer. (…) Si nous décidions de lancer une grande offensive pour faire échec à notre pauvreté culturelle, pour provoquer un épanouissement intellectuel et artisti­que capable de faire équilibre à notre standard économique, sans doute faudra-t-il pla­cer aux premiers rangs de nos objectifs la création d’une industrie du long métrage.

Bon nombre de cinéastes de l’ONF veulent s’attaquer depuis longtemps au film de long métrage puisque ce format correspond davantage à leurs préoccupations et recèle plus de possibilités d’expression créatrice. Mais ils sont conscients que leur employeur s’aven­ture dans cette direction à contrecœur, d’autant plus que, comme vient de le rappeler le ministre, la priorité gouvernementale consiste à faire naître et grandir une industrie du cinéma privée. C’est pourquoi ils n’hésiteront pas à appuyer la revendication de l’Asso­ciation professionnelle des cinéastes qui lance en février 1964, six mois avant l’interven­tion du ministre, un appel pressant aux gouvernements canadien et québécois pour favoriser la création d’une industrie privée du long métrage au Canada, l’ONF ne devant conserver que les longs métrages qui aient pour but le prestige du Canada et l’information des citoyens et devant se garder de devenir un agent compétitif à l’égard des producteurs indépendants.

Notes:

  1. Voir à ce sujet Robert Bothwell et al., Canada since 1945: Power, Politics, and Provincialism, University of Toronto Press, 1981, pp. 289-91.
  2. Fait révélateur, quelques jours après l’élection, dans le but d’encourager le bilinguisme à l’ONF, on décide de donner au personnel la possibilité de suivre des cours dans l’autre langue offi­cielle. Cent-quatre-vingt-quinze anglophones et trente-six francophones se prévaudront de cette offre dans les semaines suivantes; jusqu’au début des années 1970. on fera régulièrement, par voie de rapports, le bilan de la situation du bilinguisme à l’ONF.
  3. Voir à ce sujet D.B. Jones, Movies and Memoranda, pp. 111 et sq.
  4. Allocution de l’honorable Maurice Lamontagne, Secrétaire d’État du Canada, à l’occa­sion du 25ième anniversaire de l’Office national du film le mercredi, 5 août 1964, 5p.