3.1 : L’Affaire ONF, une campagne de presse en 1957
L’inauguration des nouveaux locaux à Ville Saint-Laurent a lieu le 25 septembre 1956. On se rapproche donc des artisans, du bassin d’artistes et de collaborateurs, et de la population québécois qui se révéleront si essentiels au développement de l’équipe française. Comment va s’organiser la vie à Montréal? Trueman se crée un triumvirat d’adjoints: Donald Mulholland, directeur à la planification et à la recherche, Grant McLean, directeur de la production et Pierre Juneau, directeur exécutif chargé des questions françaises.
Pour accroître la qualité des scénarios, Juneau engage comme scénariste l’écrivain Yves Thériault; ça ne durera que six mois. Juneau procède aussi à la nomination d’un remplaçant de Roger Blais: Léonard Forest obtient le poste en mars 1957 1; il est le premier de la fournée des engagés des années 50 à atteindre un tel poste et il n’a pas encore trente ans. Ce sont là des pas timides qui ne rendent que plus percutant l’éclatement de l’Affaire ONF 2.
Ce qui déclenche cette campagne de presse de grande envergure, c’est la nomination imminente d’un triumvirat de direction au lieu d’un commissaire adjoint de langue française comme il en avait été question précédemment; l’équilibre ne sera pas le même. La nouvelle «aurait jeté la consternation chez les fonctionnaires de langue française qui vivaient dans l’espérance de jours meilleurs» 3.
Le Devoir s’interroge. Quel sera l’avenir de la production française avec un directeur qui ne comprend ni ne lit le français et pour qui on devra tout traduire? Et quel sera-t-il avec un Pierre Juneau qui, interrogé par René Lévesque à l’émission «Carrefour», repousse comme étant un mythe la suggestion que les Canadiens français soient persécutés à l’ONF, alors que, note le journal, sur soixante-douze cinéastes et techniciens qui gagnent 7000$ et plus par année, seulement six sont des Canadiens français? Tant et aussi longtemps, estime Le Devoir, que les Canadiens français ne seront que tolérés à l’ONF, et encore que dans des emplois subalternes! et tant qu’on n’aura pas pris les moyens de corriger cette situation insultante, la fierté la plus élémentaire commande de boycotter les films de l’ONF.
L’ONF dément naturellement cette version des faits. Il n’y a pas seulement Juneau qui monte en première ligne, mais aussi le vice-président Léon Lortie 4 :
Il faut être logique et confier des postes à ceux qui ont la compétence nécessaire. Un cinéaste ne se forme pas en quelques mois. Actuellement l’ONF est en train de former de jeunes cinéastes canadiens-français. Ils ont du talent. Cependant, pour travailler et réussir à l’ONF, il faut qu’un cinéaste ait de la discipline, de l’imagination et aussi l’esprit d’équipe.
Cette déclaration de Lortie lui vaudra une réplique dans Le Devoir du 6 mars qui en soulignera les contradictions et revendiquera une réforme de structure, non pas seulement en paroles comme cela se pratique depuis longtemps, mais en actes, une réforme radicale et immédiate.
Or le moment semble propice, car la polémique amorcée par Le Devoir est bientôt reprise par plusieurs journaux francophones comme Le Droit 5, Le Soleil et L’Action catholique. La tempête commence à peine à souffler qu’on apprend début mars que Trueman sera nommé secrétaire du Conseil des Arts. Cela n’empêche Vigeant de lancer l’appel qui devient le leitmotiv de sa chronique quasi quotidienne: à l’exemple décisif de Radio-Canada, «il faut une section française à l’Office national du film».
Pour Vigeant, c’est la seule façon de mettre fin à l’ostracisme qui s’exerce contre les Canadiens français et de se donner une production cinématographique française authentique. Il faut que l’on admette de fait et que l’on reconnaisse activement l’existence de deux cultures qui ont chacune leurs moyens propres d’expression. Pour faire un sort au mythe de l’incompétence francophone, Vigeant entreprend de railler la compétence des anglophones qui bénéficient des postes supérieurs et joint à sa diatribe Bernard Devlin qu’il estime être un faux francophone qui fait partie de la clique qui contrôle l’ONF et dont certains ont pensé par la suite qu’il avait été utilisé par Mulholland pour diviser les Canadiens français 6.
Vigeant n’y va pas de main morte dans ses accusations et dans son traitement de la nouvelle. C’est alors qu’on apprend le 14 mars que le prochain commissaire sera un francophone, Guy Roberge. Ancien député libéral à Québec de 1944 à 1948, ancien procureur de la Commission Massey, recommandé par Louis Saint-Laurent, Roberge est au moment de sa nomination membre de la Commission d’enquête sur les pratiques restrictives et les monopoles.
Cette bonne nouvelle n’empêche pas Le Devoir de poursuivre son combat, appuyé par la plupart des journaux francophones qui reprennent ses propos ou en profitent pour se faire du capital politique. Le duplessiste Montréal-Matin dénonce le fait que les autorités libérales ne cessent de proclamer qu’elles désirent imposer aux Canadiens français les bienfaits des arts et de la culture alors que, dans les agences de leur juridiction, elles les traitent de façon cavalière 7; il attaque Louis Saint-Laurent, celui qui prétend protéger la culture française, mais qui permet l’existence d’une situation aussi intolérable pour «les nôtres» 8. Or il ne faut pas oublier que l’année 1957 est une année d’élections et que le cheval de bataille des conservateurs au Québec, c’est l’autonomie provinciale, thème qui a pour corollaire toutes les questions qui présentent un intérêt spécifique pour les Québécois, en particulier la création d’une section française à l’ONF 9; l’appui de l’Union nationale aux Conservateurs s’effectue d’ailleurs en ce sens.
Même si on sait que le prochain commissaire sera un Québécois, la campagne de presse ne ralentit pas. Le Devoir n’hésite pas à généraliser son point de vue politique et suggère que l’ONF est un organisme de propagande, un instrument qui permet à un des deux groupes ethniques du Canada d’imposer graduellement sa culture et sa manière de vivre à l’autre 10. En outre il faut croire que le combat que mène Vigeant depuis des semaines lui vaut certaines confidences, car il peut raconter en détail les vexations dont ont été victimes certains francophones et même des anglophones; c’est principalement ce qu’il nomme le brain-washing, cette tactique qui consiste à faire le vide autour de quelqu’un, ou de ne lui confier que des choses insignifiantes, ou de ne pas l’inviter à des réunions où il devrait normalement assister. Le journaliste décrit en détail les cas de Pierre Petel, Roger Blais et Roger Beaudry; certains, comme Patrice Boudreau, témoignent. Chose sûre le brain-washing ne frappe pas que la production: la distribution et les services techniques goûtent à cette médecine. Maladresse ou naïveté, on procède au même moment au limogeage de Roger Blais qui détient un poste de premier plan, parce qu’il aurait réclamé la création d’une section française disent certains, parce qu’il fait preuve de carences administratives disent d’autres 11. Chose sûre, c’est un manque de jugement politique de poser un tel geste en pleine campagne de presse.
C’est après un mois de combat mené par son concurrent montréalais que La Presse se décide à consacrer une série d’articles «objectifs» à l’affaire ONF qui paraissent du 30 mars au 6 avril. Roger Champoux se met donc en frais de rencontrer les principaux mis en cause. D’abord le commissaire Trueman qui estime que le problème existe, mais qu’il a été exagéré, surtout quand on a parlé d’ostracisme. Puis le vice-président Lortie qui vante les Canadiens français, «des as qui ont fait leurs preuves et des jeunes qui sont remplis de promesses» 12. Puis des représentants du «petit groupe de mécontents qui mènent campagne pour l’obtention de diverses réformes» et enfin des représentants (toujours non identifiés) d’employés qui ne veulent pas fomenter de révolution qui risquerait d’assombrir l’actuel climat d’heureuse transition, particulièrement par la création d’une équipe française qui serait finalement un ghetto pour cantonner à jamais les francophones; avec fierté Champoux rapporte leur mot d’ordre: «Ni cloisonnement ni intégration. De l’accord. L’Office est national.».
Cette série d’articles devait naturellement s’attirer les foudres du Devoir. Sous le titre «MM Trueman, Lortie et Juneau se confient à La Presse… et la sensationnelle enquête de notre confrère Champoux sur l’ONF tourne au vernissage», Vigeant, le 9 et 10 avril, s’amuse à faire ressortir les contradictions et les silences des divers témoignages, à en montrer les incohérences. Une semaine plus tard, le conseil d’administration entérine officiellement le choix de Guy Roberge comme nouveau commissaire qui entrera en poste le premier mai. La réaction du Devoir ne se fait pas attendre. Dès le 23 avril, il impose une redoutable tâche à Roberge: nettoyer les écuries d’Augias et créer une section française. Entretemps le journal est prêt à accorder une chance au coureur et dans les faits il ne reviendra plus sur la question 13. L’affaire ONF s’estompera aussi dans les autres journaux 14.
Boissonnault 15 a demandé pourquoi, à court terme, cette campagne de presse n’avait pas produit de grands changements. Selon ses interlocuteurs, la majorité ne suit pas les instigateurs de cette fronde. La campagne recouvre d’abord une lutte entre deux personnes (Blais et Juneau) pour la direction de l’équipe française. Le second rallie à lui la majorité des cinéastes qui, tout en reconnaissant le bien-fondé de certains griefs du groupe opposé, rejette la solution d’une section française autonome. Ces cinéastes ont le vent dans les voiles à cause de la télévision; ils n’éprouvent pas les mêmes obstacles que leurs confrères et leur désir d’intégration à l’ONF atténue leur capacité critique. C’est leur point de vue que véhicule l’article de La Presse auquel nous avons fait allusion plus haut 16. Nous n’avons trouvé aucun document qui corrobore ces réponses.
Cette campagne, en amenant à la direction Guy Roberge, va faire naître un nouveau problème. L’opposition Blais/Juneau qui la précéda va faire place à une opposition Roberge/Juneau. Un commissaire anglophone permettait au directeur de la production de régner sans partage sur la production française. Dorénavant, les choses ne sont plus pareilles, ce qui donne lieu à des accrochages, sinon des à oppositions, et par conséquent à des manœuvres pour se gagner circonstanciellement l’appui des cinéastes (dans ce contexte, Blais sera plutôt robergien). Cette opposition sera alimentée par le passé religieux des deux hommes: Juneau provient du milieu de l’action catholique, Roberge est plutôt mécréant. Il n’est pas facile aujourd’hui de départager les responsabilités et les influences et de savoir ce qui détermina la production des films de 1958 à 1964; mais chose sûre, on assista à une dynamique quadripolaire que l’on peut représenter ainsi:
Toutes les alliances et toutes les oppositions y furent permises en fonction des styles de films recherchés et des générations auxquelles on appartenait.
Notes:
- Cette nomination a lieu en fait en pleine Affaire ONF quelques jours après que Léon Lortie, prenant la défense de l’Office dans Le Petit Journal du 3 mars, ait affirmé que quelques Canadiens français qui devaient être promus récemment et qui ne l’ont pas été auraient d’ici peu les promotions qu’ils méritent. Cela n’enlève rien au mérite de Forest mais nuance la bonne volonté et l’empressement de Juneau. ↩
- Robert Boissonnault, op.cit., pp. 93-97, a été le premier à rappeler cette affaire; cet extrait de sa thèse est paru dans la revue Cinéma Québec, vol. 2, No 3, novembre 1972, pp. 16-18. De notre côté nous avons publié de larges citations de cette campagne de presse dans L’Office national du film, l’enfant martyr, Cinémathèque québécoise, 1979, pp. 43-56. ↩
- Pierre Vigeant, «Le triumvirat Mulholland-Juneau-McLean à l’Office national du film», Le Devoir, 26 février 1957. En fait la nomination d’un triumvirat est une manière bien classique de circonscrire les Canadiens français. Le pattern est général dans la fonction publique. J.L. Granatstein ne remarque-t-il pas, dans son étude sur les hauts-fonctionnaires fédéraux, The Ottawa Men, que non seulement on ne compta jamais un seul Canadien français parmi les mandarins fédéraux, ce qui prouve qu’au Canada le pouvoir est concentré aux mains des anglophones, mais qu’encore on leur nia tout pouvoir dans les échelons inférieurs. ↩
- «Les nôtres ont-ils justice à l’ONF», Le Petit Journal, 3 mars 1957. ↩
- Dans ce journal, les textes sont dûs la plupart du temps à Pierre Chaloult qui fut longtemps à l’emploi de l’ONF dans le secteur de l’information et dont le nom fait partie de la liste de ceux qui auraient quitté l’ONF au fil des ans parce qu’on leur aurait fait la vie dure ou qu’ils ne s’y seraient pas sentis à l’aise. ↩
- Le nombre de doléances, de faits et d’anecdotes que cette campagne de presse met à jour est de manière surprenante considérable. La plus cocasse, en ce qui a trait à la revendication d’une équipe française, appartient à Jean Comtois qui révèle que deux ans auparavant, c’est-à-dire peu après l’article de Loris Racine, deux hauts fonctionnaires de l’ONF avaient déjà élaborés le plan d’une section française qui n’aurait jamais subi l’étude honnête et approfondie du Cabinet parce que «Là encore des ministres jugeaient bon de manœuvrer contre l’éclosion de ce projet, dans les arcanes de la haute diplomatie». (Jean Comtois, «La confuse affaire de l’ONF et la position de Vrai», Vrai, 16 mars 1957. Nous n’avons jamais trouvé trace de ce document. ↩
- «À l’ONF», Montréal-Matin, 5 mars 1957. ↩
- «Si M. Saint-Laurent était sincère», Montréal-Matin, 18 mars 1957. ↩
- Voir «La bataille des conservateurs: Autonomie et problèmes spéciaux pour les Canadiens français», Le Devoir, 11 mars 1957. ↩
- Pierre Vigeant, «La production française à l’ONF», Le Devoir, 18 mars 1957. ↩
- Nous avons fait échos à ces deux raisons précédemment. ↩
- «Le français à l’Office national du film : Ce n’est pas en fracassant les carreaux qu’on gagne un point», La Presse, 3 avril 1957. ↩
- Dans un article paru le 3 mai, il dérogera un peu à cela en parlant de Devlin, qui, selon lui, a toujours joué un rôle déplorable à l’ONF et qui a fait porter presque tout l’effort de la production française sur la production d’œuvres dramatiques. Selon le journal qui cite des cinéastes de l’ONF, on devrait plutôt produire des documentaires que des divertissements légers. Devlin, un Irlando-québécois, sera longtemps la bête noire de plusieurs. La thèse de Boissonnault fourmille d’allusions à ce sujet. On peut voir, en analysant les films, que l’évaluation de Devlin est à nuancer. ↩
- Il faut signaler que cette campagne de presse a eu un peu d’écho dans les journaux anglophones qui la plupart du temps se sont contentés de rapporter le débat. Toutefois dans le Toronto Sunday Telegram, sous le titre “Intrigue Rife at NFB”, paraîtra sous la plume de Stan Helleur, ancien chef de l’information à l’ONF, un article qui abonde dans le sens de la campagne du Devoir ↩
- Op. cit., pp. 95-97. ↩
- Roger Champoux, «Le français à l’Office national du film: Ce qui blesse le plus c’est l’indifférence dédaigneuse». La Presse, 5 avril 1957. ↩