La Cinémathèque québécoise

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Les archives et l’éphémère (LA NOUVELLE BABYLONE)

Si une pièce d’archives, par définition, est un objet, une momification culturelle qui, par sa durée, ravive la mémoire — celle de son créateur et de témoins en d’autres temps — comment qualifier cette production d’un soir de la Cinémathèque québécoise?

Expérience archivistique, certes, mais éphémère, singulière, d’une unicité fulgurante; d’autant plus lumineuse, comme une étoile filante, qu’il n’en fut prévu aucune forme d’enregistrement. Une interprétation, aurait aimé en dire Walter Benjamin, marquée du sceau d’une aura presque parfaite.

Pourtant, malgré cette tenue à l’écart de la «reproductibilité technique», cette «projection-concert» offrit un étonnant document historique. Quatre-vingt-six minutes sur la question complexe des rapports musique/cinéma, d’une part; et puis, en si peu de temps (!), une remarquable et troublante méditation sur le temps, justement, la durée «audiovisuelle», filmique et musicale.

L’intérêt primordial de cette NOUVELLE BABYLONE, produite dans le cadre du 25e anniversaire de la Cinémathèque québécoise, ne vient pas d’abord du film lui-même — de sa bande-image — déjà connu et qui n’a pas subi de restauration. Le film fut par exemple présenté durant les années 70 et durait 76 minutes au rythme de 24 images/seconde. La valeur première d’archives se situe plutôt dans la mise à jour de la composition originale de Chostakovitch et dans son exécution synchronisée en direct.

Événement rarissime, en effet. Les quelques projections-concerts auxquelles nous pouvons assister depuis un peu plus d’une dizaine d’années offrent pratiquement toujours des partitions ou des improvisations contemporaines sur des films «muets», sortes de compositions interprétatives ajoutant un signifié différent de ce que purent être en leur temps les projections accompagnées de musique. Pour ma part, j’ai pu voir/entendre le NAPOLÉON (1927) d’Abel Gance, musique de Carmi­ne Coppola, à la Place des Arts le 20 juillet 1982. L’INHUMAINE (1923) de Mar­cel l’Herbier, musique de Jean-Christophe Desnoux, le 16 mai 1987 au Colloque Cinéma et Opéra du Festival de Cannes; LE CABINET DU DOCTEUR CALIGARI (1919) de Robert Wiene, musique du groupe Un Drame Musical Instantané, au Festival 1987 de musique actuelle à Victoria-ville; le concert de jazz Ran Blake/Ricky Ford/Robert M. Lepage sur des courts métrages d’avant-garde des années vingt 1, au Festival de Jazz de Montréal, le 2 juillet 1988. Toutes ces représentations, passionnantes à plus d’un titre, ne correspondent en rien au choc produit par LA NOUVEL­LE BABYLONE de Montréal.

Nous voici soudainement presque en toucher direct avec la totale modernité de cette production de la FEKS (Fabrique de l’Acteur Excentrique) et, comme l’écrit Dimitri Chostakovitch, de ce «secteur… de l’illustration musicale des films», tellement décrié alors par les compositeurs, les musiciens, les chefs d’orchestre. «Il était temps, poursuit-il, de nettoyer les écuries d’Augias». Chostakovitch écrit donc sa partition à partir du «plan principal dans telle ou telle série de plans», s’appuie sur le principe des contrastes. «Étant donné l’importance du matériau musical, la musique garde un ton ininterrompu, symphonique. Le but fondamental de la musique est d’être à la cadence et au rythme du film, d’augmenter sa force d’impact» 2. Grigori Kozintzev corrobore ce point de vue : «… Ne pas illustrer les séquences, mais leur donner une nouvelle qualité, une nouvelle dimension : la musique devait aller à rebours de l’action afin de dévoiler le sens interne, profond de ce qui se passait» 3.

C’est donc avec ce type de projection-concert que se trouvent restituées les archives complètes de cette NOUVELLE BABYLONE, une des plus grandes expériences historiques de cinéma/musique, de cinéma tout court dans son intégralité 4.

Quand Chostakovitch évoque les rythmes et les temps musicaux à lier organiquement avec ceux du film monté, il raccorde cette idée avec la donnée plus générale de la durée du film par rapport à la vitesse de la captation du mouvement par la caméra, et de sa reproduction dans une salle. On comprend mieux l’étendue de cette problématique durant le cinéma dit «muet», quand on songe à la diversité (la non-standardisation) des vitesses de tournage et de projection : 18, 20 ou 24 images/seconde durant les prises de vues, c’était selon. À la projection, la situation, écrit encore Chostakovitch, était dans le marasme. Tel projectionniste, trouvant un film trop long, en précipitait la vitesse!

Comment, dans ces conditions, écrire une partition qui serait respectée en même temps que la durée réelle du film? Comment, cinquante ou soixante ans après sa création, en reproduire une authentique documentation? François Auger, responsable des services techniques à la Cinémathèque, rappelle ce constat de base : notre copie de LA NOUVELLE BABYLONE, à 24 images/seconde, dure 76 minutes; quand la partition de Chostakovitch est arrivée de Londres, Yuli Turovsky a calculé qu’elle durait plutôt 85 ou 86 minutes.

La Cinémathèque a donc consulté les responsables d’une projection-concert donnée à Londres le 22 septembre 1982, à laquelle avait assisté Leonid Trauberg. Ce dernier avait alors expliqué qu’en 1929, film et musique duraient bien 85-86 minutes et que cela résultait du fait que certaines parties du film avaient été tournées et projetées à des vitesses variables. Ainsi reconstituée, la projection-concert de Londres, d’une durée de 86 minutes, était très proche de celle de la sortie du film en 1929.

Pour obtenir un résultat similaire à Montréal, Auger, avec la collaboration d’Othman Marinof, de l’Office national du film, a établi pour les projecteurs de la Place des Arts une feuille de route des huit bobines du film qui se présentait ainsi :

  • bobines 1 et 2 : à 20 images/seconde;
  • bobine 3 : à 24 i/s;
  • bobines 4, 5, 6 : à 20 i/s;
  • bobine 7 : à 24 i/s;
  • bobine 8 : à 20 i/s.

Ainsi, nous pouvons croire que le 6 novembre dernier, LA NOUVELLE BABYLONE des 25 ans de la Cinémathèque nous a ramenés assez près de la grande exaltation créatrice de 1929, celle-là même, écrit Bernard Eisenschitz, du «caractère exceptionnel de l’expérience à son époque même». En dépit de sa brièveté, cette projection-concert s’est avérée un formidable raccord avec un moment-clé de l’histoire cinématographique. Éphémérité qui permet paradoxalement le perdurable.

Réal La Rochelle

Notes:

  1. Il s’agit des titres suivants : OPUS II, III et IV de Walther Ruttmann (Allemagne 1921-25); LE PONT de Joris Ivens (Pays-Bas 1928); TUSALAVA de Len Lye (Grande-Bretagne 1926-28); MUNICH-BERLIN de Oskar Fischinger (Allemagne 1927); GHOSTS BEFORE BREAKFAST de Hans Richter (Allemagne 1927); LA PLUIE de Joris Ivens (Pays-Bas 1929).
  2. Dans «La Nouvelle Babylone.La Commune de Paris», Programme des re-créations des 21 et 22 novembre 1975 au Théâtre national de Chaillot, Paris, Dramaturgie 1975, pp. 87-89.
  3. Cahiers du cinéma, no 230, juillet 1971, p.14.
  4. «En mai 1972, à un colloque sur la FEKS organisé à Venise par le Centre International de Dramaturgie, Kozintsev et Trauberg allaient répétant que LA NOUVELLE BABYLONE tel qu’il était vu n’était pas un film complet, qu’il ne le devenait qu’avec la musique de Chostakovitch. A les en croire, il ne s’agissait plus d’un film muet simplement privé des circonstances originales de sa présentation, mais de la disparition d’une des composantes du film même. Il était évidemment difficile de les croire, tellement la forme de ce film, plus qu’aucun autre parmi les leurs, paraît achevée et autosuffisante. LA NOUVELLE BABYLONE semble représenter l’aboutissement et la conjonction de tous les courants de l’avant-garde soviétique». Bernard Eisenschitz, «La Musique du silence», Le Cinématographe, no 93, novembre 1982.