L’Affaire ONF au jour le jour
Le Devoir, le 26 février 1957 :
LE TRIUMVIRAT
MULHOLLAND — JUNEAU — MCLEAN
A L’OFFICE NATIONAL DU FILM
Pas de commissaire adjoint de langue française
Nos ministres se sont fait rouler
La célébration de la victoire
Il n’y aura pas de commissaire-adjoint de langue française à l’Office national du Film. Nos ministres dans le cabinet Saint-Laurent ont tenté de trouver un bon adjoint au commissaire, M. le Dr Albert W. Trueman, mais ils se sont heurtés à toutes sortes de difficultés qui ont fait ajourner la nomination pendant des mois et des mois. Et ils se sont apparemment fait prendre en défaut ces jours derniers par une savante manœuvre qui aura vraisemblablement pour effet de nous tenir dans la situation du parent pauvre à l’Office du Film pendant bien des années à venir. Au lieu d’un commissaire adjoint de langue française, on aura un triumvirat de directeurs dont deux de langue anglaise et un seul de langue française.
D’après les renseignements que nous avons obtenus de diverses sources, toutes sérieuses, les trois directeurs sont déjà nommés et leurs nominations seraient annoncées officiellement le 1er mars prochain. M. Pierre Juneau sera executive director, fonction assez vague et dont le titulaire peut facilement devenir un homme de paille. M. Donald Mulholland, qui a ambitionné d’être commissaire adjoint, se contentera du poste de director of planning. M. Grant McLean sera director of production. Les deux premiers toucheraient un traitement de 12,000 $ par année et le troisième un traitement de 10,000 $. (…)
La nouvelle s’est vite répandue parmi les fonctionnaires supérieurs de l’Office du Film qui, comme on le sait, sont installés pour la plupart à Montréal. Elle aurait jeté la consternation chez les fonctionnaires de langue française qui vivaient dans l’espérance de jours meilleurs.
Les dirigeants actuels, par contre, qui consolident leur pouvoir seraient dans l’allégresse. On raconte que les nominations qui doivent être annoncées le 1er mars auraient donné lieu à une petite célébration intime. Le commissaire, M. le Dr Trueman, aurait réuni dans son bureau ses principaux collaborateurs qui sont tous de langue anglaise, sauf M. Juneau. Il aurait débouché une belle bouteille de scotch et proposé un toast au triumvirat, Mulholland-Juneau-McLean. Il convient de fêter la victoire, de dire le commissaire, après deux années de luttes.
Les Canadiens français n’en ont jamais mené large à l’Office national du Film. Après la Société Radio-Canada, l’Office du Film est peut-être le principal organisme de l’État fédéral qui se préoccupe de culture. La différence entre les deux, c’est que Radio-Canada a toujours reconnu en pratique que le Canada est un État biethnique qui possède deux cultures, tandis que l’Office du Film n’a jamais voulu voir dans le groupe français qu’un élément inférieur auquel il suffit d’accorder quelques concessions.
En partant de ce principe, l’Office du Film encourage la traduction ou le doublage des productions anglaises plutôt que la création de films français originaux. Il suffit de rééduquer les Canadiens français dans la seule langue qu’ils comprennent encore pour un grand nombre. On a produit un bon nombre de documentaires sur la province de Québec qui est tout de même la seconde de la Confédération. Si certains ont été réalisés par des techniciens de chez nous qui ont fait de fort belles choses, il est arrivé à maintes reprises que les équipes envoyées dans notre province étaient exclusivement composées de techniciens de langue anglaise qui devaient recourir aux services d’interprètes. Les scénarios de films français doivent être traduits pour être soumis à des chefs qui ne comprennent pas notre langue et qui n’en décident pas moins en dernier ressort.
Si l’on veut mesurer notre influence à l’Office du Film, il suffit de parcourir les listes des fonctionnaires et techniciens qui le dirigent. Aux dernières nouvelles, on en comptait 72 qui touchent un traitement de 7,000 $ et plus par année. Soixante-six sont des Canadiens anglais et 6 seulement des Canadiens français dont deux seraient cependant de formation anglaise. Comme on le voit, l’Office du Film a très bien su résister à l’influence française que l’on craignait en installant ses bureaux et ses studios à Montréal. (…)
* * *
On répète que M. Mulholland s’est mis à l’étude du français au moment où il a été question du déménagement de l’Office à Montréal. On assure même que ses progrès dans notre langue ont été rapides. Il est très possible qu’il sache bientôt assez de français pour diriger efficacement le service des achats ou celui du personnel subalterne.
De là à se prononcer sur la valeur littéraire d’un texte français, il y a tout de même une marge. Quant à M. McLean, on assure qu’il ne lit même pas le français et qu’il doit se faire traduire tout ce qui lui est soumis. Et c’est lui qui aura la direction de la production française comme de la production anglaise!
Pierre Vigeant
BLOCS-NOTES
Le rôle de M. Juneau
Quelques jours avant l’inauguration du nouvel immeuble de l’Office du Film à Saint-Laurent, M. Pierre Juneau a été l’invité de M. René Lévesque au programme Carrefour à la télévision. Plusieurs téléspectateurs se rappellent que M. Lévesque lui a posé à la fin de l’émission une question aussi directe qu’embarrassante : Est-ce vrai que les Canadiens français sont persécutés à l’Office du Film? La réponse de M. Juneau, fort enveloppée, n’en a pas moins repoussé cette suggestion comme un mythe en insistant sur le fair-play qui régnait à l’Office du Film.
M. Juneau ne pouvait ignorer que les Canadiens français étaient ostracisés et même littéralement persécutés. Faisons la part de la diplomatie. Si M. Juneau ne pouvait admettre publiquement une pareille situation, il devait au moins tenter quelque chose pour la corriger. Qu’est-ce qu’il a fait pendant les trois années qu’il est demeuré en fonction comme adjoint administratif du commissaire? Nous publions ci-contre une liste des fonctionnaires supérieurs de l’Office du Film qui démontre à l’évidence que la situation qui nous est faite dans cet organisme culturel fédéral est vraiment révoltante.
Nous nous sommes fait rouler
Les Canadiens français se sont indiscutablement fait rouler dans toute cette affaire, à commencer par leurs représentants à Ottawa, ministres et députés. Et l’homme qui a facilité toute cette machination, l’homme sans qui elle ne pouvait réussir, est M. John W. Pickersgill, le ministre de la citoyenneté et de l’immigration. Il faudra se le rappeler.
Même s’il est établi dans la province de Québec, l’Office national du Film demeure un organisme anglais où la culture française est traitée en parente pauvre et où les Canadiens français ne sont tolérés que dans les emplois subalternes. Aussi longtemps que l’on n’aura pas pris les moyens de corriger cette situation insultante, la fierté élémentaire nous commande de le boycotter par tous les moyens possibles.
La polémique amorcée par Le Devoir et reprise par plusieurs journaux francophones, notamment Le Droit et l’Action catholique, reçoit subitement un éclairage nouveau lorsqu’on apprend, début mars que le commissaire Trueman serait nommé secrétaire du Conseil des Arts. Le Devoir qui se targue de défendre les droits linguistiques et culturels des Québécois, note alors dans son édition du 5 mars :
« La nomination de M. Trueman paraît plutôt contre-indiquée. Son passage à l’Office du Film, n’a pas révélé un amour excessif de la culture française. Du point de vue français, la situation est au moins aussi mauvaise sinon pire qu’elle ne l’était à son arrivée. Et comme secrétaire c’est lui qui se trouverait à exercer l’influence la plus considérable au Conseil des Arts. »
Mais Pierre Vigeant, fer de lance de la campagne sur l’ONF, rappelle le même jour, dans sa chronique quasi quotidienne sur l’ONF, les éditoriaux publiés un an auparavant (17 et 24 février 56 )par André Laurendeau sur « les Canadiens français et l’ONF ». À cette occasion lui-même et plusieurs autres (dont Gérard Pelletier le 21) avaient commenté ce sujet. Tous ces textes qui demandaient la reconnaissance du fait francophone et la fin de la francophobie n’avaient servi à rien. C’est pourquoi Vigeant reprend donc en 1957 le même appel :
IL FAUT UNE SECTION FRANÇAISE À L’OFFICE NATIONAL DU FILM
Il n’est peut-être pas un seul organisme fédéral où la langue et la culture française et les Canadiens français eux-mêmes aient été plus mal traités qu’à l’Office national du Film. Il s’agit pourtant d’un organisme culturel, tout comme Radio-Canada, où le dualisme linguistique aurait dû donner lieu à un partage du travail entre deux équipes distinctes et à une saine émulation. La création d’une section française, c’est une solution qui aurait le double avantage de mettre fin à l’ostracisme qui s’est exercé contre les cinéastes et autres spécialistes canadiens-français et de nous donner une production cinématographique française authentique.
La section française n’existe pas. C’est au point que nombre de films français, et pas seulement ceux qui sont doublés, sont produits par des directeurs, photographes, metteurs en scène de langue anglaise qui doivent avoir recours à des interprètes. Non seulement ces spécialistes ne comprennent-ils pas la mentalité française, mais ils ne comprennent même pas la langue que parlent les acteurs qu’ils sont censés diriger. Cela ne se passerait évidemment nulle part ailleurs dans le monde, mais ici l’invraisemblable est malheureusement vrai.
La rumeur parle de la nomination prochaine d’un commissaire de langue française. Ce commissaire, même s’il s’agissait d’un homme de toute première valeur, ne pourrait pas faire grand-chose pour nous s’il devait s’en remettre au triumvirat Mulholland-Juneau-McLean et autres dirigeants actuels. La clique qui règne à l’ONF est probablement la pire que l’on rencontre dans toute la bureaucratie fédérale. Il faudrait une poigne de fer pour la mettre à la raison.
La campagne ONF ne manque pas de provoquer de vives réactions dans la « boîte » même. Le 3 mars Léon Lortie, vice-président de l’Office, tient à faire la déclaration suivante au Petit Journal : « Actuellement l’ONF est en train de former une foule de jeunes cinéastes canadiens-français. Ils ont du talent. Cependant, pour travailler et réussir à l’ONF, il faut qu’un cinéaste ait de la discipline, de l’imagination et aussi de l’esprit d’équipe ». Lortie annonce par le fait même que « quelques canadiens-français qui devaient être promus récemment et qui ne l’ont pas été… auraient d’ici peu les promotions qu’ils méritent ».
Effectivement, de manière subite, les Québécois sont entourés de prévenances et de sourires. Mais Le Devoir commente : « Bien naïfs seraient ceux des nôtres qui se laisseraient prendre à ces offres aussi soudaines qu’inespérées. Il y a loin de la coupe aux lèvres, des promesses aux promotions et aux augmentations. »
Par ailleurs la déclaration Lortie lui vaut une réponse étoffée dans Le Devoir des 6 et 7 mars par un employé qui signe « Un des ‘Not Well Integrated‘ » En voici quelques extraits :
Or l’ONF (Organisation Non Française) a eu exactement 18 ans pour former des cinéastes canadiens-français compétents… 18 ans c’est légèrement plus que quelques mois… D’où, aveu d’échec, fiasco complet… Présentement, la situation est telle que, pour maintenir à flot la production française, on est forcé, par exemple, de faire venir de France des cinéastes d’expérience… qui, dans certains cas, commandent des salaires largement supérieurs à ceux de Canadiens français au service de l’ONF depuis 6, 7, 10 et même 12 ans…
On ne peut trouver meilleure preuve de la faillite d’une politique… Monsieur Lortie parle « d’une foule » de jeunes cinéastes canadiens-français que l’on serait en train de former… Une foule?… Où ça?… Car la « foule » dont il parle se compose de 3 ou 4 personnes… Et cette « foule » de cinéastes n’est même pas parvenue, en 1955-56, à réaliser plus d’une quinzaine de films originaux français… Les autres films originaux français ont été réalisés à contrat, par des gens de l’extérieur et à l’extérieur de l’ONF…
LE MYTHE DE L’INCOMPÉTENCE — Voici que nous parvenons peut-être au cœur du problème… qui est un mythe… LE MYTHE DE L’INCOMPÉTENCE DES CANADIENS FRANÇAIS… Les choses se passent à peu près comme ceci :
Tous les postes de commande sont détenus par des Canadiens anglais. Ce sont des Canadiens anglais qui, en dernière instance, décident de ce qui est bon ou mauvais pour le Québec, qui acceptent ou refusent les scénarios (qu’il faut traduire pour ces messieurs, après avoir écrit l’original en français), qui dissertent sur la psychologie et la culture du Canada français… alors qu’ils n’en connaissent rien… Ce sont encore eux qui, avec une impudeur et une bonne conscience inconcevables, sont chargés d’apprécier la qualité du français écrit… tout en n’y comprenant rien… alors que nous, qui sommes tous bilingues, pouvons très bien juger leurs travaux… Allez donc, après cela, réclamer sérieusement une augmentation de salaire en insistant sur la qualité de vos travaux d’écriture… Situation absurde s’il en est, dialogue de sourds, mur de la langue.
Un jeune Canadien français s’amène, qui a une formation et une culture bien à lui, une façon de penser, de raisonner, de concevoir les problèmes, une façon de « sentir », une psychologie, une sensibilité, des méthodes de travail… et une langue enfin qui lui sont propres. Bien naïvement, ce jeune Canadien français croit pouvoir « s’épanouir » à l’ONF tout en demeurant lui-même, sans avoir à abdiquer quoi que ce soit de sa personnalité. Il a de l’humour, ne manque pas d’imagination, s’efforce de ne pas se prendre trop au sérieux, croit à une certaine fantaisie et aux valeurs poétiques… et, surtout (pauvre lui!) il a de la culture…
Le drame de ce jeune Canadien français (et la raison de son INCOMPÉTENCE), c’est qu’il n’arrive pas à « s’adapter »… C’est un inadapté, un non-récupérable… Mais « s’adapter » à quoi?… Voilà le hic et le nœud du problème… « S’adapter », à l’ONF, cela veut dire penser, raisonner, adopter les valeurs artistiques et culturelles de même que les méthodes de travail des Canadiens anglais… « S’adapter », à l’ONF, cela veut dire cesser d’être Canadien français, renoncer à sa personnalité… Ceux qui acceptent ce marché peuvent espérer quelque avancement… Mais les autres, ceux qui sont incapables ou qui refusent de se renier, ceux-là ont le choix entre : quitter l’ONF (ce que la plupart ont fait) ou croupir dans quelque poste subalterne, entouré à tout le moins de l’indifférence active des autorités de l’ONF… « L’inadapté » n’a pas le choix car il se heurte toujours, vers le haut, aux postes de commande détenus par des Canadiens anglais qui le connaissent mal et ne le comprennent pas… LA VÉRITÉ, C’EST QU’ON N’A JAMAIS ADMIS DE FAIT, À L’ONF, ET QU’ON N’A JAMAIS ACTIVEMENT RECONNU L’EXISTENCE DE DEUX CULTURES AYANT CHACUNE LEURS MOYENS PROPRES D’EXPRESSION… Nous sommes dans la position de Lazare recueillant les miettes tombant de la table du riche… On a d’ailleurs trouvé une expression très colorée pour qualifier les Canadiens français « inadaptés » : on parle d’eux comme du dead wood ou des non integrated de l’ONF… Un intellectuel Canadien français constitue pour eux une espèce de bête étrange, venue d’une autre planète…
Qu’on prenne bien garde à cela… Nous ne nous contenterons pas d’une distribution de prix de bonne conduite… Des promotions à quelques-uns des nôtres ne constituent pas une solution au problème… NOUS VOULONS UNE SECTION FRANÇAISE INDÉPENDANTE.
Cet appel, qui est le leitmotiv de toute la campagne du Devoir, Vigeant le reprend le lendemain en demandant « que l’on réorganise l’ONF, une fois pour toutes. Il faut battre le fer quand il est chaud ».
Le fer se transforme bientôt en patate chaude. L’affaire ONF devient enjeu politique. En effet, 1957 est une année d’élections et pour les conservateurs, l’autonomie provinciale, c’est leur cheval de bataille au Québec. Comme corollaires à ce thème, les conservateurs y attachent toutes les questions qui présentent un intérêt spécifique pour les Québécois, en particulier la création d’une section française à l’ONF. Cette préoccupation apparaît dès le 11 mars. Comme chacun le sait, le conservateur Diefenbaker sera cette année-là élu premier ministre.
Revenons maintenant à la lutte menée par le Devoir. Le 13 mars, Vigeant, faisant écho à la lettre récente d’un employé de l’ONF, reprend à rebours le mythe de l’incompétence; il veut faire ressortir la « compétence » du triumvirat.
M. Donald Mulholland
M. Donald Mulholland, qui vient d’être nommé directeur des projets et des recherches, aura connu une carrière météorique à l’Office national du film. Entré au service de l’Office en 1946, il lui avait suffi de quatre ans pour brûler toutes les étapes. (…)
Ancien caporal, il aimerait à mener les choses rondement, bousculant tout le monde et employant un langage vert et dru. Primaire à toutes fins pratiques, il n’aimerait guère les intellectuels et ne raterait aucune occasion de le leur faire sentir. En dépit de tout cela, il a réussi à s’imposer à l’Office du Film où il exerce une influence prépondérante depuis plusieurs années. Cette influence a été néfaste pour les Canadiens français. Grâce à lui et à la clique dont il est le chef, notre représentation dans les divers services de l’Office est réduite à sa plus simple expression. Si nombre d’artistes et de techniciens anglais ont dû partir parce qu’on leur faisait la vie dure, les victimes ont été proportionnellement beaucoup plus nombreuses du côté français.
M. Grant McLean
M. Grant McLean, qui a bénéficié d’une promotion en même temps que M. Mulholland, s’est trouvé à lui succéder comme directeur de la production. Sa formation intellectuelle n’est pas plus poussée que celle de M. Mulholland, peut-être moins poussée encore. Il ne semble pas qu’il soit allé plus loin que le High School, le minimum que l’on demande au jeune homme qui postule le rôle de commis dans le fonctionnarisme. Par contre, il a fait un apprentissage assez long à l’Office du Film. Il a débuté comme photographe et cameraman et obtenu des promotions graduelles afin d’atteindre le poste qui vient de lui être confié, (n.d.l.r. : il est le neveu de l’ancien commissaire Ross McLean).
Comme M. Mulholland, M. McLean aimerait la manière forte. Sa francophobie s’exprimerait avec beaucoup plus de virulence. Comme chef du service de photographie, il a limogé tous les cameramen de langue française. Les jeunes photographes canadiens-français qui ont voulu entrer à l’ONF ont été impitoyablement écartés.
M. Bernard Devlin
M. Bernard Devlin ne fait pas officiellement partie du personnel de l’ONF, mais il y exerce quand même une influence considérable. Il est de la clique et il en obtient des contrats qui lui permettent de faire plus d’argent que s’il était réalisateur ou producteur de l’ONF. (…)
Il est entré dans la marine anglaise à l’âge de seize ans et il y a conquis le grade de lieutenant. On comprend qu’il ne soit pas en mesure de rédiger un texte français quelconque.
On pourra nous faire observer que la compétence ne se mesure pas exactement aux diplômes universitaires, que nombre d’écrivains et d’artistes étaient des autodidactes. Sans doute. Si nous avons tant insisté sur la formation sommaire de ces trois personnages influents à l’Office du Film, sur leur ignorance du français, qui est totale chez M. McLean et partielle chez les deux autres, c’est pour faire grâce du mythe de la compétence tant de fois utilisé contre nous dans le fonctionnarisme fédéral.
Comme on le voit, Vigeant n’y va pas de main morte car pour lui la situation est scandaleuse, surtout que deux jours auparavant, il avait publié le nom de 30 Québécois qui étaient partis de l’Office parce qu’ils ne s’y sentaient pas à l’aise parmi eux on retrouve quelques individus qui reviendront à l’ONF quand le climat se sera assaini.
Est-ce le fruit de cette campagne ou seulement un hasard, à la mi-mars se répand la rumeur que Guy Roberge, ancien député libéral à Québec de 44 à 48, ancien procureur à la commission Massey et actuellement membre de la commission d’enquête sur les monopoles, serait le prochain commissaire. Cette bonne nouvelle n’empêche pas le Devoir de poursuivre son combat, appuyé par la plupart des journaux francophones qui reprennent ses propos ou en profitent pour se faire du capital politique, comme le duplessiste Montréal-Matin qui tape sur Louis St-Laurent qui prétend protéger la culture française au Canada, mais qui permet l’existence d’une situation aussi intolérable pour « les nôtres ».
Le 18 mars Vigeant donne quelques précisions sur la production française :
La production totale de l’Office national du film au cours des quatre années de 1952 à 1956 s’est élevée à 1,109 films. La production des films français a été de 69. (…)
Tous les autres prétendus films français ne sont que des films anglais, traduits ou adaptés, le plus souvent littéralement traduits.
Il y a un avantage évident à produire simultanément dans les deux langues un grand nombre de documentaires. Il y a encore avantage à donner une version française de certaines œuvres anglaises particulièrement réussies et réciproquement pour permettre aux deux groupes de se mieux connaître. Ce sont des échanges culturels qui peuvent être précieux si l’adaptation est intelligemment conçue.
Ce qu’il faut éviter, c’est que tous les films originaux soient conçus et réalisés dans la même langue et ensuite traduits dans l’autre langue. L’Office du Film pourrait alors devenir un organisme de propagande, un instrument permettant à l’un des deux groupes ethniques d’imposer graduellement sa culture et sa manière de vivre à l’autre. C’est malheureusement ce qui se produit actuellement à l’ONF où l’on restreint la production originale française pour encourager la traduction des films anglais.
La collaboration extérieure
La clique qui domine actuellement l’ONF s’efforce évidemment de restreindre la production française. Même si elle voulait l’accroître, elle ne pourrait pas le faire avec les moyens dont dispose l’Office. Ayant liquidé la grande majorité des techniciens et autres spécialistes français, l’ONF n’est plus en mesure de produire qu’un tout petit nombre de films français par année.
C’est tellement vrai que l’on a dû faire appel à la collaboration de l’extérieur pour tourner la majorité des 69 films originaux français produits au cours des quatre dernières années. On a eu recours à un scénariste de l’extérieur à dix reprises différentes. Et le tournage de 43 des 69 films a été confié à un réalisateur de l’extérieur. (Bernard Devlin).
Le premier avril, excellente journée pour jouer des tours à ses ennemis, le Devoir hausse le ton d’un cran. On peut croire que le combat qu’il mène depuis plus d’un mois lui a amené certaines confidences. Il raconte donc le traitement qu’ont eu à subir certains francophones (J. Beaucage, R. Blais, P. Petel, etc.) et même des anglophones ( D. Peters, L. Cherry) de la part de « la clique ». D’autres anglophones (S. Helleur, W. Davidson) viendront appuyer leurs dires. Nous avons retenu deux articles :
Raffinement du brainwashing
Nous avons recueilli nombre de témoignages à l’effet que le brainwashing, le supplice moral, est une pratique courante à l’Office national du film. C’est l’arme la plus efficace de la clique de l’ONF pour se débarrasser de tous ceux qui lui déplaisent, ce qui comprend les Canadiens français presque en bloc et aussi nombre d’hommes de talent chez les Canadiens anglais.
À force de pratiquer le brainwashing, on en est venu à découvrir des raffinements nouveaux. C’est ce que nous allons démontrer en racontant une histoire qui ne remonte, celle-là, qu’à quelques mois en arrière.
Il s’agit cette fois d’un représentant de la distribution de l’ONF à Sherbrooke, M. Jacques Beaucage. (…)
On lui infligea donc le traitement du brainwashing. Cela commença par des observations et des reproches de ses chefs sur la façon dont il faisait son travail, ce qui n’a évidemment rien d’inusité. Seulement ces reproches se multiplièrent…
On lui représenta qu’il avait perdu la confiance de toutes les associations de la région sherbrookoise avec lesquelles il était appelé à collaborer. M. Beaucage se défendit et resserra ses relations avec les dirigeants de ces associations. Il ne paraissait pas se décourager.
C’est alors que l’on décida de recourir aux grands moyens. Il fut convoqué au bureau même du commissaire. M. Trueman lui fit part des rapports qu’il avait reçus à l’effet que le représentant de l’Office à Sherbrooke se conduisait de façon bizarre. Il lui insinua qu’il était peut-être malade et lui suggéra charitablement de consulter un psychiatre.
M. Beaucage se voyait donc dans la situation pénible de celui que ses chefs considèrent comme déséquilibré et peut-être atteint de maladie mentale. Il y a de quoi s’inquiéter et se torturer. Troublé et doutant peut-être de lui-même, il alla consulter un psychiatre de Montréal qu’on lui indiqua. Ses chefs lui suggérèrent d’en voir un autre, puis un autre encore.
À la fin, l’un des psychiatres de Montréal suggéra à M. Beaucage de s’en remettre aux soins de l’un de ses confrères à Sherbrooke. Ce dernier s’indigna de la façon dont on avait traité son patient. Il se mit en relation avec certains des supérieurs de M. Beaucage et il semble bien qu’il leur aurait fait savoir entre autres choses qu’ils avaient pris tous les moyens pour rendre effectivement fou l’employé qu’ils avaient envoyé d’autorité chez les psychiatres.
Le limogeage de M. Roger Blais à l’ONF
L’événement qui défraie toutes les conversations à l’Office national du film depuis quelques jours, est le limogeage de M. Roger Blais. Pour se faire une idée de la commotion qu’il a pu créer, il faut savoir que M. Blais, producteur et directeur de l’équipe française, est le seul Canadien français qui détient un poste de premier plan à l’ONF outre M. Pierre Juneau et qu’il est un cinéaste réputé.
M. Blais n’aurait pas été seulement un cinéaste de talent, mais aussi un maître qui s’est employé à en former d’autres. On nous assure que plusieurs jeunes cinéastes, anglais et français, se reconnaissent comme ses disciples et lui conservent une vive reconnaissance.
Après tous ses succès, le cinéaste Roger Blais n’en devait pas moins tomber en disgrâce à l’ONF. La cause de cette disgrâce serait un mémoire préconisant la création d’une section française à l’Office qu’il aurait soumis au commissaire il y a trois ou quatre ans. On répète que le commissaire aurait été tellement mécontent de cette suggestion qu’il aurait à partir de ce moment cessé de le recevoir à son bureau ou même de le saluer dans les corridors.
Et la clique dont nous avons parlé entreprit contre lui une guerre à mort (…).
Selon la technique en usage à l’Office, on aurait isolé M. Blais. On aurait omis de l’inviter aux réunions où se discutaient les problèmes de la production. On aurait laissé entendre à ses subordonnés que le patron avait perdu tout prestige et toute influence pour miner son autorité. Et l’on aurait misé sur la lassitude et le découragement pour l’amener à donner sa démission comme producteur et retourner à la réalisation.
Quand le triumvirat Mulholland-Juneau-McLean vit son autorité consolidée par les récentes promotions, son premier soin fut d’aviser à la liquidation de M. Blais. C’est M. Juneau qui fut chargé de l’exécution. Il est possible que le nouveau directeur exécutif canadien-français ait été heureux de faire disparaître un cinéaste réputé qui pouvait lui porter ombrage, mais il ne fait pas de doute qu’il obéissait à la consigne de la clique.
Ce n’est qu’après un mois de combat mené par un concurrent que La Presse se décide à consacrer une série d’articles « objectifs » à l’affaire ONF. Roger Champoux se met donc en frais de rencontrer les principaux mis-en cause et une personne de l’extérieur. Sa série s’étale du 30 mars au 6 avril. En voici des extraits :
le 1er avril
Le problème existe, affirme M. Trueman, et il est sérieux. Dans le passé ce problème a été grandement négligé et, de toute évidence, des réformes de structure sont indispensables. J’ajouterai que les Canadiens français n’ont pas toujours été bien compris par mes compatriotes. Mais, de grâce, ne parlons pas de querelle, de guerre intestine, d’ostracisme : de bien grands mots. Excessifs en tout cas.
Mais voyons les faits : notre installation à Montréal est, à mon avis, un pas immense dans la bonne direction. La nomination de M. Pierre Juneau qui sera en langue française ce que je suis en langue anglaise, en est un autre. Après le déménagement d’Ottawa, après le réaménagement à Montréal, après la mise en marche de l’Office qui a présentement retrouvé son rythme normal de production, je crois le moment venu d’entreprendre des réformes, c’est-à-dire étudier avec objectivité les moyens de créer une section française dans le cadre de l’Office (…)
Présentement, nous éditons la série (pour la télévision) dite Passe-Partout en français et Perspective en anglais. Je tiens à affirmer que notre équipe française a eu entière liberté de s’exprimer, de tourner des sujets répondant correctement à la mentalité canadienne-française, et le résultat a été magnifique.
Pas seulement magnifique. Si vous voulez toute ma pensée, et j’insiste pour que vous en preniez note, je suis heureux de vous dire que les films « Passe-Partout » sont en tout point de qualité égale à ceux de la « série » en langue anglaise!
le 2 avril
Il est évident que l’ONF n’est pas une « boîte » comme une autre. Il n’est pas aussi simple de fabriquer du film que de cuire un potage. L’artiste créateur — qu’il soit de race anglaise ou française — est un sensible (souvent hypersensible), un nerveux; les mentalités parce que différentes risquent de s’affronter; les cultures parce que latine et anglo-saxonne n’envisagent pas toujours un problème d’identique façon. L’Office est national sur le plan administratif, mais doit tenir compte de deux auditoires et je reconnais que des tracasseries de procédures (traduction de textes, de rapports, mémoires) finissent par indisposer, pour ne pas dire plus.
— La solution ne serait-elle pas la création d’une section française autonome?
— Nous y pensons depuis deux ans. Sur le papier la chose apparaît facile; dans le concret c’est un peu plus ardu à réaliser. Notre production est conditionnée par la distribution et l’accueil fait à nos films. Le champ québécois est loin de nous donner entière satisfaction à cet égard, mais déjà on signale une amélioration valable. Cette amélioration est telle que nous recrutons dans le monde intellectuel et technique des sujets de valeur qui auront totale liberté pour faire leurs preuves.
Sur le plan technique nos compatriotes anglais ont une avance sur les nôtres grâce à des « écoles » (Associated Screen News, par exemple) que nous n’avons pas. De plus, sur le plan de la création intellectuelle, la radio, la télévision offrent des « ouvertures » exceptionnelles; de nos jours, l’écrivain n’est plus mal payé et c’est normal qu’il aille là où le traitement est plus avantageux.
le 3 avril
— (Lortie), Mais voyons le cas des nôtres puisque c’est cela qui fait l’objet de votre enquête. N’allons pas nous taper le front sur le mur des lamentations… la situation n’a rien de tragique. C’est tout le contraire si on en juge par les résultats obtenus surtout depuis un an ou deux. La nomination de M. Pierre Juneau n’est pas l’effet du hasard ni un geste sans lendemain. Près du tiers de la production propre de l’Office est fait de films originaux en français réalisés par trois équipes homogènes. Nous avons des as qui ont fait leurs preuves et des jeunes qui sont remplis de promesses. Il y a eu des départs, c’est entendu, mais quelle est l’entreprise qui n’en a pas? Et ceux qui ont quitté l’ONF sont loin d’être tous des mécontents. Il y en a eu au bénéfice d’autres techniques moins complexes. La surenchère dans le domaine des traitements a entraîné, il y a quelques années, une diminution de nos effectifs, tant anglais que français. Le personnel qualifié est extrêmement difficile à recruter dans ce domaine et, dans la mesure du possible, nous avons cherché et nous réussissons à combler les vides. Il nous faut pour cela compter aussi sur des collaborateurs occasionnels et sur ceux qui se rendent compte de l’importance d’un cinéma d’expression française. Notons en passant que les départs sont presque nuls depuis deux ans alors que les engagements sont nombreux, tout particulièrement chez les Canadiens d’expression française. Nous sommes encore loin cependant d’avoir terminé le recrutement… Il faut toutefois beaucoup plus que de la bonne volonté car le métier de cinéaste ne s’improvise pas et, dans les conditions où il s’exerce maintenant, le talent doit s’allier à la discipline et le goût à une technique sûre.
le 4 avril
(J.A. DeSève) Il s’agit, évidemment, de problèmes de détail : la racine du véritable problème se découvre dans les rapports entre les diverses équipes de production qui, du fait de leur race et de leur langue, n’ont pas et n’auront jamais d’identiques attitudes. (…)
Il est un autre groupe — le nôtre — qui jamais ne doit se rebiffer, qui doit être la gentillesse même, afficher toujours un généreux esprit de conciliation et de déférence. La timidité, le manque d’aplomb et de confiance en soi sont, en outre, nos pires défauts. Or, si l’on veut toute ma pensée, l’individu qui courbe l’échine n’est jamais un type remarquable. C’est le lot éternel, dit-on, de la minorité devant la puissance majoritaire. Or, s’il apparaît impossible d’associer deux groupes dont la mentalité s’affrontera toujours… qu’on les sépare une fois pour toutes.
— Vous croyez donc à une équipe canadienne-française, autonome, dirigeant ses propres films?
— Si j’y crois? Avec d’autant plus de conviction que j’ai vu cette équipe à l’œuvre. Des cinéastes, des techniciens, scénaristes et photographes canadiens-français ont produit dans le Québec QUATORZE films de long métrage. Pas des chefs-d’œuvre, bien sûr. Nos amis de langue anglaise qui ont un marché neuf fois plus vaste que le nôtre… pas un seul. Oui, au fait, un film qui n’a jamais été exploité. Pour cause sans doute.
Je suis nettement convaincu que dans le cadre de l’ONF une équipe canadienne-française totalement autonome, ayant ses coudées franches et autorisée à tourner du film selon ses goûts et dans le « tonus » propre à notre culture n’aurait pas de mal à distancer tous les concurrents. Surtout, n’allez pas voir dans ces observations une poussée de nationalisme. Pas du tout. Ce qu’il faut, c’est de l’émulation et non le nivellement. Je me souviens de certains films dits du Québec qui donnaient l’impression d’avoir été tournés en Alberta.
Ne faisons pas de politique étroite, n’employons pas les grands mots, précise M. DeSève. L’Office national du film entend réaliser des films « canadiens » dans toute l’ampleur du terme. Fort bien. Mais l’entreprise est si vaste que le particularisme de notre petit peuple risque de disparaître à jamais dans l’aventure. Oui, je sais, nous sommes embêtants à la fin avec notre façon d’être différents des autres… seulement nous sommes là. L’auditoire cinématographique canadien-français est le même que celui que la radio et la télévision ont grand soin de servir par des canaux autonomes, des équipes également autonomes. Est-ce si désolant que cela?
Pour en connaître personnellement un bon nombre, je sais que nous avons chez nos gens du cinéma une foule de jeunes de grand talent. Qu’on leur laisse plus de liberté. Que chacun soit maître chez lui. On se fait respecter par ce qu’on réussit et non par ce qu’on quémande.
Demander qu’on nous laisse travailler — dans le cadre administratif nécessaire, cela va de soi — mais selon notre mentalité et notre culture n’est pas, que je sache, exiger un privilège, mais l’élémentaire reconnaissance du droit de chacun de s’exprimer.
5 avril
Le petit groupe de mécontents qui mènent campagne pour l’obtention de diverses réformes au sein de Office national du film s’élève tout d’abord contre une sourde politique qui tient en veilleuse — pour ne pas écrire inactivité totale — un certain nombre de réalisateurs, scripteurs et autres membres du personnel canadien-français. Selon l’optique de nos confrères de langue anglaise nous sommes trop intellectuels, souligne-t-on, et nous manquons de réalisme. Nous avons connu une époque où la production de langue française de l’ONF était exclusivement dirigée par les Glover, Bairstow, Balla et Devlin. Des gens qui n’entendaient rien à nos problèmes et commandaient quand même avec la plus sérieuse assurance.
Pendant ce temps-là une foule de gens (des nôtres) pas démunis de talent étaient laissés à ne rien faire. Une année entière à ne rien produire, il y a de quoi décourager les plus persévérants.
À notre avis, continue le porte-parole du groupe, il s’agissait d’une habile tactique qui a donné de beaux fruits comme bien l’on pense. Les départs se sont multipliés. Or il est curieux de noter que tous ceux qui ont quitté l’Office sont toujours dans le cinéma, y font très bien leur vie et ne cessent de s’affirmer. Allez dire ensuite qu’ils étaient trop intellectuels et insuffisamment compétents.
Les autorités vous ont dit que la télévision avait opéré des coupes sombres dans notre personnel. Ce qui ne nous étonne pas du tout… la TV ayant été une véritable délivrance. Curieux à dire, il fut une époque où, à l’Office, on ne croyait pas à la télévision. Travail trop peu artistique, disait-on. Aujourd’hui il nous faut travailler d’arrache-pied pour servir Madame TV.
Revenons au conflit « intellectuel ». Notre groupe a toujours réclamé des films plus esthétiques, mieux étudiés en profondeur, moins apparentés au style « grosse caisse ». Nos efforts ont toujours été vains et nous avons finalement cessé de réclamer; nos voix n’ayant pas la moindre audience.
6 avril 1957
Le groupe, interrogé hier, est partisan de cette politique à quelque nuance près. Celui avec qui je m’entretiens aujourd’hui — sont réunis quatre individus formant un éventail des quatre services majeurs de l’ONF — désapprouve vigoureusement la formule. Alors que de sérieuses réformes s’amorcent ce n’est pas le moment de fomenter une révolution « d’office » qui risquerait d’assombrir l’actuel climat d’heureuse transition, affirment ces messieurs.
Des jeunes dont les visages ne sont pas encore envahis par les graisses de la quarantaine et n’ont pas du tout l’intention de jeter de l’huile sur le feu. Des pondérés clairvoyants. Selon eux, l’ONF connaît présentement une crise de maturité et le cloisonnement total prôné par certains de leurs confrères, au lieu de solutionner le problème, ne ferait que l’aggraver. Voyons pourquoi et comment.
Le cloisonnement serait embarrassant pour tout le monde. N’ayant plus l’apport des confrères de langue anglaise, notre équipe, numériquement petite, serait à jamais cantonnée dans un secteur réduit. Donc les possibilités de rayonnement sur le vaste plan canadien nous seraient refusées et, pour paraphraser le vers de Cyrano… « nous monterons seuls, mais pas bien haut! »
Nous pensons au contraire que nous devons, dans le cadre administratif dont la structure doit être remaniée, prendre la place qui nous revient. Tout de suite les esprits pusillanimes vont nous taxer de traîtrise et nous vouer à tous les maléfices de l’intégration. Ce qui nous fait quand même un peu sourire.
L’anglophobie et la francophobie, si on ne sait en maîtriser les excès deviennent des maladies incurables. C’est bien joli d’isoler les gens et certains y voient le remède à tous nos maux sans s’arrêter un moment à penser que le procédé en engendre d’autres, beaucoup plus sérieux. Nous voulons être respectés, reconnus (mais non flattés), par nos confrères anglais et ce n’est pas en élevant un mur de séparation infranchissable entre les deux groupes que nous arriverons à ce résultat.
Ni cloisonnement, ni intégration.
De l’accord.
Voyons les choses en face. Nous avons à réaliser des films qui servent le prestige du Canada sur l’écran universel et chacun, dans la mesure de sa compétence et épaulé par tout l’organisme, doit chercher à faire sa marque… sur le grand écran du monde. Pourquoi les nôtres seraient-ils tenus d’exercer leurs talents sur l’unique écran du Québec?
L’Office est national. Pourquoi faudrait-il qu’il le soit seulement pour un groupe? En nous opposant au cloisonnement, au coup de hache vertical, nous pensons être dans une ligne de pensée vraiment canadienne et pas plus mauvais Canadiens français pour cela.
Cette série d’articles devait naturellement s’attirer les foudres du Devoir. Sous le titre « MM Trueman, Lortie et Juneau se confient à La Presse… et la sensationnelle enquête de notre confrère Champoux sur l’ONF tourne au bénissage », Vigeant, les 9 et 10 avril, s’amuse à faire ressortir les contradictions ou les silences des divers témoignages, à en montrer les incohérences.
Une semaine plus tard, Guy Roberge accepta le poste de commissaire à compter du premier mai. La réaction du Devoir ne se fait pas attendre :
23 avril 1957
La redoutable tâche qui attend M. Guy Roberge à l’ONF
Il nous faut une section française
Si le Devoir a mené une lutte aussi vigoureuse et aussi soutenue contre le régime existant à l’ONF, c’est que nous estimions que l’enjeu en valait la peine. La première réforme que nous attendons du nouveau commissaire, c’est la création d’une section française. Elle s’impose de par la nature des choses au sein d’un organisme biculturel. Nous voulons cette section française parce qu’elle peut contribuer au rayonnement de notre culture et à une saine émulation entre cinéastes français et anglais pour la plus grande gloire du Canada.
Les responsables du régime actuel, entre autres MM. Léon Lortie et Pierre Juneau, ont crié à l’isolationnisme. Ils ont évoqué le péril du cloisonnement et de la réserve française. Ce n’est qu’un épouvantail qu’ils ont enlaidi à plaisir pour ne pas être dérangés dans leurs manigances. Personne n’a préconisé la séparation complète ou écarté la collaboration nécessaire entre les deux sections. On n’a d’ailleurs qu’à regarder ce qui se fait à Radio-Canada pour constater à quel point la formule est souple et efficace.
La tâche de M. Roberge ne se limitera pas à réformer les structures administratives, elle comprendra la réorganisation du personnel. La clique qui a trop longtemps fait la pluie et le beau temps à l’ONF doit être dissoute et mise hors d’état de nuire. Ce n’est pas un rôle agréable que celui d’accusateur public qui réclame des exécutions, mais nous croyons que dans ce cas-ci elles s’imposent. Les chefs de cette clique ne doivent pas être taxés seulement d’incompétence ou d’injustice envers certains de leurs subordonnés, comme cela se rencontre dans bien des administrations. Ils ont commis des abus beaucoup plus répréhensibles. Nous avons porté, au Devoir, des accusations précises, avec des noms et des chiffres, nous avons publié des témoignages signés, et nous n’avons reçu aucun démenti ni même aucune lettre de protestation. Une enquête approfondie menée par le nouveau commissaire découvrirait sans doute bien d’autres méfaits.
Nous avons démontré que la clique avait voulu mettre la culture française sous le boisseau à l’ONF et qu’elle avait persécuté et chassé la plupart des cinéastes français. Ce fut de la francophobie déclarée et virulente même si la persécution s’est étendue à nombre de cinéastes anglais coupables d’avoir plus de talent et d’originalité que ceux qui les dirigeaient. Nous croyons que l’on ne saurait tolérer au sein de l’administration fédérale la francophobie ou l’anglophobie qui viendrait semer la désunion entre les Canadiens.
Nous avons démontré en outre que la clique avait commis des actes qui attentaient à la dignité humaine. Nous voulons parler des techniques de torture morale ou de brainwashing qui s’inspirent de celles des Soviets. Ce sont là des pratiques qui déshonorent un État démocratique comme le Canada. Il faudrait faire des exemples pour éviter que ces méthodes détestables puissent s’implanter dans les divers services de l’administration fédérale.
De qui se compose la clique fanatique que nous avons dénoncée? Il faudrait sans doute une enquête approfondie pour découvrir tous les coupables et déterminer le degré de leur culpabilité. Il n’y a cependant pas de risque à affirmer qu’elle est dirigée par quatre des six chefs de service actuels, à savoir MM. Donald Mulholland, Grant McLean, Len Chatwin et Pierre Juneau. Les trois premiers, qui sont de langue anglaise, ont liquidé des douzaines de spécialistes compétents, anglais et français, pour consolider leur domination. Le quatrième, M. Juneau, s’est malheureusement allié à eux pour partager le pouvoir et les dépouilles.
En parlant de l’Office du film, notre confrère Pierre Chaloult du Droit a dit qu’il fallait « nettoyer les écuries d’Augias ». L’expression est aussi juste que possible. Elle décrit la sensation de tous ceux qui ont fouillé dans les affaires de cet organisme fédéral.
Nettoyer les écuries d’Augias, c’est la tâche proprement herculéenne qui attend M. Roberge. En s’y attelant courageusement, il aura mérité la reconnaissance du gouvernement fédéral et de toute la population canadienne.
La nomination de Roberge sonne le glas de l’affaire ONF. On donne maintenant la chance au coureur, on ose espérer que la lutte aura porté fruit, surtout que maintenant l’ONF s’établit à Montréal. L’ONF cesse de défrayer quasi quotidiennement la rubrique. Nous n’avons retenu qu’un dernier article qui se rattache au débat précédent, mais qui en même temps nous situe sur un autre terrain : le documentaire vs la fiction.
le 3 mai 1957
L’Office national du film a annoncé treize nominations bien comptées en ces dernières années. La plupart des nouveaux titulaires étaient déjà de la maison — il s’agit de promotion dans leur cas —, mais on compte parmi eux quelques écrivains connus que l’on est allé chercher à l’extérieur. Tous, sans exception, sont de langue française. (…)
Dans une communication que nous publions dans cette même page, le cinéaste anglais Robert Anderson insiste sur le fait que l’Office du film a été créé pour mieux faire connaître le Canada aux étrangers et aux Canadiens eux-mêmes. Sa fonction propre, dit-il, c’est de produire des documentaires qui s’adressent à des auditoires sérieux et choisis. Pendant des années, affirme-t-il, l’ONF a joui de la réputation d’être le meilleur organisme producteur de documentaires au monde.
M. Anderson estime que l’ONF est en train de perdre cette réputation au point que ses films les plus en demande sont les plus anciens. Il considère que l’on a fait fausse route en se laissant séduire par la télévision qui atteint des auditoires beaucoup plus nombreux, mais moins sélectifs. Les divertissements légers produits par la télévision ne seraient guère en demande ni au pays ni à l’étranger et l’ONF devrait les laisser à la Société Radio-Canada.
M. Anderson n’est pas seul à exprimer cette opinion. Plusieurs cinéastes nous ont dit que presque tout l’effort de l’ONF depuis deux ou trois ans avait porté sur la production d’œuvres dramatiques courtes pour la télévision et non sur des documentaires. La production française se serait presque limitée à la série Passe-Partout dont on a fait grand état à l’ONF.
Cette orientation déplorable serait attribuable dans une large mesure à l’influence personnelle de M. Bernard Devlin qui ne fait même plus partie du personnel de l’ONF, mais qui est le conseiller écouté de la clique Mulholland-McLean-Chatwin-Juneau. Ce réalisateur de l’extérieur travaille à contrat pour l’ONF et il trouve son compte à produire des films « dramatisés » rapidement tournés plutôt que des documentaires qui exigent du temps et des recherches.
M. Devlin a toujours joué un rôle néfaste à l’Office. Connaissant mal le français en dépit de son origine québécoise, il est incapable d’écrire une lettre en français et doit faire traduire les scénarios qu’il prépare. Cela ne l’a pas empêché de diriger l’équipe de production française à l’ONF pendant deux ou trois ans. Il en a profité pour liquider plusieurs réalisateurs et techniciens canadiens-français. Il serait exécré de presque tous les techniciens et comédiens qui ont travaillé avec lui en raison de ses manières brutales. C’est lui qui avait produit le film HORIZONS DU QUÉBEC qui a été retiré de la circulation d’autorité parce qu’il était injurieux pour les canadiens-français et qui n’en avait pas moins coûté quelque 45,000 $.
Il y a déjà quelque temps qu’il est parti de l’Office, mais il continue de faire partie de la clique qui le soigne bien. Depuis deux ans, il a réalisé à lui seul plus de la moitié de toute la production française. Pour obtenir tous les contrats, il a fait écarter tous les autres réalisateurs français. Pour arrondir ses revenus, il a préconisé la production de films « dramatisés » courts qui se tournent plus rapidement que les documentaires.
Avec ce système, en travaillant six mois par année à contrat, il a réussi à se créer une situation des plus intéressantes. En 1954-55, il a obtenu 8,525.00 $ sans parler de comptes de dépense de 2,672.00 $ pour certains films de la série Sur le vif. En 1955-56, la réalisation de 12 films de la série Passe-Partout lui a valu 16,300.00 $ sans parler de dépenses de 2,776.00 $. C’est plus que le traitement du commissaire de l’ONF qui n’est que de $15,000.00. Ces émoluments seraient encore plus élevés en 1956-57 parce qu’il a réalisé un plus grand nombre de films des services Passe-Partout et Perspective en anglais.
On nous assure que la clique a songé à le nommer directeur de la production française après le limogeage du producteur Roger Blais au plus fort de la campagne de protestation.