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1948 : Les coproductions avec les USA

1948

Si 1947 est l’année de la mise en place, 1948 doit être celle de la réalisation. Pour mener à bon port tous ces projets, rien ne vaut le capital. C’est pourquoi en janvier RFD émet 100,000 actions privilégiées classe B pour une valeur de $2,500,000. Pour les vendre, on fait appel à toutes les ressources de la com­pagnie. Vachet reprend la route avec son secrétaire Bourdeau. Ireton sollicite les milieux anglophones. On raconte même que la plupart des employés doivent acheter de ces actions s’ils veulent travailler pour la compagnie; d’ailleurs c’était une pratique reconnue de DeSève de payer certains services ou certaines dettes par des actions de ses compagnies. Le 8 mars, RFD tient son assemblée annuelle à laquelle assistent 447 actionnaires, soit personnellement, soit par procuration, ce qui représente 86% des actions votantes (19,569) sur un total possible de 22,539. À cette assemblée, le président présente son rapport d’activité, souligne l’excellent travail accompli par MM Vachet, Robitaille, et Tessier et rend hommage à Hector Perrier qui a dû donner sa démission comme directeur à cause de sa nomination récente à la Cour supérieure. On élit aussi un nouveau conseil de 15 membres, semblable au précédent mais auquel viennent s’ajouter trois nouveaux noms : le docteur Paul Gilbert comme 2e vice-président et Charles Lambert et Camille Ducharme comme administrateurs. On y amende enfin les règlements généraux dans un sens qui sera ultérieurement très utile, entre autres afin de permettre en tout temps au président, au conseil ou au comité exécutif de convoquer une assemblée des actionnaires et afin de permettre à la compagnie de passer des contrats ou de faire affaire avec ses directeurs pourvu qu’un tel directeur, préalablement à son vote, ait déclaré son intérêt.

Outre l’à-côté que représente en juin la fondation de Renaissance Educ, le grand projet de l’an 48 qui semble mettre tous les autres de côté, c’est le tournage des films en anglais pour lesquels on a déjà engagé Ireton. En avril 48 le producteur américain Joseph Than arrive à Montréal pour visiter les studios et rencontrer DeSève. Ils discutent production. Than suggère d’engager comme autre producteur Léonard Fields et comme caméraman Eugène Shuftan 1. DeSève est tout à fait d’accord et le 24 avril, au nom de Renaissance Export qu’il préside, il établit les modalités d’un contrat avec les deux producteurs. Ce contrat stipule notamment que les deux hommes doivent préparer entièrement la réalisation de cinq films en deux ans (nombre bientôt porté à dix) en acquérant des scénarios acceptables par la compagnie et par la censure québécoise et en effectuant les découpages de telle sorte que la réalisation ne devienne qu’une affaire routinière. Le budget des films devrait varier entre $125,000. et $250,000. et jamais dépasser de plus de 10%. Les producteurs fournissent aussi les services d’un “dépisteur de comédiens” qui sera en l’occurrence Mme Than. Pour leurs services les producteurs ne reçoivent aucun salaire mais un pourcentage sur les recettes de la distribution américaine. Entretemps, Renaissance prend en charge leurs dépenses courantes. C’est pour les loger, ainsi que les techniciens et acteurs de passage que RFD achète au 6300 Notre-Dame Est un nouveau terrain sur lequel est érigée une grande maison. 2

Étiquette des disques de Renaissance Educ
Étiquette des disques de Renaissance Educ
Coll. Cinémathèque québécoise

DeSève, encouragé par la tournure des événements, manigance certaines opérations qui, pense-t-il, devraient lui rapporter plus d’argent. En effet à RFD il y a beaucoup d’actionnaires, donc nécessité de partager les profits. Comment court-circuiter l’affaire? Tout simple. Avec certains amis, dont l’avocat Roger Brossard qui est déjà secrétaire d’une compagnie que DeSève fonde à la mi-juin la Canadian International Screen Productions dont la charte stipule, comme c’est l’habitude de toutes les compagnies cinématographiques, qu’elle peut s’occuper de tout : de la production, de la distribution, de l’exploitation, de la construction de salles, de vaudeville, de télévision, etc. Le capital initial de cette compagnie est de $5000. réparti en 1000 actions. Le plan mis au point par DeSève (on voit là une des utilités des amendements du mois de mars) prévoit que c’est CISP, en accord avec Renaissance Films, sortie des oubliettes pour la circonstance, qui produira les dix films pour lesquels on a trouvé deux distributeurs, Allied Artists et Monogram (deux compagnies affiliées). Naturellement les films seraient tournés aux studios RFD qui louerait ses services techniques mais recevrait beaucoup moins de la distribution. C’est donc CISP qui signe avec Than et Fields qui n’y voient que du feu, ayant toujours affaire au même DeSève (ce manège a déjà été mis en évidence auparavant).

À la mi-juin, les deux producteurs arrivent à Montréal pour se mettre au travail. Mais ils trouvent alors le studio insuffisamment équipé pour un tour­nage immédiat et suggèrent la construction sans délai d’un atelier de menuiserie. Ils se plaignent de cet état de fait à Edgar Tessier, soulignant que Shuftan doit arriver sous peu et qu’il ne pourra pas se mettre au travail. Ef­fectivement celui-ci arrive et se voit contraint à effectuer des essais de caméra et d’éclairage avec les techniciens en place, notamment Ména et Burlone. Il n’est pas le seul à venir pour travailler. Même des acteurs s’amènent, comme Paul Henreid qui ne peut servir qu’à mousser la publicité de la compagnie. Entretemps les producteurs s’attachent à solutionner les divers problèmes qui se posent à eux. Il y a d’abord le cas du laboratoire : aucun labo privé, malgré les déclarations d’ASN tout à l’heure, n’est assez important pour répondre aux besoins du long métrage commercial. C’est pourquoi en juillet, Than, Fields et DeSève se rendent à Ottawa voir le ministre C.D. Howe afin de le convaincre de faire pression sur l’ONF pour que l’Office mette ses laboratoires à la disposition de l’industrie privée, ce qu’il a toujours refusé de faire jusqu’à présent. Grand défenseur de l’alliance entre le Canada et les USA et voyant dans le projet en cause l’occasion de faire entrer au pays des dollars américains et d’ainsi abaisser son déficit commercial, Howe ne peut qu’apporter son appui aux trois hommes et ainsi ouvrir l’ONF à l’entreprise privée.

Ce même mois de juillet les deux producteurs règlent aussi la question syndicale. En effet comme les techniciens américains sont membres de l’IATSE, celle-ci a son mot à dire dans la projection de films étrangers aux USA et de plus elle possède une filiale canadienne installée à Toronto. Après avoir ren­contré Richard Walsh, président de l’IATSE, Sal J. Scoppa, responsable de la section new-yorkaise (local 52, Motion Picture Studio Mechanics) et William Covert, de la section canadienne, Than et Fields en arrivent à une entente qui permet aux techniciens américains de venir travailler ici avec des Canadiens, et même d’être remplacés par eux lorsqu’ils seront formés. Cette question syndicale réglée, il ne reste qu’à la ratifier, ce que DeSève tardera à faire.

Au mois d’août tout semble prêt. On a même un scénario, BACKFIRE, qui contente toutes les parties. Le président d’AIlied Artists-Monogram, Samuel Broidy, ainsi que son gérant général pour le Canada Oscar Hanson et l’agent de Than et Fields à Hollywood Mitchell Hamilburg, viennent à Montréal, rencontrent DeSève, visitent les studios, confirment leurs ententes de distribution. Broidy va même jusqu’à annoncer leurs projets communs à Toronto au cours d’un lunch avec les principaux propriétaires de cinémas. C’est alors que tout est prêt, que tout s’embrouille. En septembre, CISP n’a pas l’argent que doit lui avancer RFD. L’équipement qui est censé avoir été commandé ne l’a pas été. Than et Fields se rendent bien compte qu’ils ne pourront respecter leur engagement de fournir à AA-Monogram pour janvier le premier film, surtout que cette compagnie a déjà prévu un horaire pour la production et la distribution des films de la première année. Ils se voient donc obligés de demander à AA-Monogram un sursis en essayant d’obtenir de DeSève des garanties écrites quant à l’avenir des productions. Au lieu de ça, DeSève écrit le 7 octobre à Hamilburg la lettre suivante : “Following Mr Broidy’s advice, I came with my producers Mr Fields and Mr Than, and our cameraman Mr Shuftan, to the conclusion that we needed added studio facilities to make our set-up compétitive to Hollywood. Therefore, I had my architect work out plans which were accepted by my Board of Directors, and we have started construction on the property we won on Notre-Dame Street. Our second studio will consist of proper carpenter and paint shop, scene-dock, garage, offices, stage 60 by 120 with the latest back-projection unit and a huge back lot. With completed studios facilities we’ll be able to go into full, effective and continuous production in january 1949”.

La semaine suivante, DeSève et Brossard rencontrent les deux producteurs qui ont à leur soumettre sept contrats. Les parties discutent, s’entendent sur les modifications, eu égard notamment aux problèmes qu’entraîne le tournage en extérieurs l’hiver et aux modifications qu’il faut ainsi apporter aux scénarios. Une fois ces ententes conclues mais non signées., Than et Fields se mettent à la tâche de ré-adapter BACKFIRE, de diminuer au maximum les frais d’achat de matériel ($23,700.) et les frais du tournage; ils budgètent le film à $130,000. ce qui comprend leurs honoraires et implique en définitive un avoir initial de $80,000. Pour une compagnie millionnaire, cela doit être pratiquement rien. Mais encore une fois rien ne débloque. Pendant deux mois, les producteurs essaient de voir DeSève. Ils lui envoient des lettres, des télégrammes, rien n’y fait. Il ne faut pas oublier que durant tout ce temps DeSève consacre le gros de son énergie à récupérer France-Film. Mais cela n’explique pas tous les problèmes que nous venons de décrire, il y a aussi les méthodes autocratiques et cachotières de DeSève qui ne sont pas faciles à comprendre et à combattre, ainsi que l’avaient déjà expérimenté Janin et France-Film

Les administrateurs de RFD se heurtent aux mêmes problèmes. Ils sentent que certaines choses leur échappent, que DeSève joue un double jeu et qu’il les manipule; cela est aisé pour DeSève car il est pratiquement le seul parmi ceux-là à connaître le cinéma et à prendre les décisions. L’affaire Than et Fields les échaude. Mais lorsque DeSève prend le contrôle de France-Film et fait des déclarations au nom de cette compagnie et de RFD en parlant de leurs projets d’avenir communs, la coupe déborde. Finies les entourloupettes, fini le manque de considération. Les doléances affleurent. Plusieurs administrateurs se plaignent de ce que DeSève n’ait pas convoqué une seule fois le conseil au cours des sept derniers mois. Ils se plaignent aussi de ne pas connaître l’état des finances de la compagnie et du fait que DeSève ait signé plusieurs contrats dont ils ne connaissent pas la teneur. Ils déplorent enfin l’orientation mercantile de DeSève qui fait de grandes déclarations mais ne met pas en pratique l’orientation catholique de la compagnie. Sur une proposition de Léo Choquette appuyée par Sam Gagné, on décide de se débarrasser du mouton noir comme président, tout en lui permettant de demeurer au conseil, ce que DeSève refuse évidemment. Le 14 décembre, Paul Pratt devient président de RFD, Paul Gilbert monte premier vice-président, Choquette second vice-président, Tessier démissionne et Sam Gagné devient secrétaire et gérant. On nomme aussi un nouveau contrôleur, Émile Maheu, car on n’a pas confiance en l’homme mis en place par DeSève et il faut voir clair dans les finances de la compagnie. Selon ce que nous a déclaré le docteur Gilbert, Sam Gagné lui aurait parlé d’un trou de $300,000. dont il faudrait trouver l’origine. La seule déclaration que se permet Pratt ce jour-là, c’est de dire qu’il entend soumettre à la prochaine session de la législature provinciale un projet de loi privé afin d’amender la charte RFD et qu’il entend prendre toutes les dispositions nécessaires pour assurer la pour­suite définitive et permanente des buts représentés au public souscripteur. (Cette demande est retirée le 10 février, car entretemps on se raccommode avec DeSève)

Notes:

  1. Than est connu à cette époque comme scénariste de 3 films et Fields comme scénariste de 17 films. Shuftan est plus célèbre.
  2. Ce n’est d’ailleurs pas le seul projet immobilier de cette période car Guy Beaulne qui écrit dans Le Droit un article sur la compagnie, après avoir souligné qu’elle compte 3000 action­naires et aura bientôt réuni $3,000,000 et après avoir décrit en détail le matériel du studio, annonce l’intention de RFD de construire une salle angle Ste-Catherine et Ste-Elisabeth, sur un terrain acquis par Renaissance Cinéma ainsi que nous l’avons déjà vu.