La Cinémathèque québécoise

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Présentation (Pierre Véronneau)

L’émergence d’un cinéma commercial francophone après la deuxième guerre peut sembler aujourd’hui des plus naturelles. Depuis longtemps maintenant le cinéma québécois a conquis droit de cité et reconnaissance. Et le cinéma francophone occupe de plus en plus de place sur les écrans du Québec. Or il n’en a pas toujours été ainsi. La situation du cinéma francophone au Québec fut au contraire pour le moins particulière et précaire. Dans un pays où la majorité des bonnes salles appartiennent à des compagnies américaines ou britanniques, on trouvait normal de diffuser surtout du film anglophone. Notre marché étant d’ailleurs intégré au marché américain, avoir des films sous-titrés ou doublés en français impliquait que les distributeurs fassent les démarches supplémentaires en France. En fait peu de gens ont présenté au temps du muet des films titrés en français. On parle de Charles Lalumière, l’ancien gérant de Pathé comme étant un des premiers à s’engager dans cette voie au St-Denis. Avant lui, il arrivait que les films en anglais soient traduits ou commentés par des professionnels, comme Alexandre Sylvio 1, qui faisaient le tour de plusieurs cinémas. De toute façon, pourquoi aurait-il fallu se donner tant de misères et surtout dans quelles salles présenter les films? Eh oui, où et pourquoi?

Voilà des questions sur lesquelles il faut d’abord s’arrêter. En effet, si l’on ne sait pas comment on en est venu à présenter au Québec des films en français, si l’on ne connaît pas qui s’est lancé dans cette aventure, on ne peut comprendre de manière juste d’où sort tout d’un coup, en 1945, une production commerciale francophone inédite, à contre-courant de ce qui se passe ailleurs au Canada et d’une existence somme toute éphémère. Reportons-nous donc en 1929, année où le parlant se généralise partout en Amérique. Nous sommes au théâtre St-Denis. Cette salle, inaugurée en mars 1916, appartient depuis le début à la St-Denis Corporation, une compagnie de Montréal propriété d’intérêts torontois liés à Famous Players et présidée, un peu plus tard, par le vice-président de Famous, J.P. Bickell. Cette compagnie ne s’intéresse pas tellement à ce théâtre. Le 3 mars 1917, elle l’hypothèque pour une somme de $250,000, mais cesse de payer ses intérêts en 1922. Le prêteur, le Prudential Trust, ne semble pas trop s’en faire avec ça et ne tente pas dans l’immédiat de récupérer la bâtisse. Dans ce contexte on peut aisément louer le St-Denis, une salle de théâtre réputée qui combine théâtre/spectacle et vues animées en anglais. En 1929, son locataire, Joseph Cardinal décide, à la fin août, de vouer le St-Denis au beau théâtre français sous la direction de Fred Barry et Albert Duquesne 2. Est-ce que cette expérience ne donne pas les résultats qu’il en espérait? Nous ne le savons pas. Toujours est-il que le 9 novembre, il revient à la combinaison théâtre et cinéma, mais cette fois avec des films “sous-titrés bilingues”, c’est-à-dire où les titres français suivent les titres anglais. Il consacre même les matinées du mercredi et du vendredi exclusivement au cinéma. Cette pratique des films sous-titrés bilingues, on le devine, ne peut faire long feu.

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En effet si certaines salles présentent encore des films muets, de plus en plus se convertissent aux “talkies”. On bâtit même de nouvelles salles sonores (vg l’Outremont en octobre 29 ou le Capitol de Trois-Rivières la même année). Le jour même où le St-Denis décide de présenter des films bilingues, le Roxy, dirigé par Lalumière, est inauguré avec un film parlant français LA GRANDE ÉPREUVE; ce n’est pas encore une pratique généralisée, mais certainement un signe avant-coureur. Pourquoi alors ne pas présenter plus de films en français? Le marché existe, on peut trouver quelques salles. Il ne manque que des compagnies de distribution. Qu’à cela ne tienne; elles verront bientôt le jour, une fois que sera calmée la polémique autour du sonore. “Il y a trois ans nous ne pensions pas au film parlant français, nous ne l’imaginions même pas. Nous ne songions alors qu’à exprimer tous nos griefs contre le nouveau procédé mécanique qui menaçait l’avenir de la plupart de nos vedettes les plus aimées… Cette invasion nouveau genre que nous ne pouvions combattre alors nous enrageait! Le film américain déjà perdait de sa puissance et attraction. Les salles étaient vides, les spectateurs songeaient à revenir au théâtre”; voilà ce qu’écrivait Léon Franque (alias Roger Champoux) en mars 32.

Notes:

  1. Par exemple le 19 septembre 1914, au théâtre Family dont le gérant se nomme Maurice West, on retrouve un programme commenté par Alexandre Sylvio. Particularité intéressante de ce programme : on y présente des films en Kinemacolor, le célèbre procédé couleur de 1906 mis au point en Angleterre à partir d’une pellicule noir et blanc et d’un obturateur trichrome. Le Family avait déjà présenté le 25 mars 1912 le premier programme Kinemacolor à être montré au Canada. Les sujets au programme de 1914 sont

    1. Le roi passe en revue 50,000 soldats.
    2. La troupe canadienne se mobilise.
    3. Lord Kitchener inspectant ses troupes.
    4. Sir Robert Borden à son sport favori.

    Le même Sylvio sera au début des années 30 directeur du théâtre Arcade où se produisent plusieurs artistes québécois et où l’on présente du cinéma. Durant plusieurs décennies au Québec, l’histoire du cinéma et celle des spectacles de variétés se chevauchent continuellement et l’une ne devrait pas normalement aller sans l’autre.

  2. À noter qu’au début juillet, sous les pressions de Cardinal, est fondée l’association des artistes canadiens. Fred Barry en est le président, Elizéar Hamel le vice-président, Henri Deyglun le secrétaire. Albert Duquesne un administrateur et Cardinal le directeur et trésorier. Cette association veut s’intéresser à tout ce qui concerne le théâtre. Elle met même sur pied la Corporation provinciale d’amusements (Cardinal, président, Barry secrétaire) pour acquérir ou construire des théâtres.