1930 : Les films des éditions Édouard Garand
1930
Mais les spectateurs ne reviennent pas au théâtre car ils sont vite conquis par “le nouveau procédé mécanique”. Ils n’hésitent pas alors à demander du film en français. Or il y a maintenant à Montréal quelques personnes qui peuvent en procurer. Mais avant de parler de celles-ci, voyons encore la situation du côté des salles. Le 31 mai 1930, le St-Denis présente LES TROIS MASQUES, le premier film français parlant, distribué à Montréal par la Universal et visé le 10 mars.
Jos Cardinal proclame à cette occasion : “Cette production est la première exclusivement parlante qui soit offerte aux canadiens-français. C’est pour me rendre au désir du public montréalais que je donne ce premier film exclusivement français au Canada. D’autres suivront, et ceci en dépit des nombreuses difficultés et dépenses que cela représente, je suis heureux de la faire pour ma race et le prestige du français au Canada. Au public de me démontrer que j’ai raison”. Le film tient deux semaines, un succès!
Dans les semaines qui suivent, tout en poursuivant sa propagande en faveur du film parlant français, Cardinal doit s’en remettre à des films sous-titrés en français et en anglais, même s’ils sont parfois sonores. La nouvelle saison du St-Denis s’ouvre, le 9 août, avec LE MYSTÈRE DE LA VILLA ROSE, “le grand film 100% parlant français venant directement du théâtre Max Linder de Paris après un stage de sept mois à l’affiche”. Avec ce film, Cardinal présente aussi les “nouvelles Paramount”, LA VIE DE CHOPIN “grande scène musicale parlée” et LES CHANSONS DU CABANON “100% français”. Dans la publicité de ce programme Cardinal affirme : “Bonne nouvelle pour le public canadien-français de Montréal. J’ai réussi à obtenir la PRIMEUR et, en certains cas, l’EXCLUSIVITÉ des plus grandes productions françaises entièrement parlantes et venant DIRECTEMENT DE PARIS. Il a fallu payer le gros prix. Mais comme je suis assuré que le public ne manquera pas de venir en foule au St-Denis, il nous est possible de conserver nos prix populaires, c’est-à-dire 25¢ en matinée et 25¢, 40¢ en soirée, taxe comprise. Dans l’intérêt de la langue française et du théâtre français nous devons tous nous réjouir de ce succès”. Annoncé pour une semaine seulement, le film garde l’affiche deux semaines. Il est suivi de LA GRANDE MARE, version française de THE BIG POND (présenté le 30 mai au Palace) et de UN TROU DANS LE MUR. Signalons tout de suite que le premier film était déjà passé au Français, le 9 août, et le second au Capitol ce même jour.
D’ailleurs en mettant ce film à l’écran, le gérant du Capitol, Harry S. Dahn déclare: “A notre clientèle canadienne-française. Grâce à nos instances souvent répétées auprès des grandes compagnies de film pour obtenir des Vues Parlantes Françaises, nous venons d’obtenir comme faveur extraordinaire de présenter au public canadien-français la PREMIÈRE VUE PARLANTE FRANÇAISE du genre en Amérique. Cette primeur française, UN TROU DANS LE MUR, étant un essai de la compagnie Paramount, le public montréalais devra, s’il désire la permanence des vues françaises en notre ville, nous aider à le leur prouver par son encouragement immédiat”. Le Capitol ne poursuit pas très longtemps son expérience. Probablement que Paramount préfère louer ses films à des salles qui se spécialisent dans le film en français. Le 30 août Cardinal définit son ambition: “Ce que je veux, c’est que le St-Denis devienne le rendez-vous exclusif de tous ceux qui veulent entendre parler la langue française à l’écran. Je veux faire du St-Denis le foyer cinématographique des familles canadiennes-françaises, c’est-à-dire un endroit où l’on viendra se distraire, se délasser sans avoir à subir la fatigue qu’exige la compréhension d’acteurs de langue anglaise. Je considère qu’en ce faisant je coopère avec ceux qui défendent le français au Canada et qui veulent qu’il soit parlé correctement. Avez-vous observé que le français, tout comme au théâtre, est à l’écran plus coulant, plus net, et, évidemment pour nous, beaucoup plus agréable à entendre que l’anglais. Enfin je ne veux épargner rien qui puisse propager ici le film parlant réalisé en France. J’ai signé déjà d’importants contrats et je suis maintenant assuré d’un répertoire régulier. Si par hasard il m’arrivait de subir quelques retards dans la réception d’une copie de film français, je mettrais à l’affiche un film silencieux américain, avec sous-titres français. Mais je ne crois pas en être encore réduit à cette extrémité. J’ai pris mes précautions”. Voilà donc le film français bien installé au St-Denis entre les grands concerts et les soirées de boxe et de lutte du lundi.
Nous avons tout à l’heure parlé du Roxy, la salle dirigée par Charles Lalumière qui présente des films français mais la plupart du temps muets. Le Roxy, qui se définit comme un cinéma d’art, ne peut en rester au film muet. Lorsque pour la nouvelle saison 30-31 on lui demande quels sont ses projets, Lalumière ne peut les préciser. C’est que du côté de ses fournisseurs, on a aussi des projets et qu’en ce 30 août, des pourparlers sont en cours. Cela nous amène donc à nous intéresser aux distributeurs de films français. Même si la préséance en ce domaine revient à France-Film, commençons par commodité par Édouard Garand. Celui-ci œuvre dans le domaine des éditions littéraires et du spectacle depuis 1923. Il publie notamment des œuvres à succès telles que LE CANADA QUI CHANTE, LE ROMAN CANADIEN, etc. Au début de l’an 31, il décide d’ajouter une autre corde à son arc : le cinéma. Le 9 juillet 1931, il incorpore Les Films des éditions Édouard Garand. Cette compagnie veut se consacrer à la distribution et à l’exploitation de films en français. Garand se met donc en contact avec quelques maisons de production françaises, ce qui lui est relativement facile vu qu’il en existe plusieurs. Il achète notamment des œuvres des compagnies Nicéa Film, Albatros, Synchro Ciné, Etoile Film, Seyta Film, Nord Film et de l’Agence cinématographique européenne. Les éditions Garand couvrent aussi l’Ontario francophone par l’intermédiaire d’un agent torontois, M. Cooper. Garand n’hésite finalement pas à inscrire à son catalogue quelques films en anglais des compagnies Peerless et Weiss Brothers. Peu de temps après sa fondation, un dénommé Joseph Alexandre DeSève se joint à la maison.
Qui est DeSève? Né le 14 septembre 1896 à St-Henri, rue Delinelle, DeSève fait ses études chez les frères de l’Instruction chrétienne. Il perd son père à l’âge de 11 ans. Avec dix frères et sœurs à la maison, il n’a pas l’occasion de rester longtemps à l’école. Il lui faut gagner sa vie dès l’âge de 13 ans. Il doit alors s’adonner à plusieurs petits métiers. Un jour il entre au service du contentieux d’une banque, ce qui lui permet d’acquérir, par l’observation et la lecture personnelle, des connaissances en droit et en comptabilité. Il réussit même à passer un diplôme américain d’expert comptable. Cette expérience lui sera très précieuse car tous ceux qui, beaucoup plus tard, parleront de lui, de sa “bosse des affaires” et de sa facilité de jouer avec les contrats, les chiffres et les compagnies, se référeront toujours à cette époque pour expliquer son habilité et ses manières coriaces.
On rapporte qu’en juillet 1929, après avoir vu le film BROADWAY MELODY, il se saisit d’intérêt pour le cinéma et note que personne n’occupe le terrain du film français. Peu importe que ce film soit ou non son chemin de Damas; mais c’est vers ce temps-là qu’il approche quelques personnalités du cinéma et du spectacle (Joseph Cardinal, Eddy English de Paramount, Raoul Rickner, qui s’occupe des théâtres et de la salle de danse de Cardinal) pour voir ce qu’on peut faire en ce domaine. Mais le crash d’octobre 29 rend ses projets irréalisables. Il se lance donc dans la construction, dans l’immeuble et même dans une entreprise d’épicerie-crémerie (Crémerie Papineau). Une légende court à ce sujet. Un jour l’idée lui serait venue de donner des billets de cinéma avec l’achat d’une certaine quantité de beurre ou de lait. Le cinéma étant très populaire, ses ventes laitières augmentent sensiblement. En ces années de crise, cela le convainc donc de retourner dans le champ cinématographique, plus spécifiquement dans la location de salles. C’est pour cela qu’il se joint alors à Garand. Leur compagnie importe quelques films (voir en annexe I (Télécharger pdf) le Tableau des films soumis à la censure). DeSève s’occupe aussi de gérance de salles (cinéma et spectacles). Leurs affaires évoluent normalement avec le succès du film français.
Revenons maintenant en 1929, à l’époque où le parlant s’ancre au Québec et où s’ouvre un nouveau marché : le parlant français. Cette année-là un Français qui a déjà acquis une certaine expérience du commerce cinématographique, arrive au Québec avec quelques films sous les bras. Son nom : Robert Hurel.
Hurel connaît déjà le Québec pour y avoir séjourné brièvement au retour d’un congrès de la Paramount à New York, firme pour laquelle il travaille en France. En 1929 il effectue au Québec un voyage spécial pour s’enquérir des possibilités d’implanter le film parlant français chez nous. Avec lui il n’apporte que le Pathé-Journal. Il en profite pour étudier à fond le marché du film dans la province, rencontre plusieurs personnalités et s’assure de trouver ici un débouché pour les films parlant français. Il retourne en France faire part de ses découvertes et convaincre les producteurs de l’intérêt de distribuer leurs films au Canada. Ceux-ci se réunissent le 10 juillet 1930 et chargent alors officiellement Hurel de les représenter à Montréal. Ils lui garantissent un pourcentage sur les films qu’il distribuera. Quelques semaines plus tard, Hurel refait donc le voyage France-Québec avec cette fois du solide, des garanties. Plutôt que de faire affaire avec les distributeurs existants, Hurel préfère fonder en septembre sa propre compagnie, la Compagnie cinématographique canadienne qui a tôt fait sous la direction de René Ferrand d’avoir pignon sur rue à Paris. L’adresse télégraphique de la CCC est “France film” et ce nom devient bientôt utilisé comme raison sociale.
Le premier geste que pose Hurel est de s’assurer le contrôle de certaines salles. À Québec il prend possession du Canadien, à Montréal du Roxy que dirige Charles Lalumière; il a tôt fait le 14 février 31 de changer le nom de cette salle en Cinéma de Paris. Il engage le comte Jean Michel de Roussy de Sales pour diriger la location des films. Roussy de Sales, immigrant français, lui ouvre la porte des riches importateurs de vin français qui peuvent fournir le capital nécessaire au roulement de son entreprise. Il engage aussi Henri Letondal pour s’occuper de la publicité et des salles; Letondal met au point le programme type de salles de la CCC: long métrage français, Actualités Pathé-Journal, dessins animés et divers courts métrages. Il s’adjoint aussi Maurice West, président de l’Association des propriétaires de théâtres du Québec pour qu’il représente la CCC auprès des exploitants. Parmi les directeurs de la compagnie, on retrouve Pierre Charton et L.-J. Béique. C’est Raoul Rickner qui présente Hurel à Cardinal; les deux hommes s’entendent pour programmer les films de la CCC au St-Denis. Le tarif : $1000. pour une exclusivité; Rickner qui devait toucher une commission pour ses bons offices, ne touche rien. Voilà donc Hurel bien installé au Québec avec la certitude d’obtenir les meilleurs films de Pathé-Natan, GFFA, Braunberger-Richebé, etc. Le 12 juin, la Chambre syndicale française de cinématographie nomme la CCC son organe officiel au Canada. Pour effectuer une percée définitive sur toutes les autres salles indépendantes de la province, la CCC organise fin juillet le premier de ce qui deviendra une habitude annuelle : les congrès du film français. La Presse en donne le compte-rendu suivant
“Le succès est au film parlant français!” Il fallait voir, hier, à l’hôtel Mont-Royal, l’enthousiasme qui présidait aux délibérations du premier congrès des exploitants du film français de la province de Québec, congrès tenu sous les auspices de la Compagnie Cinématographique Canadienne, pour se rendre bien compte de l’activité incroyable qui règne dans le domaine de l’exploitation des films de la production française. Des délégués venus de tous les points et de tous les centres de la province de Québec, prenaient place, à midi, dans la salle des congrès de l’hôtel où M. R. Hurel, président de la jeune firme, les entretint quelques minutes sur les progrès accomplis au cours de la dernière année. M. Hurel a parlé avec conviction, avec justesse. C’est chiffres en mains qu’il a démontré aux exploitants du film français que le marché de la province de Québec était immense et qu’il méritait d’être mieux étudié. M. Hurel a parlé avec enthousiasme parce que le succès du film français s’affirme de jour en jour. Sa venue répondait à un désir du spectateur français de cette province. Il n’y a aucune raison pour que son succès ne se continue pas.
Il y a un an, nous commencions. Or, je ne vous dirai pas ce qu’il a fallu de courage, de ténacité et de foi pour en arriver au succès d’aujourd’hui. Mais tout de suite nous avons trouvé des appuis solides, des énergies jeunes et infatigables, des esprits éveillés qui, nous ayant compris, emboitèrent le pas avec nous. Qu’il me suffise de nommer l’hon. Athanase David, l’hon. P.-R. DuTremblay, M. Jos. Cardinal, et combien d’autres. Ceux-là se dirent comme nous que le film français avait sa place ici, dans cette province française et qu’il fallait l’y implanter. Maintenant dans 45 salles, chaque semaine, l’écran s’éclaire d’un film parlant français et le public applaudit des vedettes remarquables par la qualité de leur jeu, la pureté de leur diction. La compagnie a offert à ses clients, cette année, plus de 40 films choisis avec soin et s’adaptant par la texture de leur intrigue, leur sujet, aux goûts de la mentalité locale.
La compagnie a même fait une étude très sérieuse de cette mentalité. M. Ferrand vint de Paris aux frais de la compagnie et fit ici un séjour de deux mois. Retourné en France, il peut maintenant nous aviser de l’édition des derniers succès de la production française et ceux-là les plus susceptibles de plaire aux spectateurs canadiens-français.
M. Hurel, après avoir indiqué l’importance du programme que la Compagnie Cinématographique Canadienne offrira à sa clientèle au cours de la prochaine saison, a ajouté aussi quelques mots sur la question du disque français. La maison Balabert de Paris a confié à la compagnie que dirige M. Hurel la distribution des disques français au Canada. Le disque autant que le film parlant peut contribuer à conserver dans toute sa vigueur la pensée.
Après le champagne d’honneur bu à la prospérité du film français et de ses exploitants, M. le consul de France porta la parole. “Le film français a de fidèles serviteurs, des disciples dont la foi est un réconfort. Je ne prendrai comme preuve de cette assertion que l’actuel congrès au succès si complet. Mais c’est qu’il le mérite. En dehors des considérations matérielles, l’exploitant du film français doit se dire que, dans cette province, en distribuant du film d’inspiration française, il accomplit une belle œuvre patriotique. Il combat avec une arme plus brillante l’envahissement des couches populaires par l’américanisme. Le film français par son dynamisme et son intellectualisme est un film qui élève, cultive. Il s’accorde avec le tempérament de cette population à laquelle il apporte un spectacle bien français d’allure, de ton et d’esprit. Je ne peux que féliciter M. Hurel, ses collègues distingués, choisis, et vous tous MM. les exploitants de l’effort que vous fournissez. N’ayez crainte, vos efforts, votre courage ne seront pas ignorés”.
Appelé à porter la parole, l’honorable P.-R. DuTremblay a félicité chaudement M. Hurel pour sa belle initiative. “Je me réjouis avec vous de votre succès. Le film français, le public le réclamait depuis toujours. Vous le lui apportez votre succès est assuré. La province de Québec est un vaste champ d’activité. Vous pouvez nous aider à cultiver la langue française “le beau parler de France” en distribuant des films d’une belle tenue artistique. Votre œuvre est patriotique, elle s’imposait. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que votre succès soit si brillant, tout au début”. M. Hurel remercia vivement l’hon. P.-R. DuTremblay et profita de l’occasion pour dire le magnifique appui que la presse lui avait apporté dans sa campagne en faveur du film français. M. Jos. Cardinal ajouta quelques mots. Bref, ce premier congrès a été couronné par le succès le plus significatif, le plus prometteur”.