La Cinémathèque québécoise

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Importance du scénario

Cendrillon (1899)
Cendrillon (1899)
Coll. Cinémathèque québécoise

Ce texte a été vraisemblablement publié par la revue Cinéma Ciné pour tous. La collection de cette revue étant actuellement introuvable, même en bibliothèques, il a dû être partiellement rétabli à l’aide d’une traduction en langue espagnole, publiée par la revue Nuestro Cinéma. Il est tiré de l’ouvrage de G. Sadoul.

Une haute personnalité du cinéma a formulé récemment cette opinion : “Dans un film, le scénario a très peu d’importance ou, en tout cas, une importance relative.” Cette opinion étant connue, deux “scénaristes” connus sont venus solliciter la mienne sur le même thème. Ce fait m’a causé une grande satisfaction, étant donné que depuis 1914 je me suis à peine occupé de cinéma, ou, du moins, j’ai cessé de produire des films. Mon absence active du cinéma actuel fera que mes idées, vues par les jeunes d’aujourd’hui, peuvent paraître rétrogrades. On est toujours un peu “pompier” pour les jeunes gens et l’unique consolation qui nous reste, à nous les vieux, est que les jeunes de la génération actuelle seront, à leur tour, “pompiers” pour ceux qui les suivent. Enfin, puisqu’on nous réclame une opinion, exécutons-nous sans crainte du qu’en-dira-t-on et exposons-la.

Vraiment, je crois que le scénario peut, en effet, n’avoir aucune importance dans certains films, tandis qu’au contraire il a une importance de premier ordre, et même capitale, dans un grand nombre d’autres.

Il ne faut donc pas réduire le cinéma, comme on le préconise aujourd’hui, à une seule et unique formule, étant donné que cet art offre des possibilités infinies. En cher­chant à imposer à tous la même méthode, les mêmes procédés, la même technique, le même rythme, comme on le prétend actuellement, on oblige les auteurs à fonder leurs œuvres dans le même moule, en supprimant en eux l’originalité qui est cependant l’élément primordial et nécessaire pour entretenir la curiosité du public. C’est, proba­blement, au manque d’originalité qu’on doit le marasme actuel du cinéma, et pour cela, beaucoup de gens se plaignent. Souvent on entend dire : “Je suis allé tel jour à tel ou tel cinéma et il n’y avait rien d’intéressant.” C’est tous les jours la même chose : le mari, l’amant, la femme, le téléphone, les autos, salons comme finale, l’éternel baiser appuyé qui a fait école, à tel point que les jeunes gens de maintenant n’éprouvent aucune difficulté à suivre en public (que ce soit même en métro ou en autobus) l’exemple de cet exercice enchanteur. Mais alors d’où vient ce manque d’originalité, si ce n’est de la monotonie du scénario, pour commencer, et des mêmes procédés (fondus et gros plan) employés aujourd’hui de manière invariable! Il faut l’avouer : ces fameux scénarios américains, où à chaque instant nous pouvons reconnaître le vide et la nullité, ont envahi peu à peu l’écran européen et c’est, je crois, de cette nullité que dépend le peu d’intérêt des sujets représentés en dépit du talent déployé par les inter­prètes.

L’acteur est certainement quelqu’un; son importance est indiscutable, mais ne saurait faire une bonne œuvre d’un mauvais argument, de la même manière qu’un artiste de théâtre ne peut obtenir un succès, quels que soient son talent et son zèle, avec une œuvre qui par elle-même ne vaut rien. Ainsi donc, à mon avis, il faut arriver à cette conclusion : en dehors des documentaires, il est nécessaire, pour tout ce qui est roman, drame, comédie, pour tout ce qui comporte une étude de caractères, de psy­chologie, que le scénario soit ingénieux et intéressant. Cela n’empêche en aucune ma­nière les réalisateurs de l’additionner de tous les épisodes qu’ils jugent pouvoir embel­lir le film et flatter le goût du public, quel qu’il soit.

Ils peuvent même employer, pour embellir le film, tous les magnifiques recours de l’éclairage moderne, de même que ceux qu’offre la prise de vues sous les angles les plus variés (grâce au perfectionnement des appareils). Tout cela est la “mise en scène”, autrement dit la “sauce”. Cependant il n’y a aucune raison pour mépriser le “poisson” qui, en fait, est le principal.

Je disais au commencement de ce petit article, qu’il y avait, cependant, certains films pour lesquels j’étais d’accord avec la personnalité dont je parle plus haut. Ainsi, je me trouve en condition de pouvoir donner mon opinion, puisqu’il s’agit de films de fantaisie, d’imagination, artistiques, diaboliques, magiques ou fantastiques, desquels je réussis à faire une spécialité sans négliger de pratiquer les autres genres.

Pour cette sorte de films toute l’importance réside dans l’ingéniosité et dans l’im­prévu des trucs, dans le pittoresque de la décoration, dans la disposition artistique des personnages et aussi dans l’invention du “clou” principal et du final. À l’inverse de ce qui se fait habituellement, mon procédé de construction dans cette sorte d’œuvres consistait à inventer les détails avant l’ensemble; ensemble qui n’est pas autre chose que le “scénario”. On peut dire que le scénario dans ce cas n’est plus que le fil destiné à lier les “effets”, par eux-mêmes sans grande relation entre eux, de même que le compère d’une revue est là pour lier des scènes qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Je conviens que le scénario n’a plus qu’une importance secondaire dans ce genre de com­positions.

J’ai fait, durant vingt ans, des films fantastiques de tous genres, et ma première préoccupation était de trouver, pour chaque film, des trucs inédits, un grand effet principal et une apothéose finale. Après cela, je cherchais quelle époque serait la meil­leure pour habiller mes personnages (souvent les costumes avaient une grande impor­tance pour les trucs) et une fois tout cela bien établi, je m’occupais, en dernier lieu, de dessiner les décors pour encadrer l’action, selon l’époque et les costumes choisis. Quant au scénario, à la “fable”, au “conte”, je m’en occupais en dernier. Je puis affir­mer que le scénario ainsi fait n’avait aucune importance, puisque je n’avais pour but que de l’utiliser comme “prétexte” à “mise en scène”, à “trucs”, ou à tableaux d’un joli effet.

Je m’adressais à l’œil du spectateur pour le charmer ou l’intriguer (donc scénario sans importance). Mais il en va différemment quand l’auteur s’adresse à son esprit et à son intelligence, car alors la “mise en scène” pour très belle qu’elle soit, n’est pas suf­fisante. J’espère que personne ne m’arrachera les yeux pour avoir parlé si franche­ment. Je n’ai pas l’habitude de dissimuler ma pensée. Je crois d’ailleurs que ce que je viens de dire ne peut heurter personne, toutes les opinions sont libres, chacun peut tra­vailler selon son goût personnel et l’essentiel est de plaire avant tout au public de son temps.

Avril 1932.