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Histoire et contrepoint dans les œuvres récentes de Jacques Leduc

dédié à la (Société de Conservation du Présent)

«Le chroniqueur qui narre les événements sans distinction entre les grands et les petits, tient compte, ce faisant, de la vérité que voici : de tout ce qui jamais advient rien ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire. Certes, ce n’est qu’à l’humanité délivrée qu’appartient pleinement son passé. C’est dire que pour elle seule, à chacun de ses moments, son passé est devenu citable. Chacun des instants qu’elle a vécus devient une citation à l’ordre du jour — et ce jour est justement le dernier» 1.

Luce Guilbeault et Jean-Pierre Saulnier, ABÉDO de Jacques Leduc et Renée Roy (1982)
Luce Guilbeault et Jean-Pierre Saulnier, ABÉDO de Jacques Leduc et Renée Roy (1982)
© ONF

Au seuil immobile entre le passé et le présent où toujours nous nous maintenons, le retour en arrière et la rétrospection sont les conditions épistémologiques qui s’imposent à celles et à ceux pour qui l’histoire n’est pas un continuum nommé progrès. Ils procèdent de celles et de ceux pour qui l’histoire officielle comme idéal et comme positivité tend à dissimuler du présent tout ce qui le définit comme le moment du péril; celui de voir tomber le passé aux mains du conforme et donc du silence.

La signifiante épopée de reconstitution de l’histoire à travers ses manifestations minoritaires s’oblige donc avant tout à une déconstruction de l’histoire dominante. Cette dernière, dans une stratégie visant à faire mentir le présent, ignore systématiquement les signes minoritaires du passé. Il n’est pas sans intérêt par ailleurs de noter que l’imposture du présent s’affirme toujours par une mise en apparence, par un illusionnisme du passé comme de l’avenir.

La volonté d’actualiser les signes minoritaires du passé dans et par la représentation cinématographique est une tentative paradoxale qui, pour amplifier un espace et un temps raréfié, doit utiliser un mode de représentation qui s’est distingué, plus souvent qu’autrement, par l’illusionnisme de ses créations et l’inauthenticité de ses images. L’enjeu d’une amplification des signes minoritaires par la représentation cinématographique appelle donc une stratégie qui à partir de la diversité et de la fragmentation des grands discours, s’affirme et s’affine dans la réactualisation et la citation. C’est là que se dessine le discours libérateur qu’interpelle l’avenir pour un présent qui se conçoit comme le temps du péril.

Si nous avons choisi certaines œuvres récentes de Jacques Leduc, nommément ALBÉDO et CHARADE CHINOISE, c’est que nous y retrouvons des préoccupations fondamentales face à l’histoire et face à la représentation cinématographique. Par ailleurs il nous semblait que le caractère expérimental des formes données par Leduc (et par Renée Roy dans le cas d’ALBÉDO) à ces deux films dont les sujets sont indéniablement historiques, peut nous permettre de saisir et de comparer ceux-ci à l’aune d’une expérimentation non-exclusivement esthétique, ou en tout cas d’une teneur esthétique indissociable d’un discours critique.

On peut résumer ALBÉDO en le définissant d’abord et avant tout comme une tentative filmique d’empêcher l’œuvre du photographe et archiviste David Marvin de sombrer dans le silence et dans l’oubli. Et il y a dans le film un renvoi significatif à établir entre la surdité véritable de David Marvin et celle trompeuse parce qu’officielle de l’histoire. «Étant donné que je ne pouvais pas entendre les sons d’aujourd’hui, je me suis réfugié dans le silence du passé.» Voilà comment, à travers la lecture de son journal personnel, nous est introduit le personnage de David Marvin dans ce métier d’archiviste où constamment viennent le hanter l’histoire d’un espace, d’une ville dans la ville que fut Griffintown. Ce silence du passé auquel renvoie la voix-off du personnage, s’apparente au silence de cette conception dominante de l’histoire ne voulant pas définir ses véritables événements, ses véritables participants et ses véritables enjeux. Une conception de l’histoire à laquelle viendra s’opposer dans ALBÉDO d’une part, le travail de Marvin pour sauver et colliger les traces historiques de Griffintown et, d’autre part, la stratégie textuelle qu’adoptent Leduc et Roy en regard de leur sujet.

C’est ainsi que va s’inscrire dans le film une adéquation entre la surdité de David Marvin et la mise en scène de ses relations au monde, notamment avec sa femme (interprétée par Luce Guilbeault), où les cinéastes font jouer les codes théâtraux du cinéma muet. Notons que dès le début du film, nous sommes introduits à l’espace privé et au personnage de David Marvin dans la double énonciation d’une action dramatique (son suicide) et du caractère fictionnel que va revêtir le personnage à l’écran. En effet, le décor excessivement minimal du lieu de cette action nous laisse explicitement voir que le récit où nous sommes conviés est celui d’une reconstitution. Cependant, ce qui la différencie de toute autre reconstitution, c’est qu’elle refuse d’entrée de jeu la part naturelle et réaliste dévolue à la fiction dominante. La séquence introductive vient donc, en un sens, éliminer d’ALBÉDO et de son économie du récit, dans cette part fiction qui va être une de ses parties constituantes, toute identification potentielle du spectateur devant cette représentation du personnage de Marvin. Il faut également noter que cette dénégation de l’identification et cette distanciation s’inscrivent aussi dans la part directe où le couple Paule Baillargeon/Pierre Foglia improvise des discussions (en synchro) nettement marquées par la vacuité. Par cette façon de travailler la bande-son et la bande-image, les cinéastes remettent ici en question la prise directe du réel et la synchronisation des images et des sons. Ils opposent une représentation du réel qui se conçoit comme transparence (synchro et homogène), à une représentation du réel qui se construit (désynchronisée et hétérogène).

L’identification potentielle du spectateur est également déviée par la dimension historique que confèrent ici les cinéastes à leur sujet. En effet, la structure narrative s’affirme dans le montage parallèle présentant l’histoire personnelle de Marvin (part fiction) et l’histoire collective de Griffintown (part document). Une énonciation parallèle qui s’alimente de l’échange constant entre ces deux niveaux, par un effet qui n’est pas sans rappeler le titre même du film. L’albédo est en effet la règle de calcul de diffraction de la lumière. Ici, la diffraction est adoptée comme une stratégie textuelle qui permet un échange sémantique entre les différents matériaux utilisés (reconstitution fictive, films d’archives et utilisation du direct), et entre les multiples niveaux de discours (personnel, duel, collectif). C’est en ce sens que nous attribuons à Leduc et Roy une conceptualisation des matériaux historiques qui vient contredire non seulement l’empathie dramatique du sujet, mais également l’attitude historiciste qui se contenterait d’additionner les faits linéairement. À l’inverse d’une vision historique continue, ALBÉDO nous propose cette vision construite qui a pour résultat de révéler (au sens photographique du terme) à même la vie et le travail de David Marvin, l’espace et la vie d’un quartier maintenant disparu.

De fait, les sons et les images nous font entendre et voir, par la dissémination des matériaux, cette réciproque influence entre l’histoire personnelle de Marvin et celle, collective, de Griffintown. La voix-off du personnage proclame : «Mon histoire commence avec Griffintown…». C’est là que s’ancre, à même le récit, le concept d’un travail du corps socio-politique sur le corps individuel de Marvin et sur le corps historique et géographique de Griffintown. Ce concept vient en effet tramer tout le récit qu’en font Leduc et Roy. D’une part, et comme nous l’avons signalé un peu plus haut, par l’inscription de cette problématique à même la bande-son et la voix-off: «Mon corps déchiré par tous ces médecins et ces hommes politiques…»; d’autre part, par la bande-image où viennent alterner les plans du chemin de fer défigurant Griffintown et ceux d’une opération chirurgicale.

Cet impérialisme du corps social et politique sur le corps individuel et géographique s’affirme donc par des images qui exposent l’idée de «progrès». Progrès scientifique et industriel; essor économique qui aliène de l’écriture historique dominante toute une vie (celle de Marvin) et tout un espace (celui de Griffintown). Car ce continu historique et ce soi-disant progrès de l’ensemble collectif sont finalement pris à parti par la stratégie textuelle qu’adoptent Jacques Leduc et Renée Roy. Le temps diégétique d’ALBÉDO ne procède pas d’un continuum narratif; il s’affirme par la projection/construction de plusieurs niveaux de voix; donc à partir d’un éclatement de la structure narrative traditionnelle. C’est cela qui permet aux auteurs de citer les signes aliénés du passé, en même temps que d’inclure, en contrepoint, les improvisations du couple Baillargeon/Foglia et l’inscription d’un présent qui dialectiquement s’énonce comme le lieu immobile du passage de l’histoire.

Si ALBÉDO offre une structure hétérogène et un agrégat d’images et de sons, c’est que le film conçoit et représente son personnage, David Marvin, en situant «(…) les places du sujet dans l’épaisseur d’un murmure anonyme» 2. Le montage des images et des sons qu’une hétérodoxie dynamise, ne porte pas en soi un déterminisme sémantique; il vient simplement suggérer une multiplicité de lieux singuliers qui, associés par les bandes filmiques, peuvent permettre à un discours caché d’énoncer d’autres lieux singuliers.

En fait, ce discours caché n’appartient à personne parce qu’il appartient au multiple et qu’il vient faire contraste à l’utilisation de la voix-off qui, elle, s’associe au personnage de Marvin. Le discours caché des images et des sons n’appartient à personne parce qu’il ignore la position omnisciente du narrateur. La multiplicité des voix contribue à rendre la discontinuité d’ALBÉDO d’autant plus troublante qu’elle s’affirme malgré la présence de cet élément homogène qu’est la voix-off. Si parfois la voix-off nous guide vers l’établissement de correspondances visuelles et sonores, celles-ci sont par ailleurs constamment mises en péril par une stratégie de la diffraction. C’est par cette stratégie où constamment s’annule, dans le défilement de la bande-image et de la bande-son, la position d’un spectateur privilégié et où, par contre, se propose une pluralité indifférenciée de lectures, que s’imprime la conception non-illusionniste du récit filmique et du récit de l’histoire pour laquelle optent Leduc et Roy. Car il s’agit bien pour les cinéastes d’imprimer quelques données essentielles sur le rapport entre la réalité et sa représentation. La représentation demeure probablement l’interrogation la plus essentielle d’ALBÉDO ce film complexe où abondent les renvois aux processus de la reproduction technique : photographies, films, imprimeries et livres.

Comment les témoignages du passé qu’inscrit cette reproduction technique peuvent-ils déborder sur le présent et sur l’avenir et que peuvent-ils réfléchir de ce passé? Comme l’écrit Walter Benjamin :

«Ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient d’originairement transmissible, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique. Comme ce témoignage même repose sur cette durée, dans le cas de la reproduction, où le premier élément échappe aux hommes, le second — le témoignage historique de la chose — se trouve également ébranlé. Rien de plus assurément, mais ce qui est ainsi ébranlé, c’est l’autorité de la chose» 3

Dans ALBÉDO, les différents médiums de reproduction intégrés à l’image et au son viennent témoigner de cet enjeu de la perte d’authenticité auquel les cinéastes vont répondre par une structure paratactique. Le titre du film, la prépondérance qu’y jouent la lumière et la diffraction de la lumière dans la stratégie textuelle et la réflexion historique qui la concerne, nous font penser que l’hétérogénéité de ses éléments et leur juxtaposition constante ne témoignent pas uniquement d’un souci formel, mais qu’ils proposent également une structure pleine où «de tout ce qui jamais advient, rien ne doit être considéré comme perdu pour l’Histoire.» 4

Si ALBÉDO propose une vision dynamique et distanciée du sujet historique, CHARADE CHINOISE s’en démarque d’abord et avant tout par l’identification totale de Leduc avec son propos. Ce portrait du militantisme des années 60 et 70 auquel il adhère et que sa voix-off vient totaliser et décrire comme un «bilan de la désillusion», n’est pas animé de la même ferveur critique qu’ALBÉDO. Cette empathie qu’explique en partie le caractère autobiographique du récit, détourne la réminiscence du passé vers ce qui est parfois un piège pour le présent. Le nostalgique tend ici à renverser l’analyse concrète des situations concrètes en obscurcissant le présent.

À l’occasion d’une fin de semaine de la St-Jean-Baptiste organisée à la campagne par le cinéaste, une douzaine d’ancien(ne)s militant(e)s socialistes, féministes et indépendantistes se retrouvent pour faire le bilan de leurs engagements face à l’échec des causes politiques collectives et face à l’individualisme rampant qui se manifeste dans la société actuelle. Ce bilan est en fait inscrit beaucoup plus concrètement dans deux films précédemment réalisés par Leduc et incorporés à CHARADE CHINOISE : NOTES DE L’ARRIÈRE-SAISON et LE TEMPS DES CIGALES. En effet, c’est à l’intérieur de ceux-ci que les témoignages et bilans des participants au week-end s’énoncent et s’amplifient. Ces deux films sont projetés aux participants le samedi matin et deviennent, pour nous spectateurs, des films dans le film.

Cette mise en abîme de la représentation qui est constante dans CHARADE CHI­NOISE et qui s’exprime notamment par la voix-off du cinéaste, vient en fait marquer la préoccupation de Leduc face à la pratique du documentaire. Dès le début, il pose le problème en ces termes : «(…) Les documentaires ne sont plus à la mode; ils imitaient la vie et deviennent, comme la vie, imprévisibles.» Cette contingence de la pratique filmique («Le hasard est plus fort que le cinéma») vient faire écho aux dilemmes politiques et individuels des ancien(ne)s militant(e)s qui forment par ailleurs la base problématique du film.

Dans NOTES DE L’ARRIÈRE-SAISON c’est un groupe d’hommes qui est le point central autour duquel s’énonce une tentative de bilan du militantisme. L’arrière-fond se dessine avec les élections de 1985 qui ont ramené au pouvoir Robert Bourassa et ancré au Québec l’idéologie du libéralisme économique. En contrepoint à ces éléments, Leduc fait le portrait d’une jeune étudiante et militante du parti néo­démocrate, Sylvie, qui devient ici la figure actuelle et problématique de l’engagement politique. Les anciens militants masculins sont plutôt enclins à caractériser leurs engagements politiques de jeunesse en termes utopiques et illusoires. C’est le traitement formel du personnage de Sylvie par Leduc qui initie une dialectique entre les qualificatifs utilisé par les hommes au sujet de leurs engagements politiques antérieurs et l’engagement concret de Sylvie. En effet, la structure contrapuntique du montage parallèle joue ici à plein en défaveur de ce personnage et de son engagement. La séquence du meeting politique du NPD où le montage se moque, à travers le fonctionnement aléatoire d’un micro, du sérieux des propos qui y sont tenus, est en fait une stratégie qui se reporte directement sur le personnage de Sylvie.

Dans LE TEMPS DES CIGALES qui suit, l’accent est mis sur des portraits de femmes et sur leurs bilans qui, significativement, sont beaucoup plus personnels que ceux des hommes. Ces derniers font dépendre l’échec de leurs engagements sur les conditions atmosphériques de la politique internationale, donc sur la superstructure. Les femmes demeurent au niveau de l’infrastructure et sont moins déroutées par un échec de leurs propres engagements féministes et socialistes que préoccupées par la formulation d’une nouvelle praxis. Le contrepoint de ces engagements, que Leduc n’aura pas de difficulté à positionner, par le montage, de façon antithétique aux portraits des femmes, s’incarne dans le personnage de Marc, jeune négociateur spécialiste à la Bourse de Montréal.

Cette structure dialectique des deux films dans le film où viennent s’opposer les représentations des ancien(ne)s militant(e)s à celles de deux jeunes — que Leduc semble proposer comme figure d’ensemble de la jeunesse et du vide politique actuels, reportant celui-ci sur celle-là — offre à l’expérimentation formelle du matériau filmique la base nécessaire à l’énonciation d’un discours homogène (conforme) et qui ne s’entoure pas de nuances. Si les portraits sympathiques des ex-militant(e)s nous touchent et nous interpellent, c’est qu’on oppose à leurs témoignages humains des versions stéréotypées de la jeunesse et du présent. C’est d’ailleurs Sylvie elle-même, dans la discussion suivant la projection des films aux participants, qui fait une critique négative de sa propre image dans NOTES DE L’ARRIÈRE-SAISON, en la définissant comme une «une image préfabriquée». L’un des participants en parle également comme d’une «image-accessoire à une génération» qu’il va d’ailleurs qualifier d’«éteignoir». Ces témoignages, conservés dans le film, ne viennent cependant jamais remettre en question cette attitude particulière de dénigrement de la génération dite perdue et ce malgré la stratégie d’expérimentation de CHARADE CHI­NOISE qui renvoie à celles utilisées par le cinéma militant des années soixante-dix, notamment l’auto-référentialité du discours filmique et les discussions de groupe.

Car en fait ce dénigrement de la jeune génération est implicitement soutenu par le caractère expérimental d’une partie de la représentation de CHARADE CHI­NOISE. Il faut noter, par exemple, combien le temps et le passage du temps deviennent dans le film des éléments perturbateurs non seulement du tournage comme tel, mais également de l’énonciation par les jeunes participants de leurs espoirs et de leurs aspirations. Au moment où une discussion s’amorce à l’extérieur entre un ex-militant et Sylvie, la température qui menace et le début de la pluie deviennent des éléments qui permettent au réalisateur hors champ d’intervenir et de couper court à cette discussion où Sylvie tente de développer la critique de sa représentation dans NOTES DE L’ARRIÈRE-SAISON. C’est ce genre d’exemple qui, d’une part remet en question l’expérimentation formelle de CHARADE CHINOISE dans son rapport ambigu avec le sujet filmé et qui, d’autre part pose la question de l’intégration d’un discours homogène et dépréciatif du sujet filmé à l’intérieur d’une expérimentation qui se définie par la formule selon laquelle «le hasard est plus fort que le cinéma». Dans CHARADE CHI­NOISE c’est une affirmation qui par moment s’inverse et s’annule par la totalisation subjective que fait subir au matériel filmé la voix-off du réalisateur.

L’autobiographique dans le récit et son potentiel de critique du réel se devine à sa capacité de disséminer le sujet de l’énonciation dans la multiplicité qui le concerne (voir note no 2). Si ALBÉDO n’est pas un récit autobiographique, il utilise cependant le biographique à travers les écrits et les photographies de David Marvin pour disséminer le sujet, le je du personnage dans la multiplicité des éléments admis à l’image et au son. À l’inverse, la présence du réalisateur dans CHARADE CHI­NOISE et son auto-référentialité comme sujet d’énonciation et comme voix-off homogénéise l’ensemble des images et des discours des participants.

Contrairement à ALBÉDO, où le jeu formel d’hétérogénéité et de pluralité des signes vient incarner l’indissociabilité du passé et du présent, CHARADE CHI­NOISE transmet une vision de l’histoire où le passé devient un espace et un temps fermés, et le présent un lieu et un temps forclos. Le désenchantement politique, ici indissociable d’un désenchantement dans la pratique filmique («À défaut de pouvoir changer le monde, jusqu’où peut-on filmer?» et «Ce regard me manque; regard de la transformation possible.»), est finalement prétexte à un aplatissement du présent.

C’est ce qui donne une impression de vacuité dans l’expérimentation de CHA­RADE CHINOISE. L’expérimentation filmique n’est pas strictement une manœuvre formelle et une manifestation de l’art pour l’art mais est partie prenante d’une visée critique et de l’interprétation du médium cinématographique comme outil de cette critique. Quand la visée critique est désarçonnée par l’instinct du conforme et du nostalgique comme dans CHARADE CHI­NOISE, l’expérimentation ne peut plus citer qu’esthétiquement le passé et devient obsolète.

Cet aspect dichotomique de l’expérimentation filmique dans les œuvres récentes de Jacques Leduc et dans leurs rapports avec une histoire qui s’énoncerait par la citation des signes minoritaires du passé et du présent est révélateur; là où ALBÉDO réussit, c’est-à-dire dans la création d’une forme plurielle qui rend bien compte de l’indissociabilité des temps de l’histoire ainsi que du lien indissoluble entre l’individuel et le collectif, CHARADE CHINOISE échoue par sa volonté manichéenne d’opposition entre le passé et un présent tout entier consommé par le sentiment de la communauté perdue 5. C’est un bilan de l’histoire qui se résume en termes de gains et de pertes.

Que rien ne soit jamais perdu pour l’histoire est une notion essentielle à la réhabilitation de tout un passé minoré par l’histoire dominante. Elle permet également aux manifestations minoritaires du présent de gagner des lieux de pouvoir, d’investir les espaces d’où elles sont exclues à travers la (re)connaissance historique de leur généalogie événementielle et multiple. C’est en tissant des liens de résistance entre le passé et le présent que l’on parvient à dépasser la nostalgie de l’un et l’imposture de l’autre. Alors s’épuisent les discours trompeurs de victimisation; le silence et l’oubli dont ils imprègnent l’histoire.

Alain-n. Moffat


Alain-N. Moffat poursuit actuellement une maîtrise sur les manifestations autobiographiques dans certains films documentaires québécois, canadiens et américains. Il a déjà collaboré à Cinéma Canada et est assistant de recherche à l’Université Concordia sur un projet de programme pluridisciplinaire portant sur l’histoire culturelle gaie.

Notes:

  1. Walter Benjamin, «Thèses sur la philosophie de l’histoire» in Essais II, coll. Médiations nº 241, Denoël-Gonthier, 1971-1983, p. 196.
  2. Gilles Deleuze, Foucault, Les Éditions de Minuit, 1986, p. 17. Dans ce merveilleux texte intitulé «Un nouvel archiviste est nommé dans la ville» Deleuze reprend l’idée que Foucault partage avec Maurice Blanchot d’une hétérogénéité des positions dans l’énonciation et de la non-concordance entre un énoncé et la personne qui le formule. Ce qui détermine l’iden­tité et les positions du sujet dans l’acte d’énonciation n’est donc pas le sujet même mais la famille d’énoncés à laquelle se rattache ce qui est énoncé. Cette critique du sujet moderne liée chez Foucault à la philosophie du langage, se retrouve également chez Théodor-W. Adorno mais cette fois elle est liée à la philosophie de l’histoire : «Le sujet est le mensonge parce qu’il nie les déterminations objectives au nom de l’inconditionnalité de sa propre domination; seul serait sujet ce qui se serait débarrassé d’un tel mensonge, ce qui, puisant en soi même la force qu’il doit à l’identité, aurait rejeté le voile qui recouvre celle- ci.» (T.W. Adorno, Dialectique négative, Coll. de Philosophie, Paris, Payot, 1978). Pour une analyse comparative de la critique du sujet moderne chez Adorno et chez Foucault, voir : «Foucault et Adorno, Deux Formes d’une Critique de la Modernité» in Cri­tique no 471-472, août-septembre 1986, Éd. de Minuit, Paris.
  3. W. Benjamin, «L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique» in Essai II, p. 92.
  4. W. Benjamin, «Thèse sur la philosophie de l’histoire», op. cit.
  5. Voir le livre de Jean-Marc Piotte (collaborateur à la réalisation de CHARADE CHINOISE) La Communauté perdue, coll. Études Québécoises, VLB éditeur, Montréal 1987. Il s’agit d’un bilan psychosocial des militantismes à partir d’une enquête menée auprès d’ancien(nes) militant(e)s. Parallèle au film de Leduc, ce livre s’en démarque cependant par une vision beaucoup plus nuancée de l’histoire. Ainsi, Piotte conclut en écrivant : «A chaque cycle historique, certains, voulant développer une vue altière sur l’histoire, parlent de la fin d’une époque (le déclin) ou le début d’une autre (le post-moderne). Je préfère plus simplement me situer au sein de l’histoire et, compte tenu de ce que je sais du XIXe et du XXe siècles, prévoir qu’une phase contestatrice succédera à la présente phase conservatrice. Si nous renouons avec l’ensemble de notre passé, nous pourrons résister dans le présent et accueillir avec sympathie les mouvements sociaux de la prochaine décennie. Nous ne serons pas au centre de ceux-ci : ce seront encore des mouvements de jeunesse. Mais nous pourrons être des compagnons de route ou devenir des personnes-ressources au lieu d’être de ces vieux qui radotent sur leur passé et mettent en garde les jeunes sur les désillusions à venir.» (pp 133-134).