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Fragments autobiographiques

Genre hybride, le film autobiographique québécois pousse ses jeunes racines dans une terre fertile en expérimentation. En effet, l’équilibre précaire maintenu entre la fiction et le documentaire dans les films à caractère intimiste amène les cinéastes à redéfinir les catégories traditionnelles. D’une part, comme l’a déjà souligné Jean Mitry, «le film documentaire, simple ‘constat’ de valeur essentiellement informative ou instructive deviendrait quelque jour une œuvre d’art, accordant un pouvoir exaltant à la seule façon de voir les choses ou de les rapporter relativement entre elles.» 1 D’autre part, l’intrusion de la fiction dans le documentaire contamine les territoires spécifiques du réel et de l’imaginaire, questionnant dès lors notre perception du monde et des choses. De plus, l’apport du je dans ces films fait éclater la frontière qui sépare l’objectivité de la subjectivité. Par l’amalgame de ces diverses expériences formelles, le film autobiographique devient une voie privilégiée pour explorer différentes avenues du langage filmique.

MOTHER TONGUE de Derek May (1979) Coll. Cinémathèque québécoise
MOTHER TONGUE de Derek May (1979)
Coll. Cinémathèque québécoise

La focalisation du récit sur un je réel modifie les techniques narratives du documentaire. Elle ouvre la porte à une plus grande subjectivité et amène une recherche vraiment personnelle. Pour lancer cette étude de films intimistes, un bref rappel de la définition de l’autobiographie proposée par Philippe Lejeune s’avère nécessaire. Le théoricien a circonscrit les limites du genre en précisant qu’il s’agit d’un «récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité.» 2 Cette définition suggère déjà la nécessité d’une recherche formelle. Lejeune élimine d’abord toute écriture morcelée et non structurée où le discours l’emporterait sur le récit. Dans la reconstitution d’une vie, la synthèse doit l’emporter sur l’analyse. Une structure narrative s’impose donc. De plus, comme les souvenirs personnels se conjuguent toujours au passé, le temps présent est a priori rejeté. Le singulier aussi serait de rigueur puisque la recherche d’une vérité personnelle nécessite un retour sur soi qui exclut par définition le point de vue pluriel. Et la mention «en prose» semble suggérer que la place pour la recherche artistique est plutôt mince. L’écriture autobiographique serait une écriture au degré zéro.

Alors un je qui veut se raconter au cinéma, trouver un sens à sa vie, pose le problème de la vérité des faits narrés et surtout de la part du réel dans un récit qui ne peut que déformer la réalité parce que la recherche formelle que la représentation entraîne interdit toute mimesis. Le monde et ses représentations ne participent pas du même ordre. «On ne peut faire coïncider un ordre pluridimensionnel (le réel) et un ordre unidimensionnel (le langage).» 3 Et le cinéma est un art complexe, constitué de plusieurs moyens d’expression conjugués. Le langage cinématographique «opère avec l’image des objets» 4 et ne peut pas représenter le réel, mais peut le démontrer en le transposant. Contrairement à la littérature, un je qui veut se raconter au cinéma ouvre grandes les portes de l’expérimentation formelle. Comment s’effectuent ces transpositions dans les films québécois des années 80? Chaque cinéaste semble avoir trouvé une façon de communiquer sa réalité.

Pour tourner AU RYTHME DE MON COEUR, Jean Pierre Lefebvre utilise une vieille Bolex à ressort qu’il pose à l’occasion sur son genou en guise de trépied. De décembre 1980 à janvier 1983, il enregistre sur celluloïd des images de sa famille et de ses amis. Il filme aussi des plans qui résultent d’une recherche esthétique, concrétisation de plusieurs ateliers de cinéma auxquels il participe dans différentes villes du Canada durant les trois années de tournage. Lefebvre veut réaliser un film dans le dépouillement cinématographique le plus complet. C’est pourquoi il annonce en début de générique qu’il s’agit d’un film réalisé «sans montage». L’ordre des plans au moment de la projection devrait correspondre à celui de l’enregistrement. Mais, ne serait-ce que pour donner une cohérence au film, un certain montage s’avère nécessaire. 5 Parfois, l’expérimentation s’impose au réalisateur sans qu’il l’ait cherchée. Une scène tournée en accéléré provoquant un effet comique fort à propos aura été engendrée par une insuffisance de lumière. En opposition aux images qui ont été filmées au jour le jour, le texte qui relie ces fragments visuels est tellement construit qu’il trahit le recul de l’auteur. Plusieurs phrases ont été écrites au futur. En voici quelques exemples : «Voici Tilan, il est mort quelques jours plus tard» dit Jean Pierre Lefebvre au début de son film en présentant un chat. Plus tard, il dira en parlant de sa femme, Marguerite Duparc : «Dans six mois, elle succombera à l’érosion du temps.» Le cinéaste s’exprime également au passé : «Et naquit Maria-Simone.» Cette écriture n’est pas celle d’un journal. AU RYTHME DE MON COEUR n’est pas une suite de confidences morcelées. Il s’agit plutôt du retour d’une conscience sur son passé, d’un récit où l’auteur cherche la vérité sur sa vie. Lefebvre raconte la vie des siens et se questionne relativement au rythme et à la lumière. Il vit «quelque part entre les images de la réalité et la réalité des images». L’expérience personnelle du cinéaste se mêle donc à une recherche artistique.

La structure du VOYAGE EN AMÉRI­QUE AVEC UN CHEVAL EMPRUNTÉ de Jean Chabot, bien que très différente de celle du film de Lefebvre, ne correspond pas non plus aux règles du documentaire traditionnel. Ce qui ne devait être au départ qu’un documentaire dans le cadre d’une série sur l’américanité est devenu une fiction sur le pays mythique, sur l’Amérique fantastique. Chabot intercale à l’intérieur des véritables charnières du récit de voyage des catalyses qui viennent bouleverser le rapport du réel à l’imaginaire. Les souvenirs d’enfance, l’apocalypse de fantaisie et les rêves nocturnes s’intègrent à la réflexion de l’homme qui part pour le plaisir de penser librement. Étrangement, sa réflexion se conjugue toujours au présent. «Le nouveau monde est au présent, explique-t-il. J’y trace les signes d’un conte pour exorciser l’angoisse. Mais le réel est là, toujours pressant, toujours prenant.» Le présent parfois historique fait basculer le passé dans un aujourd’hui qui rend l’imaginaire plus tangible que le réel. Le passé du récit n’est pas toujours celui de Chabot. C’est souvent celui d’un peuple parfois mohawk, parfois québécois, parfois américain. Le futur aussi peut devenir présent. Chabot imagine un samedi matin, premier jour du troisième millénaire. Le cinéaste cherche à voir ce que sera l’avenir du Québec face à une américanisation grandissante. Ce pays qui tient les rênes du monde est perçu comme une menace. Et les craintes de l’avenir se focalisent autour d’un fils à naître dans quelques mois. Le documentaire qui ne devait être qu’un constat politique, écologiste et nationaliste s’est transformé en une recherche personnelle, une «hantise de remonter au nom réel des choses… à l’origine de tout et de soi (afin) d’échapper à tout ce qui se défait et s’affadit.» Ici la quête personnelle dépasse la reconstitution autobiographique. Le cinéaste ne comprend pas seulement son passé, il se transforme. Son regard change. Au retour de son voyage mythique, le cinéaste rencontre son fils et ce faisant découvre ses racines. Il n’aura plus besoin de partir. Il est désormais heureux tel Ulysse à la fin de son odyssée.

 

JOURNAL INACHEVÉ de Marilu Mallet (1982) Photographie Christopher Rensing
JOURNAL INACHEVÉ de Marilu Mallet (1982)
Photographie Christopher Rensing

Comme les deux films précédents, JOURNAL INACHEVÉ de Marilú Mallet pervertit les normes traditionnelles du documentaire. La cinéaste rejette la pseudo-objectivité du genre pour explorer à fond des espaces plus subjectifs. Le film qui devait être au départ un échange de lettres entre deux cinéastes a été construit à partir d’une séquence assez intense, celle d’une dispute entre Marilú et son mari. C’est la montée de l’émotion qui a justifié le choix des plans au montage. Il est à noter que le montage sonore a été réalisé en même temps que le montage visuel et non pas après, contrairement à ce qui se fait en général. Afin de se libérer des formes traditionnelles du documentaire, Marilú Mallet ne réalise aucune entrevue. Elle présente des mises en situation inspirées de la réalité. La cinéaste expliquera avoir voulu «construire une fiction avec un documentaire — du documentaire au sens où les personnages sont des personnes réelles, de la fiction par la construction et le traitement.» 6 Très peu de scènes ont été filmées en son synchrone. La plupart du temps, il y a coupure entre le son et l’image. Et une large place est laissée au monologue intérieur. Texte qui tient davantage de l’autobiographie que du journal intime, en ce sens qu’il ne se construit pas au jour le jour, mais plutôt après coup autour d’une dramatisation fictive, JOUR­NAL INACHEVÉ est également un documentaire sur l’intégration des immigrants au Québec. Ici encore le singulier rejoint le pluriel; Marilú Mallet a dû vivre cet exil pour être en mesure d’en parler d’une façon très personnelle.

Un autre film réalisé par un cinéaste né ailleurs, Derek May, lie des problèmes intimes à une réflexion plus vaste. Par sa forme, MOTHER TONGUE est probablement le film qui s’apparente le plus au journal intime. L’écriture y est fragmentée. Elle intègre aussi des home-movies, souvenirs de familles et des photos du passé. Légèrement teinté d’autobiographie à cause du regard parfois rétrospectif de son auteur, MOTHER TONGUE est difficilement classable parmi les genres intimistes. Par ailleurs, de tous les films du corpus faisant l’objet de cet article, il est peut-être celui qui correspond le moins aux normes traditionnelles du documentaire, en particulier par l’absence d’un texte neutre livré par un narrateur omniscient. Outre le souci personnel de découvrir les racines de Patricia et Derek, il n’y a guère de thème plus objectif, si ce n’est l’interrogation de May au sujet de la distinction des deux cultures québécoises d’avant le référendum. L’intégration de ce sujet à la vie familiale est tellement subtile, tellement subjective qu’un spectateur de la fin des années 80 peu soucieux des conflits socio-politiques de la précédente décennie ne capte des propos du cinéaste qu’une crise d’identité vécue par un couple. Toutefois, le message social est bien présent. À l’instar des films de Chabot, Lefebvre et Mallet, celui de May est une mosaïque de formes et de propos qui s’inscrit sous le signe du renouveau cinématographique québécois des dix dernières années.

Les cinéastes québécois qui ont réalisé des films autobiographiques utilisent le je pour se désigner. Le remplacement de la troisième personne par la première souligne le rôle de la mémoire. La remémoration du passé dans la révélation du sens d’une vie rend possible l’expression d’une subjectivité qui se fait malgré tout de façon cohérente et suivie. Le film devient, au fil du récit, un miroir que le cinéaste tend à son public, un miroir où chacun voit sa propre image se constituer, où le je se définit. Le spectateur est alors renvoyé à lui-même et de ce fait son attitude devant l’œuvre qui lui est présentée se modifie. Il ne se sent plus obligé d’écouter religieusement la voix qui révèle une vérité à accepter à tout prix. Je pourrais dire à la suite de Roland Barthes : «Ce que je goûte dans un récit, ce n’est donc pas directement son contenu ni même sa structure, mais plutôt les éraflures que j’impose à la belle enveloppe : Je cours, je saute, je lève la tête, je replonge.» 7 Bien que j’abandonne parfois le cinéaste parce que je veux goûter un moment précis, son film se déroule toujours devant moi. Ce sont ces décrochages, ces brèches dans le récit qui rehaussent la valeur du film et surtout le plaisir du spectateur. Lorsque je parle de plaisir, je pense au plaisir du texte qui «vient évidemment de certaines ruptures» 8 comme l’a déjà souligné Barthes lui-même. D’un côté, il y aurait la culture, le bon usage, de l’autre, la destruction, la mort du langage. Mais ni «la culture ni sa destruction ne sont érotiques; c’est la faille de l’une et de l’autre qui le devient» 9 et qui éloigne le récit du pur mimétisme, de la copie conforme du quotidien et du degré zéro de l’écriture. Dans JOURNAL INA­CHEVÉ, il faut attendre la scène de la dispute pendant laquelle Marilú s’exprime en français alors que Michael Rubbo utilise l’anglais, pour découvrir une faille dans la reconstitution du réel. L’espace d’un instant Marilú ne peut plus contenir ses pleurs. Elle ne parle plus français, mais adopte l’anglais en se réfugiant dans les bras de son mari. C’est dans l’éclatement de la mise en scène que le personnage se montre enfin dans toute sa vulnérabilité. La réalité ne se dévoile pas de la même manière dans MOTHER TONGUE. De façon paradoxale, la vérité du quotidien pourra être livrée uniquement parce qu’un des deux personnages centraux du film est une comédienne. Derek May expliquait au journaliste du quotidien The Gazette que «the film’s quasi-documentary approach was only made possible because Nolin is a professional actress, able to phrase her reflections in such a way that they command attention while remaining totally natural.» 10 Ce film autobiographique qui en théorie devrait transpirer la sincérité, a pu être réalisé sous cette forme parce que Patricia Nolin est une comédienne professionnelle et qu’elle sait rester naturelle malgré les contraintes techniques inhérentes au tournage. Il faut savoir jouer pour avoir l’air vrai. Chez Lefebvre et Chabot, on ne joue pas. On reste presque toujours derrière la caméra. La voix est quasiment le seul lien qui me maintient en contact avec la personne même du cinéaste. L’absence visuelle du personnage central du film hypertrophie ma perception auditive. Et cette voix que j’entends oriente mon regard à l’intérieur des images et m’informe du rapport qu’entretient l’auteur avec son passé.

Le caractère auto-référentiel de ces films autobiographiques et l’introversion du je poétique permet l’expression de la subjectivité du narrateur. En assumant cette subjectivité qui les amène à présenter de fréquentes catalyses, les auteurs de films autobiographiques me renvoient à moi-même. Ils éveillent parfois de vieux souvenirs, d’anciennes angoisses et quelques fabulations d’enfant face à l’inexpliqué. Le passé redevient présent et l’autre se fait mien. On comprend alors pourquoi la vérité des faits est moins importante que celle des sensibilités. Le caractère unique de l’être désigné par le je, qu’il soit fictif ou réel devient crédible par l’expérience commune. Le singulier de l’expérience du personnage rejoint le pluriel des expériences des spectateurs. Chacun de ces films est l’introduction d’un questionnement qui arrive dans la vie des cinéastes à une période riche en expériences personnelles et esthétiques. Davantage que de simples documentaires ou de pures fictions, ces films autobiographiques sont l’amorce d’une nouvelle voie expérimentale pour le cinéma québécois.

Sylvie Beaupré


Sylvie Beaupré a déjà obtenu une maîtrise en études françaises. Sa maîtrise en études cinématographiques porte sur le problème de l’adaptation cinématographique à partir d’une analyse narratologique de KAMOURASKA.

Notes:

  1. Jean Mitry, Le cinéma expérimental. Histoire et perspectives, Paris Seghers, 1974, p. 161, (Cinéma 2000 )
  2. Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p. 14.
  3. Roland Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 22
  4. Christian Metz in Jean Mitry, Esthétique et psychologie du cinéma, Paris, Ed. Universitaires, Encyclopédie universitaire, vol. 2, 1963, p. 414.
  5. Voir à ce sujet le texte de Pierre Jutras «Au rythme de mon cœur. Caméra-je et deleatur», Copie zéro no 30, p. 10.
  6. Marilú Mallet, Journal intime filmé (projet de film), mémoire de maîtrise ès arts, département d’histoire de l’art (programme d’études cinématographiques), Université de Montréal, 1985, p. 75.
  7. Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, p. 22.
  8. Ibid., p. 14.
  9. Ibid., p. 15.
  10. Derek May in Dave Chenoweth, «Human realities are discussed in Mother Tongue» in The Gazette, 26 janvier 1980.