Fictions divergentes ou convergences fictives?
Il est commun d’affirmer que le cinéma québécois vient du documentaire, continue à en vivre, et que ce péché originel l’empêche toujours d’accéder décemment au stade suprême : la fiction. Ah! cinéma direct, que d’anathèmes n’a-t-on pas commis en ton nom! Nos réalisateurs ne savent pas diriger les comédiens! C’est la faute au direct. Nos cinéastes n’arrivent pas à écrire des scénarios convenables! C’est la faute au direct. Nous n’avons pas une fiction internationalisable! C’est la faute au direct. Nous ne bénéficions pas encore d’une Cité du cinéma! C’est à nouveau la faute au direct, comme l’indique dans le numéro d’octobre 84 de la revue Actualité, Denis Héroux.
L’engendrement de la fiction
Et quand on accuse le direct, tous les doigts pointent l’ONF, l’antre où ce monstre est né, a forniqué, a procréé. Oh! Les faits sont là, irréductibles : le documentaire compte pour la plus grande partie de la production onéfienne. Pourtant, il ne faut pas oublier l’autre versant de la montagne : la fiction. Déjà la mémoire peut flancher. Se rappelle-t-on d’UN DU 22e? Le réalisateur avait fait appel à une mise en scène pour accentuer l’impact propagandiste du film sur la jeunesse québécoise. Ce premier film ‘de fiction’ tourné en français pour l’ONF, ouvrait en fait la porte à un genre qui y sera fort pratiqué : le documentaire dramatisé.
Il y avait plus d’une façon de pratiquer ce genre. On pouvait demander à une personne de refaire les gestes de son activité quotidienne dans une mise en situation organisée comme dans LA FEMME DE MÉNAGE de Léonard Forest (1944). D’autre part, une des formes les plus anciennes consistait à raconter une histoire qui prenait appui sur un matériau documentaire; cette méthode permettait de dégager des héros, de jouer avec la chronologie, de focaliser sur des événements significatifs. Ce genre, on l’appelait le ‘short feature‘. VERS L’AVENIR de Roger Biais (1947) ou MONTÉE de Raymond Garceau (1949) en sont des exemples.
Enfin on pouvait construire une fiction autour d’éléments sériés en fonction de leur impact didactique et faire appel pour le jeu autant à des comédiens professionnels qu’amateurs, comme dans CONTRAT DE TRAVAIL de Bernard Devlin (1950). Son synchrone ou post-synchro, décor réel ou studio; autant de techniques qu’on employait pour articuler dramatique et réel.
Il y eut aussi des fictions au sens classique du terme : œuvres d’imagination, sans fonctionnalité immédiate, où le récit est multiplié par le spectacle, dans la diversité des matériaux, des tons, des problématiques, au confluent de tous les genres. Oh! ce furent des efforts isolés comme dans L’ABATIS de Devlin et Garceau (1952), dans L’HOMME AUX OISEAUX de Devlin et Jean Palardy (1953) ou dans TI-JEAN S’EN VA T’AUX CHANTIERS de Palardy (1953). L’aspect cocasse de ces tentatives, c’est qu’elles faisaient appel à des comédiens non-professionnels dans une volonté clairement affirmée d’émuler ici le néo-réalisme italien, plus particulièrement LE VOLEUR DE BICYCLETTE, l’œuvre à laquelle on se réfère le plus souvent et qui devait être fraîche à la mémoire des cinéastes, comme si le néo-réalisme eut permis ‘ontologiquement’ de dépasser les contraintes institutionnelles documentaires dans une voie qui les intègre tout en préservant le désir profond, mais refoulé, de l’œuvre d’imagination chez le cinéaste.
L’arrivée de la télévision donne à la fiction francophone onéfienne un nouvel élan. C’est d’abord la série Passe-Partout, un fourre-tout où les fictions documentaires occupent une place significative. Et parmi l’ensemble, surtout les deux épisodes de ALFRED J. de Devlin (1955), qui faisaient appel à une distribution professionnelle appelée à figurer sur un scénario de facture traditionnelle. C’est à ALFRED J. principalement que songent la plupart des cinéastes québécois quand ils proposent que la série 57-58 de Passe-Partout ne comprenne que des fictions qui puissent témoigner de et éclairer la vie canadienne-française contemporaine ou passée.
L’entreprise n’était pas une sinécure car il fallait convaincre autant l’ONF que Radio-Canada et les coûts impliqués dépassaient ceux de la série précédente; d’ailleurs l’aspect coût était et sera longtemps un obstacle évident au développement de la fiction. Toujours est-il que toutes les parties se mettent d’accord pour tenter l’expérience. La série change de nom en Panoramique. L’envergure de l’événement souleva dans le public une attente considérable et oblige rapidement à une révision du métrage de façon à en permettre une diffusion communautaire; cela ne se fait pas sans problème mais de l’opération finissent par naître quatre longs et deux moyens métrages qui se révélèrent le véritable creuset de la fiction québécoise à l’ONF et les véritables fondements de sa dimension traditionnelle.
Les impératifs imposés par la télévision ne tardèrent pas à susciter, tant du côté anglophone que francophone, une réaction qui amène une nouvelle définition du documentaire animée par une nouvelle approche technico-esthétique : le direct. Un certain nombre de cinéastes d’expérience récente à l’ONF empruntent cette voie. Quelques autres poursuivent leurs démarches antérieures; c’est parmi ceux-ci que se recrutent les réalisateurs qui choisissent la fiction. De 1958 à 1963, la fiction fut à peu près mise de côté, cantonnée à des pratiques antérieures à la série Panoramique : un peu d’adaptations littéraires, un peu de films pour enfants, un peu de documentaires dramatisés. Une seule nouveauté, si on peut dire : deux courts métrages dans la série Les Artisans de notre histoire qui, tant en anglais qu’en français, s’inscrivent dans le projet plus vaste de préparer l’anniversaire de la Confédération par un programme historique continu et de grande envergure.
Fiction et long métrage
Au début des années 60 réapparaît dans le décor, mais avec acuité, la question du long métrage. Cette question se formule autant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’ONF. La production anglaise avait fait un premier pas avec DRYLANDERS, la production française ouvrait la voie du long métrage direct avec POUR LA SUITE DU MONDE. À l’extérieur, de jeunes cinéastes, certains ayant déjà travaillé à l’ONF, donnent le jour à des fictions personnelles, créatrices, innovatrices. Le succès considérable de DRYLANDERS amène les autorités de l’ONF à débattre de la question et, même si plusieurs, dont Roberge, trouvent que le coût des long métrages est incompatible avec le budget actuel de l’ONF, on finit par accepter, dès janvier 1964, que certains projets puissent accéder au statut de long métrage : c’est le cas du film à épisodes LA FLEUR DE L’ÂGE et du FESTIN DES MORTS de Fernand Dansereau. D’emblée on prend ses précautions en distinguant ‘entertainement‘ et ‘document-feature-film‘ : seul celui-ci pourra être produit en nombre limité.
Cependant une guérilla se prépare. Le programme de courts métrages de l’an 1964 comprend une série fort importante malgré son nombre réduit de films (quatre) : La Femme hors du foyer. Jacques Godbout (FABIENNE SANS SON JULES), Clément Perron et Georges Dufaux (CAROLINE), Gilles Carle (SOLANGE DANS NOS CAMPAGNES) font leurs premières armes en fiction, tandis que Pierre Patry récidive (IL Y EUT UN SOIR, IL Y EUT UN MATIN). Comme certains films hors de l’ONF, ils font écho à la manière nouvelle vague. Un autre projet voit le jour qui permet à Anne Claire Poirier de toucher la fiction (LA FIN DES ÉTÉS). Mais ce sont deux projets de courts métrages, MINUIT CHRÉTIEN de Carle et CHRONIQUE D’UNE RUPTURE de Gilles Groulx qui provoquent le déblocage le plus important. Simultanément, et auprès du même producteur, Jacques Bobet, les cinéastes s’arrangent, de manière différente évidemment, pour que leurs films prennent de l’ampleur et ne puissent exister autrement que sous forme de longs métrages. Utilisant habilement des manœuvres clandestines ou semi-clandestines, jouant la politique du fait accompli, les cinéastes mènent à bon terme leurs films à l’arraché. Ces deux cinéastes sont de ceux qui collaborent au fameux numéro de Parti Pris d’avril 64. Carle y écrivait :
“Le malaise s’accroît vite pour le cinéaste québécois travaillant dans le cadre de l’ONF. Va-t-il souhaiter que l’Office national du film se mette à produire des longs métrages purement dramatiques? Et alors, pourra-t-il les faire en toute liberté de cœur et d’esprit? On imagine mal, en tout cas, l’Office national du film donnant un accord moral et financier à Pierre Patry pour la réalisation de son film LE TROUBLE- FÊTE. (…)
Nous arrivons donc à des contradictions toutes plus savoureuses les unes que les autres. En tant que cinéaste, j’ai un outil de luxe mais cet outil me prive d’un cinéma normal; j’ai beaucoup de liberté individuelle mais cette liberté me restreint.”
Et justement, au moment même où s’écrivent ces lignes, nos cinéastes mijotent la tactique que nous venons d’évoquer pour faire sauter ces restrictions.
La réaction de l’ONF ne fut pas trop négative; le succès critique du CHAT DANS LE SAC et l’accueil favorable du public à LA VIE HEUREUSE DE LÉOPOLD Z y contribuèrent; il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur. À ces deux films vinrent s’ajouter les deux longs métrages de fiction officiels dont nous avons parlé tantôt. Dorénavant, la question est là, claire : la fiction a-t-elle droit de cité à l’ONF, ainsi que le long métrage? L’institution onéfienne fait montre de prudence en ne précipitant pas sa réponse. Plusieurs cinéastes, dont des transfuges de l’ONF, répondent de facto : NON. Car en 64-65, la production privée démarre en trombe, que ce soit sous le signe du commerce (en général Coopératio, Héroux) ou de la démarche personnelle (Lefebvre, Lamothe). Au début 64, les cinéastes onéfiens et non-onéfiens, par la voix de leur association, l’Association professionnelle des cinéastes (APC), lancent aux gouvernements canadien et québécois un appel pressant pour favoriser la création d’une industrie du long métrage au Canada. En ce qui concerne l’ONF, leur position est claire comme l’affirme le mémoire de l’APC de février 1964 (Vingt-deux raisons…) :
“Ce ne devrait être qu’à l’occasion et pour des motifs de toute évidence extérieurs aux intérêts du commerce, que l’ONF choisisse de produire des longs métrages. Ceci dit, nous tenons à reconnaître l’importance de l’ONF dans la vie culturelle du pays et, pour qu’il n’y ait aucune équivoque dans ces propos, nous nous déclarons solidaires des initiatives essentielles qu’il a prises jusqu’à ce jour. (…)
L’Office national du film doit veiller à ce que sa production de long métrage n’ait pour but que le prestige du Canada et l’information de ses citoyens, et doit se garder de devenir par ses mobiles de base, un agent compétitif à l’égard des producteurs indépendants.”
Cet appel coïncide avec les démarches fédérales du Comité interministériel sur le développement éventuel d’une industrie du long métrage au Canada qui proposera la création de la Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne (SDICC).
Durant cette période de flottement, peu de longs métrages se réalisent. On sent, chez les cinéastes de l’équipe française, un profond malaise, “malaise qui se traduit, comme dit Jean Le Moyne, par la méfiance à l’endroit des autorités, par une désaffection que plusieurs départs ont marquée, par une programmation incohérente et par la lenteur et l’hésitation des réalisations.” La direction aussi vit une incertitude. À titre de preuve, la commande en 67 par Marcel Martin, directeur de la production française, d’un texte d’orientation : La Médiation de l’ONF, texte qui se prononce à mots couverts contre le long métrage dramatique ou à spectacle qui ne répond pas à la mission médiatrice de l’ONF et qui constate l’affadissement de la notion de service et de fonction publique en certains secteurs de l’ONF. Évidemment ces propos de Le Moyne ne plurent pas à tous les cinéastes, plus spécialement à ceux qui estimaient qu’une institution nationale à mission culturelle devait pouvoir offrir à sa population un cinéma adulte et personnel. C’est à la même date que le commissaire McPherson précise à propos des longs métrages :
“L‘Office va probablement continuer de produire, à l’occasion, des longs métrages. Il n’est pas question cependant d’en réaliser en nombre beaucoup plus considérable que par le passé. Je vois mal que ces films, en nombre restreint et d’un caractère assez particulier, puissent faire une concurrence déloyale aux producteurs indépendants. Au contraire, il me semble que ces œuvres permettront aux cinéastes canadiens d’acquérir une plus vaste expérience en ce domaine particulier. (…) Je crois qu’en amorçant certains projets et en faisant des expériences, l’Office rend ainsi service à toute l’industrie canadienne du cinéma.” (extrait d’une lettre du 24 août 1967 adressée à l’Association des producteurs de films du Québec-APFQ).
Faire des expériences, éviter le film de divertissement qui contesterait l’entreprise privée, privilégier le cinéma comme moyen d’expression par des formes artistiques d’une pensée, d’une sensibilité, d’un imaginaire tout autant collectifs qu’individuels, expression consciente ou inconsciente, peu importe, comme acte de communication d’une émotion ou d’une connaissance : c’est ce que traduira jusqu’en 1970 la majorité des films de fiction. Dans la plupart des cas, les succès sont remarquables. Rappelons notamment DE MÈRE EN FILLE de Poirier, les films de Groulx et de Jacques Leduc, les deux longs métrages onéfiens de Lefebvre et surtout l’audacieux programme des premières œuvres permettant à des jeunes cinéastes de faire leurs preuves dans des conditions professionnelles : Michel Audy, Fernand Bélanger, Jean Chabot, Yvan Patry, André Théberge, — et on pourrait y ajouter Marc Daigle —, profitèrent de ce banc d’essai exceptionnel qui donnait à l’ONF une dimension expérimentale incontestable. Une génération avait la possibilité d’assurer une continuité au plan de la création. Mais l’expérience ne fut pas reconduite. Malheureusement…
Convergences ou divergences?
Les années 70 s’ouvrent sur l’effervescence du secteur privé et plus particulièrement du secteur commercial. Produire du cinéma personnel, indépendant, y devient de plus en plus difficile. L’effet SDICC joue à plein, le conformisme des recettes s’installe, de l’humour débile à la fesse fébrile. Les machines s’enflent comme les grenouilles de la fable. Oh! Les intentions ne sont pas encore tout à fait perverses, puisque, comme le recommandait Michael Spencer et Fernand Cadieux dans leurs rapports respectifs au Comité interministériel dont nous avons parlé, on prévoit un créneau pour les jeunes cinéastes qui produiraient des longs métrages à budget modique. Dans ces circonstances comment réagit l’ONF?
Celui-ci vit en pleines mesures d’austérité et le tandem Sidney Newman-André Lamy vient d’entrer en poste. Pourtant le long métrage de fiction attire toujours des cinéastes qui doivent estimer que la fiction est au cinéma ce que le roman est à la littérature et lui fixent des objectifs analogues. Et, règle générale, pas n’importe quels cinéastes : ceux qui veulent mimer les visées commerciales divertissantes ou romanesques de la SDICC sans en retenir toutefois la mentalité torve, la dramaturgie démagogique. Cela donne des résultats d’inégal intérêt, faibles ou banals (ET DU FILS de Garceau, et les ‘premières œuvres’ STOP de Jean Beaudin et L’EXIL de Thomas Vamos) qui ne rehaussent pas le niveau de la fiction onéfienne et qui soulèvent des interrogations sur les mécanismes qui en ont permis la production; mais cela donne aussi l’œuvre exceptionnelle de Claude Jutra MON ONCLE ANTOINE sur un scénario de Perron qu’un jury vient de sacrer à l’été 84, meilleur film canadien de tous les temps.
Au moment où il devient directeur du studio de fiction en succédant à Godbout, Pierre Gauvreau se rend compte que plusieurs films souffrent de problèmes de scénario qui entament leur qualité générale. C’est pour ça qu’il cherche à mettre des cinéastes en contact avec des écrivains en vue d’améliorer la qualité de leurs films 1. L’ONF acquiert par exemple les droits du roman de Roch Carrier, La guerre, Yes Sir. Mais c’est IXE 13 de Godbout qui témoigne au mieux de cette subjectivité créatrice qu’on voudrait voir à l’œuvre dans la fiction onéfienne.
Malheureusement tout cela se déroule sur une toile de fond un peu troublée. D’une part ces films semblent à la SDICC entrer en contradiction avec l’industrie privée et relever davantage de son mandat et elle s’en inquiète publiquement. D’autre part, la bisbille s’installe entre les cinéastes et le bureau du commissaire. Newman veut d’abord remettre un peu d’ordre dans la production; et cela veut dire notamment mettre au pas ou interdire des films inacceptables (dont ON EST AU COTON, CAP D’ESPOIR, UN PAYS SANS BON SENS). Est simultanément refusé pour des motifs politiques un projet déjà accepté par des instances inférieures, LES ORDRES (dont on sait toute l’importance qu’il aura pour notre cinéma tant par son sujet que par sa nouveauté narrative, et qu’une maison privée saura produire). Évidemment un tel comportement interventionniste ne va pas sans créer de malaises; la démission du directeur de la production française Gilles Dignard à l’été 71 en traduit un aspect.
Mais quand en plus Lamy déclare : “Aussi va-t-on dorénavant préparer pour chacun des films que nous produirons une carrière théorique à partir du scénario et du format utilisé. On demandera alors les services d’un spécialiste en marketing de manière à ce que la programmation future de l’ONF puisse répondre à des critères bien précis”, la panique s’installe. Lamy veut-il ‘Onyxifier’ l’ONF, veut-il soumettre la production à la distribution et aux impératifs de la publicité télévisée? On ne le sait pas encore. Ces directives auront beau être temporisées, le doute subsistera 2 et le nouveau directeur de la production française Gauvreau aura fort à faire pour convaincre les cinéastes de ses intentions : “C’est la qualité de ces films qui donne finalement raison aux démarches qui sont entreprises à l’intérieur de la boîte et c’est cette notion de qualité qui nous donnera raison dans notre action.” (Le Devoir, 25 septembre 1971).
La qualité, c’est ce que procurent MON ONCLE ANTOINE, IXE 13 et quelques longs métrages documentaires, et c’est ce qui arrache à Lamy cet aveu surprenant : “Après des coups d’éclat semblables, le secteur français de l’ONF peut bien s’offrir quelques navets.” (Le Soleil, 13 mars 1972).
Coïncidence troublante, au même moment le rapport annuel de l’ONF parle “d’injecter une certaine dose de show-biz dans quelques-unes des productions pour mieux atteindre le grand public”, affirmation que le rapport annuel suivant nuance, sous le titre “Il ne suffit pas de divertir”, en posant la question des priorités nationales. Dorénavant la fiction semble pouvoir se déplacer entre quatre pôles qui parfois se rejoignent : le divertissement qui essaie d’oublier les recettes de la grammaire commerciale concoctées dans l’industrie privée mais dont les films pourraient en fait trouver place dans quelques compagnies plus indépendantes et plus audacieuses, si leurs auteurs n’étaient pas des permanents de l’ONF que le long métrage de fiction démange (vg. OK LALIBERTÉ de Marcel Carrière, TAUREAU de Perron, LA GAMMICK de Godbout), les priorités nationales (essentiellement les trois films de fiction de la série En tant que femmes, LES FILLES DU ROY et LE TEMPS DE L’AVANT de Poirier et SOURIS, TU M’INQUIÈTES d’Aimée Danis), la qualité ‘auteur’ (vg. LE TEMPS D’UNE CHASSE de Francis Mankiewicz, LES ALLÉES DE LA TERRE de Théberge, TENDRESSE ORDINAIRE de Leduc) et surtout, parce que le format reprend du poil de la bête et permet des voies souvent plus originales, plus personnelles, plus imaginatives et plus ouvertes aux jeunes cinéastes, le court métrage (où se retrouvent Beaudin, Bélanger, André Brassard, Raoul Duguay, André Forcier, Jean Leclerc, André Melançon, Théberge, etc, notamment à l’intérieur d’une série exceptionnelle particulièrement par ses films pour les enfants et les adolescents, Toulmonde parle français).
Mais cette effervescence est bientôt remise en cause lorsque Newman déclare aux membres du comité des Communes qui entend chaque année les représentants de l’ONF que l’Office songe à délaisser entièrement le long métrage et faire d’autres choses fort utiles avec les centaines de milliers de dollars qu’on économiserait ainsi : “Nous avons le goût du whisky mais nous ne pouvons nous permettre que de la bière!”, de préciser le commissaire. Effectivement à cette époque, l’argent commence à manquer, surtout pour les projets dits libres 3 au profit des commandites et des projets spéciaux, deux catégories qui ne sont pas réputées pour être le vivier de la fiction. Cela a pour conséquence de condamner plusieurs cinéastes à l’inactivité, d’engendrer des frustrations parce que les projets sur lesquels ils travaillent sont refusés et de faire naître des frictions parce que seuls de rares projets sont acceptés — qui seront jugés impitoyablement s’ils se cassent la gueule — (en 75-76, quatre longs métrages : LA FLEUR AUX DENTS de Vamos, PARTIS POUR LA GLOIRE de Perron, TI-MINE, BERNIE PIS LA GANG de Carrière et J.A. MARTIN PHOTOGRAPHE de Beaudin dont la maîtrise et le talent sont aussitôt reconnus ici et à l’étranger).
C’est d’un ONF qui ne tourne pas rond du tout, surtout en fiction, qu’hérite le nouveau commissaire Lamy. Au Canada, l’industrie vit dans l’incertitude. Ottawa promet toujours une politique du film qu’on remet de ministre en ministre. Au printemps 76, Lamy décide d’aller de l’avant et dévoile un plan quinquennal pour l’ONF. Pour la fiction, les choses sont claires : il y en aura, de 90 ou de 30 minutes pour la télévision, mais chose sûre, c’en est fini de la distribution en salles commerciales :
“Nous n’utiliserons plus jamais le box-office pour distribuer nos longs métrages. Ça ne marche pas. (…) C’est purement à cause de la structure économique qu’il est devenu impossible financièrement de se permettre une production de longs métrages de fiction du type ‘box-office’. Ça prend des vedettes, ça prend une trame sonore sophistiquée, ça prend le 35mm, ça prend un nombre de copies et tout un schème de publicité fort importante. Pour le moment, le budget de l’Office nous interdit ça.” (La Presse, 24 avril 76).
Effectivement les deux années suivantes, si l’on excepte deux courts métrages produits par la région Acadie, peu de fictions verront le jour. Carle, un revenant à l’ONF, réalisera un court métrage (L’ÂGE DE LA MACHINE) que la télévision pourra présenter. Poirier mènera à terme son magnifique long métrage MOURIR À TUE-TÊTE. 4 Beaudin, auréolé du succès de son film précédent, change de calibre et tournera à partir d’août 78 CORDÉLIA.
Pragmatisme et création cinématographiques
Mais les plans quinquennaux durent ce que durent les commissaires et un nuage chasse l’autre. Lamy part pour Radio-Canada, James de B. Domville le remplace en janvier 79. La situation n’est pas rose car Ottawa impose un régime d’austérité. Le nouveau commissaire-adjoint François Macerola déclare :
“Maintenant il est sûr que nous avons à faire face aux problèmes des coupures budgétaires qui nous obligent à nous retirer de certains aspects de la vie cinématographique, comme par exemple du long métrage de fiction. Mais il est certain que si nous avons l’appui des employés de l’ONF, il nous sera plus facile d’aller faire valoir à Ottawa qu’une vision purement commerciale des entreprises culturelles, et du cinéma plus particulièrement, n’est pas une façon valable d’envisager la culture.” (Son écran, mai 1979).
Que faire pour sortir de cette crise qui réduit à zéro la production de fiction en 1980. Le directeur de la production française, Jean-Marc Garand, a une idée : le jumelage entre l’ONF et le secteur privé qui permettrait de mettre en marche des productions qui ne trouveraient ni à l’ONF, ni dans le privé et même avec subvention de la SDICC, tout l’argent nécessaire (entendre un ordre supérieur au million) pour en assurer la réalisation. Il serait trop long d’expliquer en détail les mécanismes paritaires prévus par ce processus où chaque partie (ONF et APFQ) est censée donner et recevoir, et de faire état des réticences de certains producteurs qui craignent d’être étouffés dans l’opération. Disons simplement que Garand est tellement sûr du caractère inévitable de sa proposition qu’il la formule en même temps qu’il annonce le premier projet qui en bénéficiera, LES BEAUX SOUVENIRS de Mankiewicz, avec comme partenaire Lamy-Spencer pour un budget dépassant le million. 5 Naturellement le jumelage implique une distribution commerciale et donc la mise au rancart des principes de Lamy.
À strictement parler le jumelage n’a pas fonctionné en ce qu’il établissait une réciprocité avec l’APFQ plutôt qu’avec des compagnies déterminées. Toutefois il a défini un processus de coproduction bi ou multipartite qui touche aussi le documentaire (cf. les films avec Cousteau) et s’étend à la production anglaise (cf. BONHEUR D’OCCASION). Il a rendu possible la participation de l’ONF à une production privée qui était en panne (AU CLAIR DE LA LUNE de Forcier). Il a donné surtout naissance, avec l’arrivée officielle dans le décor du 1er avril 83 du studio C dirigé par Bobet, à un autre projet de coproductions d’envergure avec Héroux/ICC : éventuellement quatre films (dont des projets déjà en cours) bâtis autour d’écrivains ou d’œuvres reconnus, qu’on estime importants à réaliser mais difficilement finançables sans une association ONF-privé-Radio-Canada. Pour l’ONF, MARIO (Beaudin/Jasmin), LES FOUS DE BASSAN (Mankiewicz/Hébert) pour ICC, LE CRIME D’OVIDE PLOUFFE (Carle-Arcand/Lemelin) et LE MATOU (Beaudin/Beauchemin) 6.
Il a particulièrement consacré une tendance initiée par CORDÉLIA, et à mon avis déplorable, la superproduction, parce qu’elle rafle une proportion trop considérable des argents disponibles, relègue aux oubliettes tout projet extérieur qui ne ferait pas appel à des formes de fiction traditionnelle (c’est l’anti-esprit ‘premières œuvres’) et parce qu’elle contraint les permanents qui veulent faire de la fiction, soit à jouer davantage la carte du conformisme (LA QUARANTAINE de Poirier), soit à emprunter des voies détournées où se mêlent direct et fiction (ALBÉDO de Leduc, LE DERNIER GLACIER de Leduc et Roger Frappier). La superproduction, quand elle devient l’idéologie dominante, peu importe la qualité de l’œuvre finale (MARIO serait LE chef-d’œuvre du cinéma québécois que le raisonnement tiendrait) tue la diversité, l’imagination, la régénération, la vitalité. Elle empêche la production d’œuvres qui expriment ce que le cinéaste voit, sent, écoute, comprend, sous des formes dramatiques, plastiques, esthétiques ou symboliques qui lui sont originales et personnelles, tout simplement parce que, dans les conditions concrètes de la fiction onéfienne — et même québécoise privée —, elle empêche le nombre et impose un style où triomphent le divertissement et la fascination, où se proclame la religion du spectacle ou du romanesque coûteux. Pourtant nulle pratique univoque, sinon répétitive, ne saura féconder les champs d’une fiction qui exige le renouvellement. La fiction québécoise, malgré les apparences, souffrant de dilution de l’imagination créatrice, s’étiolera derrière les façades rutilantes des superproductions, si ces dernières drainent toutes les ressources au lieu de donner lieu à des principes complémentaires. La fiction onéfienne, tout son cinéma même, doit répondre au besoin de l’homme, et particulièrement de l’homme québécois, de se voir vivre, de vivre l’imaginaire. La superproduction se positionne dans une certaine gamme de productions encouragées par Téléfilm Canada ou l’ancien Institut québécois du cinéma. Mais elle bâillonne la fiction à l’ONF, elle fait avorter les expériences novatrices, elle fait en sorte que le dynamisme de la fiction au Québec n’y réside plus.
Qui plus est, puisque la superproduction est souvent l’objet d’une série télévisée, on risque de soumettre l’ensemble à des exigences conformisantes tant au plan des sujets que de l’écriture, que révèle au premier contact le téléfilm. Or il faut éviter que le cinéma ne se trouve en exil à la télévision ou détruit unilatéralement par celle-ci. Il doit au contraire y figurer avec ses pleins droits de citoyenneté, stimulé plutôt que castré par ce mariage.
Tout ceci me fait penser à la fameuse théorie stalinienne de la qualité. 7 Après la guerre, les autorités du cinéma soviétique avaient décidé qu’il ne fallait plus produire beaucoup de films mais uniquement des chefs-d’œuvre. La production annuelle finit par tomber en dessous de 10 films; mais de chefs-d’œuvre, point. On devait constater que de la rareté découle l’anémie, la monotonie. Et rectifier le tir.
Pour retrouver sa force et son caractère novateur, la fiction francophone onéfienne doit miser sur la variété. Il y a quinze ans, Jacques Bobet écrivait dans un rapport interne que les cinéastes de l’ONF étaient en faveur “d’un cinéma de pauvres, mais de pauvres libres et originaux” (Examen des tendances de la production française à l’ONF). Actuellement le moindre film de fiction dépasse le million. Peut-être est-ce cela la pauvreté? Néanmoins les deux autres épithètes sont à conserver, à préserver. Ils renvoient à un cinéma d’auteur essentiel qu’on a tendance à oublier. Que l’ONF veuille produire ce genre de films avec l’entreprise privée (je pense à KALAMAZOO de Forcier), qu’il veuille accueillir des cinéastes importants qui œuvreraient dans le privé mais qui pourraient produire chez lui des films plus personnels, difficilement réalisables intégralement dans le privé, cela se conçoit. Tant qu’il ne vend pas son âme au diable! Néanmoins il doit mettre en balance ce que draine un film d’une certaine envergure, même libre et original, et les autres productions, libres et originales, plus limitées ou plus courtes, qu’il pourrait favoriser, en même temps qu’il doit confronter ses objectifs et ses politiques avec ceux de Téléfilm Canada.
On revient au débat de la rentabilité culturelle qui jalonne l’histoire de l’ONF depuis les années 70. Les années 80 ont plutôt consacré la raréfaction des œuvres de fiction sans démontrer hors de tout doute que les superproductions “multimillionnaires” aient apporté à l’ONF un bénéfice égal à celui retiré par l’industrie privée (en terme de $ ou en terme de prestige), aient apporté au cinéma québécois une dimension d’épanouissement et de nécessité évidente propres à favoriser des œuvres qui n’auraient jamais pu voir le jour sans l’apport de l’ONF, aient apporté au cinéma québécois une qualité, un parfum, une couleur, une musique qui lui permettent de se dégager de l’emprise impérative de la télévision et d’affirmer une personnalité propre suffisamment certaine pour se distinguer au petit écran, comme certains films pour la télévision italienne ou allemande. La première moitié de cette décennie se termine sur une interrogation. Il faudra répondre autant à la lumière de la raison que sous l’impulsion du sentiment. Saura-t-on y répondre pour l’amour du cinéma, pour l’amour de la fiction? Saura-t-on rêver fiction et rêver cinéma?
Notes:
- Comme on le verra cette idée sera reprise au fil des ans et jusqu’à nos jours. ↩
- Le syndicat parlera en mars 72 de “tenter le tout pour le tout afin de juguler l’hémorragie des talents à l’emploi de cette agence culturelle”. (Québec-Presse, 19 mars 72) ↩
- La situation se dégrade aussi dans le privé mais pour d’autres raisons. ↩
- Ce film sortira pourtant en salle. À noter également que c’est à cette époque que Groulx met en production AU PAYS DE ZOM, un film qui est typiquement non-box-office. Par contre on ne peut dire ça de CORDÉLIA qui brise les règles énoncées par Lamy. ↩
- La réciproque de ce film est LA DAME EN COULEURS de Jutra qui sortira bientôt. ↩
- L’ironie veut que maintenant Beaudin et Mankiewicz aient quitté l’ONF, tout comme les producteurs impliqués dans le projet, Jacques Bobet et Hélène Verrier. LE MATOU, dont le projet de réalisation date d’avant l’accord, se tourne finalement sans l’ONF et LES FOUS DE BASSAN, dont les droits ont été acquis à l’été 83, est en panne. ↩
- Verrier déclarait à Cinéma-Canada : “Producing one film a year is ail very well, but if we could get out two or three quality films a year, the public would not only get used to them, they might even come to demand them. There’s a horrible shortage of indigenous feature films. We hope that this studio will help create a feature film industry”. (Septembre 1983). ↩