Une écriture du réel
Le mythe, référence fondamentale
Dans ce pays autrefois de coureurs de bois, de draveurs, de trappeurs, qui pendant des mois entiers affrontaient entre eux la nature, la culture est faite en partie de souvenirs de rapports virils. Comme les Indiens du GOÛT DE LA FARINE vivent dans le souvenir semi-mythique du temps des grandes chasses et du Mouchouânipi (le Pays de la terre sans arbres), les Québécois vivent en partie dans le souvenir d’une société masculine d’errance et d’action — et pour le reste dans le souvenir d’une société plus stable, abandonnée aux femmes. Dans toute civilisation, on tend à revivre — sauf quand le souvenir s’en est éteint, mais alors la civilisation est morte — les rapports d’antan, par la voie du conte ou du simulacre. On peut donc retenir comme hypothèse que les hommes de LA BÊTE LUMINEUSE investissent leur passion dans un jeu de reconstitution d’un mythe québécois “fondamental” : celui de l’homme des bois qui, loin de la femme laissée au gouvernement du foyer, a produit une bonne part de la légende, et pas seulement au titre de folklore exportable. 1
On peut étendre cette analyse aux autres films de Perrault qui se réfèrent plus explicitement à des situations contemporaines.
Lorsque les Indiens, dans LE GOÛT DE LA FARINE, se saoulent et cassent les vitres des maisons toutes neuves qui sont pour eux le signe de leur humiliation, c’est un événement, qui a valeur en soi. Cet événement, cependant, ne peut s’expliquer que par référence au mythe, ou si l’on préfère par le souvenir un peu enjolivé d’un passé valorisé.
Revivre le vécu
Ce que filme Perrault, ce qu’il poursuit d’un film à l’autre, c’est bien le mythe, dont on sait qu’il est aux sources de la fiction — mais qu’il n’est pas la fiction. Quand il dit filmer le vécu, il a raison, mais ce vécu n’est pas celui qui, au quotidien, est soumis à la pression des circonstances et ne se traduit qu’en comportements. Il est profondément intériorisé, construit, en fonction de traditions qui sont la culture profonde d’un peuple.
Dans la plupart des civilisations, il y a des moments de retour à ce qu’on estime être une vie authentique, proche de la nature. À ce moment l’homme rejoue une scène très ancienne dont il n’a souvent pas eu connaissance directe, souvent pas même par le récit d’ancêtres encore vivants, mais elle est restée dans la mémoire collective par le biais de la tradition orale ou, quelquefois…, des manuels d’histoire. Le présent, souvent, n’est qu’une manière de rejouer le passé. Et la chasse est l’un des mythes les plus archaïques de l’humanité, pas seulement du Québec.
Moments de culture
Ce qui est archétypal, au fond, ce n’est pas le personnage, mais la situation, qui serait une sorte de schème culturel profond, donnant tout leur sens aux personnages, choisis en fonction de leur aptitude à vivre des situations archétypales. Le noyau dur est ce schème culturel permettant la mise en place des moments les plus significatifs, et des personnages dont l’affrontement va permettre de réaliser avec le maximum de fidélité la scène initiale.
L’analyse thématique de l’œuvre passerait donc par la liste de ces schémas, constituant selon Perrault, la spécificité profonde de l’imaginaire québécois. Les rapports des descendants des anciens colons (présence du fleuve, rapport de Perrault à Jacques Cartier); des colons aux Indiens, premiers occupants du sol (la geste montagnaise); les vicissitudes de ces petits fils de colons, redevenus colons par la manipulation idéologique (cycle de l’Abitibi); la vision du passé qui explique encore certains comportements de l’homme québécois, organisent quelques uns de ces schèmes et permettent de répertorier les situations qui guident Perrault pour la recherche des personnages et surtout les rapports vécus qui leur permettent d’être eux-mêmes.
Le lieu est donc toujours celui, le plus étroit possible, qui permet à l’équipe de réalisation d’être près des choses pour ne laisser rien échapper. Le meilleur lien est évidemment celui qui, en plus, fournit le cadre le plus significatif, le plus dramatique : le camp, dans LA BÊTE LUMINEUSE, ou la toundra dans LE PAYS DE LA TERRE SANS ARBRE. Le lieu, comme les personnages, procèdent du schème.
L’œuvre de Perrault se présenterait donc comme une véritable psychanalyse de la culture québécoise, caractérisée par une série de scènes fondamentales, véritables schèmes narratifs.
Un processus de “fictionalisation”
Cette maîtrise de plus en plus grande, acquise dans les vingt dernières années par les maîtres du cinéma direct a conduit beaucoup d’exégètes et de critiques à penser que cette phase n’était que transitoire, qu’elle n’était qu’une introduction à une autre forme de cinéma, lequel serait, bien entendu, (mode oblige) de fiction.
Le mot “fiction” fait ainsi son apparition avec une insistance qui s’est accrue ces dernières années, insistance qui a beaucoup agacé certains cinéastes, et tout particulièrement Perrault. En quoi son cinéma serait-il de fiction? En quoi cette manière de filmer en situation réelle des personnages réels pourrait-elle être assimilée au cinéma de fiction qui utilise des acteurs pour dire des dialogues écrits à l’avance — ou improviser selon un canevas prévu à l’avance? La réponse qu’on donne généralement, c’est que Perrault choisit des personnages dont on pourrait dire, même s’ils sont authentiques, qu’ils ont à la limite tempérament d’acteur, qu’ils se comportent comme des acteurs, voire même des cabotins. Grand Louis, Hauris Lalancette, Didier Dufour seraient en définitive des acteurs. S’ils ne le sont pas, ajoutent les mêmes critiques, ils le deviennent. À force de les voir sur l’écran, on réagit exactement comme on réagit à l’apparition d’un acteur célèbre; à force de se voir sur l’écran, ils se mettent inconsciemment à copier les personnages qu’ils ont vus à l’œuvre dans les premiers films, personnages qui auraient été créés de toutes pièces par le cinéaste.
L’accusation est grave, et on comprend que les cinéastes visés, et tout particulièrement Perrault, réagissent avec humeur. Cela voudrait dire que pour eux, les personnages qu’ils ont choisis dans la réalité, qu’ils ont filmés, ne sont rien d’autre que des marionnettes dont ils tirent les fils. Ils se contenteraient de choisir judicieusement leur personnage, le laisseraient agir dans la logique de son tempérament préalablement analysé, sachant à peu de choses près ce qui va se passer. Perrault, et d’autres cinéastes du direct, n’auraient ainsi fait qu’inventer une nouvelle forme de cinéma de fiction.
Leurs films ne seraient que des reprises patientes d’une même expérience de laboratoire destinée à promouvoir une nouvelle école de fiction, dans laquelle le rôle traditionnel de l’acteur aurait été réévalué comme il l’a été à maintes reprises dans le passé.
À l’appui de ces allégations, on évoque souvent l’itinéraire de quelques cinéastes, en particulier de ceux qui ont eu un rôle important dans les débuts du direct au Québec, qui ont été très vite tentés par le cinéma de fiction (Brault, Arcand) et qui ont apporté, dans leur écriture, toute l’expérience qu’ils avaient acquise en tournant en direct.
À la différence de beaucoup de ses confrères, Perrault s’est interdit toute mise en scène, refusant, par exemple de faire répéter à un personnage ce qu’il avait déjà dit. Pour lui, répéter en mieux ce qu’il a déjà dit est un privilège d’acteur. En face d’un non-acteur, c’est la parole jaillie spontanément, dans le courant même de la situation vécue, qui est la plus authentique. Le vécu donc, pas la mise en scène.
L’intervention majeure de Perrault, sur laquelle on a beaucoup insisté c’est qu’il sélectionne, parmi des heures d’enregistrement, les scènes ou les plans qu’il estime significatifs ou majeurs. Il les organise ensuite au montage, en bouleverse parfois l’ordre initial, proposant un nouvel ordre, le sien.
Des choix donc, et souvent draconiens. Choisir telle situation, et pas telle autre, choisir tel lieu, choisir, surtout, tel personnage, ces choix, en définitive sans rappel, ne sont-ils pas l’équivalent d’une mise en scène. Ainsi se repose le problème : une séquence construite par choix — et éliminations — successifs, n’est-elle pas fabulation à la manière — mais avec des résultats différents — d’une séquence de fiction.
Personnages ou rôles
Il y a incontestablement un air de famille entre les personnages principaux. Quelquefois un personnage secondaire joue en contrepoint, mais ceux qui dominent, et qui, d’ailleurs, reviennent de film en film, sont des personnalités exceptionnelles. Il est rare qu’un tel personnage n’intervienne que dans un film. Dès qu’il prend quelque importance, on sait qu’on le retrouvera. Les exemples sont nombreux : les Tremblay, de l’Ile-aux-Coudres, surtout Marie; Louis Harvey, le conteur-bonimenteur à la verve intarissable; Didier Dufour — dont Perrault dit lui-même que c’est Grand Louis Docteur ès sciences — Serge-André Crête, l’anthropologue, qui est, dans les deux grands films “indiens”, l’intercesseur privilégié entre les cinéastes québécois et les Indiens, Hauris Lalancette, le paysan d’Abitibi, porte-parole de la revendication québécoise, Maurice Chaillot, le Canadien français étranger en son propre pays, l’ouest canadien, qui retrouve au Québec ses racines profondes. Risquons enfin, que sauf accident, Stéphane-Albert Boulais, l’un des personnages essentiels de LA BÊTE LUMINEUSE, réapparaîtra probablement dans un autre film. À côté de ces personnages élus, d’autres ne font que des apparitions épisodiques, constituant une galerie qui a des traits communs d’une autre nature.
Les personnages principaux sont souvent des pêcheurs ou des paysans proches des tâches concrètes et des valeurs du Québec profond (selon Perrault bien entendu). Quand il s’agit d’intellectuels (Maurice Chaillot, Didier Dufour, Stéphane-Albert Boulais), ils ne sont jamais caractérisés par leur appartenance à l’intelligentsia. Serge-André Crête, anthropologue et professeur, a gardé de ses origines un mode de relation direct et spontané. Quant à Stéphane-Albert Boulais, jamais dans le film, on ne devinerait qu’il est professeur. Pierre Perrault a déclaré souvent que certaines personnes qu’il estime, à qui il donne épisodiquement la parole, ne pourraient être des personnages de ses films : ce ne sont pas leurs idées qui comptent, même exprimées avec verve et avec éloquence, mais toute une présence verbale, physique, gestuelle qui s’apparente fort au charisme. Sacha Guitry disait, en boutade comme il se doit : “Tous les hommes sont comédiens sauf quelques acteurs”. Pour continuer la boutade, disons que Perrault, qui n’aime guère les acteurs, sans doute parce qu’ils ne sont pas bons comédiens (au sens de Guitry), adore les bons comédiens. C’est peut-être de là que vient le reproche formulé plus haut : à force de se recommencer, les comédiens deviendraient acteurs. Louis Harvey, à partir du succès obtenu dans POUR LA SUITE DU MONDE, a amélioré une composition dont on pourra toujours dire qu’elle est conforme à sa vérité profonde, mais dont on pourra tout aussi bien prétendre qu’elle a été figée par le cinématographe. Ainsi se ferme un cercle dont il n’y a pas matière à dire qu’il est, quelque part, vicieux : Perrault choisit ses personnages; en les filmant, il les confronte dans leur rôle, met en relief certains traits qui vont servir eux-mêmes par la suite à confirmer leur personnage. Autrement dit, dès qu’on a été choisi par Perrault comme personnage, est-ce qu’on ne devient pas insidieusement un rôle. Mais cette transformation ne concerne que des personnages déjà investis d’une parole collective : le prophète, le barde, le chef.
Situations conflictuelles et lieux clos
À l’exception d’UN PAYS SANS BON SENS!, obligé par son sujet même de diversifier les situations de référence, Perrault a toujours choisi des systèmes relationnels non pas clos — ils sont au contraire en osmose constante avec l’extérieur — mais qu’il est possible d’isoler le temps d’un film. Court inventaire : l’Ile-aux-Coudres, les paroisses d’Abitibi, le village indien et le pays des grandes chasses, l’Université de Moncton en grève (l’Acadie), enfin le groupe de chasseurs dans LA BÊTE LUMINEUSE avec ses affrontements et ses rapports complexes.
Cette obsession des situations closes procède évidemment de plusieurs nécessités. Tout cinéaste qui veut maîtriser une scène est amené à restreindre le nombre des intervenants. Plus la scène est ouverte, plus les personnages sont nombreux (nous sommes en situation réelle, et non en situation de mise en scène), plus la part du tournage se trouve réduite. On le voit bien avec UN PAYS SANS BON SENS! où, pour approcher la réalité globale du Québec, Perrault est amené à tourner en des lieux multiples, fragmentant les situations de tournage. Le lieu clos est celui qui pousse au paroxysme les rapports entre les personnages. À l’Ile-aux-Coudres, par exemple, les relations ne sont pas seulement des relations sociales qui mettraient, de manière abstraite, en évidence la structure sociologique de l’île; elles sont aussi, interpersonnelles, ce qui fait la part belle aux caractères, à l’humour du moment, et redonne aux individus leur chance. Une situation ainsi filmée a toujours une part d’aléatoire et de non reproductible, ce qui éloigne le typique cher à un certain réalisme.
C’est évidemment dans LA BÊTE LUMINEUSE qu’on voit le mieux à quel point un milieu fermé exacerbe les rapports humains et en fait ressortir toute la complexité, et même toute l’ambiguïté.
Les “pocailles” sont des chasseurs qui se réunissent pour quelques jours, entre hommes, dans un camp au milieu des bois, leur but étant de chasser l’orignal. De tout le film, on ne voit guère d’orignal, et on se souvient à cette occasion que dans POUR LA SUITE DU MONDE, on avait bien failli ne pas voir le marsouin. Opinion de profane, ces chasseurs n’apparaissent pas comme de très grands chasseurs; ils semblent plus avides de vie en collectivité restreinte que de rééditer les exploits des chasseurs d’antan — sinon par la parole. Si passion il y a, elle ne semble pas être la chasse. Alors, laquelle?
D’abord se réunir dans une cabane au milieu des bois, soigneusement aménagée dès le début du film. Comme les rapports entre hommes vont prendre tout de suite une singulière intensité, on peut soupçonner, enfoui très profond dans l’inconscient du groupe, le désir de recréer pour quelque temps une société mâle. Sans vouloir tomber dans l’interprétation homosexuelle, à coup sûr réductrice, on ne peut s’empêcher de remarquer le niveau de passion qui marque les rapports interpersonnels. Ces hommes vivent sur le mode du simulacre et du jeu — et parfois, ils se prennent au jeu — une situation historique qui a beaucoup marqué l’imaginaire québécois.
Mythe et métaphore
La thématique de Perrault prend donc sa source dans quelques situations archétypales qui nous restituent la structure du mythe québécois. Reste à s’interroger sur la façon dont le mythe est mis en forme. Les anthropologues, Lévi-Strauss en particulier, nous ont habitués à décrypter le mythe derrière les formes métaphoriques qu’il revêt pour être conté. Le conte le plus anodin, qui met en scène sorciers et sorcières, animaux totémiques, personnages légendaires ou quelquefois historiques, ne peut être interprété au premier degré. Il ne se réfère généralement pas à une scène historique même si, très souvent, elle est vécue comme telle dans la mémoire collective.
De façon plus générale, les narrateurs des sociétés modernes, romanciers ou cinéastes, transposent souvent des situations en relation profonde avec leur vision ou avec la vision collective dont ils sont, momentanément ou de façon durable, les interprètes.
Le mythe et le vécu
L’originalité profonde de Perrault est de n’avoir recours, ni à la métaphore, ni à la situation inventée, mais de s’entêter à extraire du vécu les éléments dont il a besoin pour exposer les situations archétypales qu’il a intuitivement repérées.
Sur le plan de l’écriture, la différence est profonde. On peut se demander si elle l’est sur le plan des résultats, mais la démarche utilisée est radicalement différente de celle à laquelle nous ont habitués les conteurs des sociétés traditionnelles ou les narrateurs de nos sociétés modernes. Pour ceux-ci comme pour ceux-là, la fiction n’est qu’un moyen de donner vie à des personnages inventés; les gestes, les comportements, les paroles doivent alors traduire directement ou indirectement la situation issue de l’imaginaire (collectif ou individuel) dont l’artiste se fait le porte-parole.
Pour Perrault, rien de tel. Il lui faut avoir, de ses yeux, assisté à la scène que, confusément, il porte en lui. Il part à la recherche de quelque chose — c’est parfois aussi imprécis que ça — et quand il le trouve, il sait qu’il a trouvé. Il sait qu’il a trouvé le personnage qui va porter la parole que lui-même, peut-être, aurait envie de porter. Il sait que l’environnement de ce personnage, son réseau de relations, le lieu où il vit, sont significatifs de la situation de référence. Il y a homologie entre la structure de la scène archétypale et la structure de la scène qui, il le sait, va se dérouler devant ses yeux.
Ce détour est-il bien nécessaire? Les moyens habituels de la fiction — invention de personnages, recours aux acteurs, dialogues écrits à l’avance — ne seraient-ils pas suffisants, et même plus efficaces pour dire ce qu’il y a à dire? En tout cas, ce sont ces moyens qui fondent la fiction en tant que telle.
L’autorité du vécu
Première hypothèse, l’auteur ne se sent pas l’autorité nécessaire pour prendre la parole. Il pense que les personnages qu’il inventera, les mots qu’il leur prêtera, ne seront pas à la hauteur des choses qu’il a à dire, qu’il ne sera pas l’interprète idéal de la collectivité qu’il veut servir. Il a donc recours, un peu comme on a recours à une citation, à des personnages qui ont, plus que lui, autorité pour dire. Léopold Tremblay parle en homme de l’Ile-aux-Coudres, Hauris Lalancette parle en paysan de l’Abitibi, Serge-André Crête en fils du prolétariat urbain devenu archéologue. Ce qu’ils disent est validé par leur droit de parler et par leur compétence.
L’effet du réel
Deuxième hypothèse : l’accent de vérité que certains cinéastes de fiction ont cherché en faisant jouer leurs acteurs sur un registre moins théâtral, en introduisant dans les dialogues des expressions empruntées à la conversation quotidienne, en aménageant le décor de manière plus réaliste — en bref, en poussant sans cesse plus loin le souci du réalisme par le recours à ce que Barthes nommait “l’effet de réel” — l’accent de vérité, donc, peut être obtenu avec plus de force en donnant la parole aux personnages eux-mêmes.
Trouver la parole en liberté
Si l’on considère comme acquis que Perrault porte en lui toute une vision du Québec, il est nécessaire de trouver les personnages qui, de manière convaincante, avec le tempérament qui authentifie leurs paroles, porteront, mieux que d’autres, le message. Problème de recherche : il faut trouver, non pas l’acteur qui va le mieux incarner le personnage, mais le personnage lui-même.
L’acteur appartient à une catégorie reconnue, il est dans l’annuaire avec sa photo et sa fiche signalétique; le personnage peut être n’importe qui, en l’occurrence, n’importe quel citoyen du Québec.
De la parole au discours
On a trouvé le personnage. Il faut le regarder vivre. On peut le suivre à la piste, dans les champs, sur son bateau, dans une réunion électorale, dans son rapport avec les autres, quand il argumente, quand il interpelle, quand il se défend, mais surtout, quand il se livre. On pourrait dire : quand il s’immole. De ce matériel considérable — cette méthode est avide de pellicule — on retiendra des éléments importants — parce qu’ils confortent l’hypothèse de départ (on pense à Zola dans Le roman expérimental) — qui seront, au montage, liés entre eux, par la logique même du discours qu’entend tenir le cinéaste. Ceci ne veut pas dire qu’il parle à leur place, mais que, dans leur bouche, il a reconnu, mieux qu’il n’aurait su les dire lui-même, les paroles qu’il avait envie d’entendre. Cela veut dire qu’il les organise selon une logique qui est celle du discours, pas forcément celle du récit. UN PAYS SANS BON SENS! est caractéristique de cette tendance : c’est un discours (le mot n’ayant ici aucune connotation péjorative), soit un ensemble de propos qui développe une argumentation, qui permet à son tour de parvenir à une conclusion, laquelle peut être formulée ou implicite. Le discours, toujours, cherche à influencer le destinataire. Ce sont là les films à problématique; grâce à l’habileté du montage, ils tiennent leur promesse, ils sont exemplaires, mais ne sont pas uniques en leur genre : le cinéma documentaire est souvent, que les procédés aient été ou non bien maîtrisés, un cinéma-discours, la cohérence pouvant être à dominante logique ou à dominante poétique. Les cinéastes de cette catégorie sont des essayistes (Marker) ou des poètes (Flaherty). Le mélange des deux registres est souvent la caractéristique du film politique dit “engagé”.
Dépasser le discours par le récit
Le documentaire, en revanche, ignorait le cinéma-histoire. Pour Perrault le discours, même charpenté par des propos cohérents tenus en cours de tournage par les protagonistes du film, ou par une continuité poétique qui doit souvent plus à l’image qu’à la parole (POUR LA SUITE DU MONDE), ne donne pas entière satisfaction. Dès le départ, en conteur, en porteur du mythe, il a cherché à organiser en histoire le déroulement du film. Les deux meilleurs exemples restent encore ses deux premiers films. Rappelons que dans le premier, POUR LA SUITE DU MONDE, il avait incité les insulaires à remettre en chantier une pêche au marsouin depuis longtemps abandonnée mais toujours vivante dans la mémoire des gens de l’île, capables encore de mettre en œuvre la technique indispensable pour la capture du marsouin. Ils ont réussi, in extremis, ce qui fait du film un récit : on peut raconter comment les insulaires ont remis en honneur la pêche du marsouin, comment ils ont réussi à capturer, de justesse, un marsouin qui a couronné leur entreprise. L’aventure au départ était risquée : il n’était pas du tout sûr qu’on pourrait capturer l’animal semi-légendaire. Cela n’avait pas une importance majeure, alors que du point de vue de la fiction classique, on ne pouvait concevoir qu’il ne se passe rien.
Dans son second film, LE RÈGNE DU JOUR, Perrault raconte — mais pour respecter ses propres distinctions qui font la part du raconté et du vécu, on devrait dire : vit — le voyage en France des époux Tremblay. Rien d’autre que le récit d’un voyage, les rencontres qu’on fait en cours de route, mais, comme élément d’incertitude, ce qui va changer dans la vie des personnages. Que vont-ils reconnaître, dans le “vieux pays” de leurs origines lointaines?
Si la structure du récit est moins nette dans le cycle Abitibi, le voyage de Hauris Lalancette en Bretagne (C’ÉTAIT UN QUÉBÉCOIS EN BRETAGNE MADAME) reprend le thème du voyage du RÈGNE DU JOUR, et il est sous-tendu par la même logique de la découverte d’une terre étrangère. Le voyage fournit évidemment la trame du récit par excellence. Mais ce n’est pas le voyage qui induit le récit, c’est la volonté de récit qui provoque le voyage.
Récit toujours que L’ACADIE L’ACADIE. Les étudiants acadiens de l’Université de Moncton, revendiquant pour leur dignité et leur droit à être enseignés dans leur langue, se heurtent à l’arrogance et à l’incompréhension des Anglais dominants et entreprennent une longue grève qui se termine par un échec, l’intervention de la police, et une “dispersion” comparée à la grande dispersion historique des Acadiens.
Les films indiens, plus subtilement, proposent de petits récits à l’intérieur d’un double récit (le mythe et la réalité) eux-mêmes constitués de plusieurs voyages en terre indienne, ces derniers désarticulés et reconstruits pour les besoins du discours. C’est sans doute dans ces deux films, considérés comme un seul, qu’on retrouverait, à son maximum d’efficacité, la dualité discours-récit qui rend bien compte des tendances profondes de Perrault, même s’il les transcende par la notion de vécu qui n’est pas seulement une justification théorique, mais la dimension opératoire d’une pratique. Perrault nous dit (la complexité du montage ne laisse pas de doute sur le fait que c’est bien lui qui dit) comment les Indiens ont vécu l’humiliation (et nous n’avons pas non plus de doute sur l’authenticité de leur vécu), et l’unité des deux tient à ce qu’il a su intégrer son discours à son propre vécu, emmêlé à celui des Indiens sans jamais s’y confondre. Mais la dialectique de la farine et du caribou sous-tend bien, essentiellement, la progression d’un discours.
Le discours, en revanche, est bien en retrait dans LA BÊTE LUMINEUSE, où s’impose le récit-vécu. On peut y voir comme l’aboutissement, quasi-parfait, d’un long projet, vieux de plus de 20 ans, au fond le vrai projet de Perrault : subordonner le discours au récit par le biais du vécu.
Le discours sur la chasse à l’orignal dans la pratique et l’imaginaire québécois, sur la nostalgie du Québécois par rapport à la vie du coureur de bois de ses ancêtres, sur la situation des Québécois d’aujourd’hui, n’est plus dans le film qu’en sourdine. Ce qui s’impose au premier plan, c’est la description de rapports subtils, profonds, prolongés, entre des personnages. De ceux-là, on nous en dit plus qu’autrefois (sauf LE RÈGNE DU JOUR par moments), et il n’est pas exagéré de dire que leur psychologie est plus fouillée qu’elle ne le serait dans bien des films de fiction (ce qui est pour le moins inattendu dans le cinéma “documentaire”). Bien entendu, il y a des comparses, des personnages secondaires, qui donnent crédibilité et profondeur à l’argument principal mais l’essentiel demeure l’affrontement masqué, inavoué, entre Bernard et Stéphane Albert. Ceux-là sont différents, complexes, déroutants, mais tous les deux vivent intensivement une relation d’exception, dont on a déjà souligné l’ambiguïté. En relevant les dialogues du film, on aurait la continuité d’un film de fiction, disponible pour le travail classique de réalisation. 2 Cela ressemblerait à ces émissions où on demande à un acteur d’interpréter un texte écrit, transcrivant mot à mot l’interview antérieure d’une personnalité.
Les registres du vécu : énoncé et énonciation
Tout est en place dans LA BÊTE LUMINEUSE pour qu’on y reconnaisse la structure d’une narration classique… à cela près qu’elle résulte d’une série d’interventions en direct. Préparation du camp, lieu d’affrontement; préparatifs de la chasse; rapports antérieurs entre Stéphane-Albert et Bernard, Stéphane-Albert et Maurice Chaillot; départ pour le camp; premiers affrontements; l’affût, etc. : on peut énumérer tout ce qui constituerait dans un film de fiction, la structure narrative. On peut distinguer temps forts et temps faibles, moments de tension et de détente (l’affût qui se termine en farce). On parlerait de suspense si le terme n’apparaissait pas déplacé dans un tel film. Dans ce passage superbe de l’affût, alors que Chaillot et Boulais, la gorge étreinte par l’émotion, un peu ridicules avec leur arc, attendent l’irruption de l’orignal, on notera que cinéastes et protagonistes ne sont pas au même niveau d’information : alors que les chasseurs y croient, tout le monde autour d’eux sait que la scène va tourner à la farce. Il y a bien vécu, mais il n’est pas partagé, et le tournage lui-même constitue un piège, puisque ce qui est filmé est en décalage avec la situation : les chasseurs ne savent pas qu’ils sont, en quelque sorte, gibier. Eux vivent une attente angoissée et émouvante, les cinéastes vivent une farce fondée sur le décalage entre l’attente et son résultat. Ainsi se met en valeur toute la complexité du vécu, qui a simultanément plusieurs registres, et permet de distinguer, dans la scène elle-même, le voyeur et son objet, à cette différence près par rapport au cinéma traditionnel que le spectateur s’identifie non pas au voyeur, mais à son objet. Le cinéma, un instant, nous trompe sciemment, puis dévoile la tromperie. Nous sommes loin de l’innocence et de la transparence souvent prêtées au cinéma “direct”.
Perrault a donc raison de dire que le montage n’est que prolongation du tournage, puisque, comme on le voit par l’exemple ci-dessus, le tournage est déjà sous-tendu par tout un processus d’énonciation que le montage doit simplement renforcer.
On verra peut-être dans cette démarche une manière sophistiquée et coûteuse de faire un film qui montre — comme un film de fiction — l’évolution des rapports entre les personnages, conte une histoire qui est, sans trop forcer, une histoire d’amour, et se termine, non pas comme dans la vie — dans la vie, celle-là n’est pas terminée — mais sur un moment que le cinéaste a choisi, sur la fin d’une tension.
Simulation contre témoignage ou Fiction contre vécu
On aurait tort de s’en tenir à ces analogies superficielles. On n’oubliera pas d’abord que ce que légitime le film c’est la réalité de l’action qu’il a été décidé de filmer : la chasse réunissant pour quelques jours dans les bois un groupe d’hommes qui doivent affronter l’orignal, est une situation vécue au Québec, où le nombre de chasseurs est important. On a toutes raisons de penser que dans l’imaginaire, elle est vécue par un nombre encore plus considérable.
Nous sommes bien dans une de ces situations archétypales qui permettent l’expression du mythe, à ceci près que les personnages que nous voyons sur l’écran existent vraiment. Le tournage n’est pas simulation, il est vérification, validation. Là se situe la différence entre fiction et cinéma du vécu : simulation contre témoignage.
Le tournage comme énonciation : saisir l’unique
Sur le plan du tournage, 3 le cinéma du vécu exige des méthodes radicalement différentes à la fois de celles du cinéma de fiction et du documentaire. Les cinéastes doivent vivre avec les personnages la totalité de leur aventure, sans trop savoir au départ comment elle va évoluer et se terminer.
On sait que le roman moderne, un temps, s’était donné ce semblant de liberté, de mettre en scène des personnages sans trop savoir ce qu’ils allaient devenir. Mais ce qui n’est qu’un jeu en matière romanesque est, en matière de cinéma, un exercice beaucoup plus périlleux que l’écriture ne sauvera pas malgré lui. Cela suppose une disponibilité de tous les instants, une capacité de filmer non pas en continu (il y aurait alors plus de 100 heures de film brut) mais aussi souvent que la situation l’exige, sans jamais être sûr à l’avance de tourner à bon escient.
La présence permanente des cinéastes — qui doit être à la longue plutôt pesante, puisque toujours affichée, jamais clandestine — nécessite une complicité profonde des personnages. On peut taxer cette complicité de complaisance. Sans doute. Mais on ne vit pas des jours et des jours sous le regard d’une caméra en étudiant sans cesse sa manière d’être et de paraître.
Une remarque en passant : cette capacité de vivre dans l’intimité de la caméra n’est peut-être pas possible dans toutes les cultures et sous toutes les latitudes. La faconde québécoise, un goût certain du verbe et du spectacle, favorisent à coup sûr une telle approche, et probablement pas pour tout le monde (mais nous avons noté que tout le monde n’était pas un personnage de Pierre Perrault : il faut être, peut-être, plus québécois que nature). Il faut au personnage une certaine capacité amplificatrice. Cela ne fait pas de lui un acteur. On pourrait presque dire : au contraire. Au moment où il est enregistré, il est lui-même, et en situation, en relation avec d’autres éléments actifs du film. Il n’a pas à dire un texte, ni même à redire un texte qu’il a déjà dit. Nous l’avons déjà dit : recommencer, c’est ce qui fait l’acteur.
En quoi, dans ces conditions, peut-on parler d’une écriture, et de surcroît, d’une écriture originale?
En dépit de ce qui vient d’être dit, pas au niveau du tournage : l’aptitude à vivre avec les personnages est relativement répandue depuis que le cinéma direct est devenu une pratique courante (il faudrait d’ailleurs étudier comment une pratique devient routine).
Le montage est un moment capital, et on a souvent signalé ce que le meilleur du cinéma direct lui devait. À ce niveau s’élabore une véritable syntaxe dans l’agencement des passages, des contrastes, des oppositions, des transitions, des rebondissements. Mais les problèmes de montage ne sont pas nouveaux.
Le véritable apport de Perrault se situe plutôt dans la continuité tournage-montage qui trouve son unité dans le personnage, véritable pivot du système, à la fois signe et indice, arbitraire en ce qu’il est dû au hasard, motivé en ce qu’il est authentique.
C’est sur lui que repose toute écriture du réel, qui doit être toujours, au-dessus de tout soupçon.
Pour récapituler
Le mythe fournit la source commune (rappelons-nous que le mythe est une histoire qui a, dans une société, fonction explicative et régulatrice) de la fiction et du vécu d’où l’impression qu’on a, parfois, de retrouver des deux côtés les mêmes personnages. Dans le mythe une société se reconnaît et fonde sa culture, ce qui atteste sa vérité profonde. À l’opposé, fiction et documentaire peuvent relever du mensonge.
Quelquefois, une société utilise pour perpétuer ses mythes des personnages légendaires qui servent aux conteurs à mieux exposer, grâce à l’identification et à la connaissance du public, la signification des situations. Le personnage légendaire peut sombrer dans le stéréotype; on lui oppose alors le personnage vrai dont la vérité est attestée par le vraisemblable ou par le témoignage.
Le pas décisif c’est néanmoins quand on part à la recherche du mythe dans le vécu, le personnage mythique cessant alors d’être un modèle pour prendre vie.
Quand on accepte de soumettre son hypothèse à la vérification par la vie, le mythe devient l’équivalent de ce qu’est l’hypothèse dans la démarche scientifique. S’il n’est pas conforme à quelque vérité profonde, il sera alors impossible de le faire revivre. Rencontrer en chair et en os un personnage qu’on a déjà inventé, le suivre en acceptant qu’il ait un comportement autonome, qu’il présente des objections, réserve des surprises, c’est expérimenter au sens scientifique du terme.
Vérifier le mythe par le vécu
Le tournage et le montage ne sont que des opérations destinées à vérifier qu’il y a bien adéquation, correspondance, homologie, entre le mythe et le vécu; qui vont tenter en permanence de les faire coïncider, avancer à tâtons ou reculer, s’abandonner à la logique du vécu pour rectifier le mythe, se guider sur le mythe pour prévoir ou orienter le vécu, en sachant qu’il n’y aura réussite que s’il y a correspondance.
Désormais, on sait que le mythe existe : on l’a rencontré.