La Cinémathèque québécoise

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De Pour la suite du monde à La bête lumineuse : trois avancées successives sur le terrain de Pierre Perrault

J’inscrirai mes premières déambulations entre deux récits du cinéaste, deux arguments souvent utilisés pour situer les commencements. On les trouve tous deux dans l’entrevue accordée à La revue du cinéma de janvier 1972, il les reprenait encore en novembre dernier dans une série d’émissions pour Radio-Canada — peut-être parce qu’il venait de récrire ses anciens textes pour fins de publication. Les deux histoires concernent le fait français au Québec; je les intitulerai :

  1. les fleuves de France, et
  2. la mort de Yves Montand.

– 1 –
les fleuves de France

Le premier argument est historique, on pouvait entendre la première histoire à peu près comme suit, à l’émission Pour le temps qui dure (Radio-Canada), le 25 novembre 1981 :

Il m’est arrivé de faire des émissions, avec Jacques Douai en particulier, sur les fleuves de France. Moi, j’étais un paysan du Danube, je les connaissais, les fleuves de France. J’ai pu faire des émissions très à mon aise. Puis l’envie m’a pris d’en faire une sur le fleuve Saint-Laurent! J’avais rien à dire! parce que j’avais appris à vivre en lisant! Or, le Québec n’est pas dans les livres, il ne l’était pas il y a 25 ans, ou très peu. Le seul livre que je possédais, qui me mettait en relation avec un moment vivace du Québec, c’était l’Abatis de Savard…

À la fin des années 50, il avait scénarisé et composé les textes de plusieurs séries radiophoniques consacrées à la musique. Chansons et danses, anciennes ou plus récentes, chansons poétiques ou folkloriques. La dernière et la plus importante de ces séries fut Le Chant des hommes, une série de deux cents émissions qui regroupaient les chansons et les danses par répertoires nationaux ou par objets de célébration, c’est-à-dire les fêtes communautaires ou les métiers. Il avait consacré une émission d’une demi-heure à chacun des fleuves de la France, trouvant les chansons, ainsi que les monographies pour compléter son information.

Perrault faisait, avec ce travail, son premier apprentissage de ce qui deviendra chez lui la parole irremplaçable. Il découvrait, dans la chanson folklorique — en ce qu’elle est encore vivante et qu’on peut encore la dire populaire — les qualités d’une parole communautaire, partagée, autour d’une célébration de l’histoire, de la géographie, des êtres, des saisons et du métier de chacun. Moins la terre et la mer, que ce que les hommes font de la terre et de la mer, ce que font des hommes la terre et la mer qu’ils fréquentent et pratiquent de leur quotidien. Alors le pays était dit en termes de montagnes, de forêts et de champs labourés, en termes de courants et de marées, de grands fonds et de sous-sols. Le pays était dit en termes de paysans, en termes de marins, de laboureurs et de bergers; de chasseurs, de pêcheurs et de navigateurs. Autant de termes qui déjà disaient leur appartenance, déjà disaient leur dépendance. Ces émissions radiophoniques furent les premiers textes de Perrault à célébrer cet homme hautement civilisé, point encore touché par la division du commerce, qui est encore capable de rendre compte de la naissance, de la mort et de la nourriture. Je veux dire la mort de ses parents et la naissance de ses enfants. Je veux dire la légitimité de sa naissance propre, et de sa mort, et, d’un terme à l’autre, la nourriture partagée. Il y a plus de vingt ans, dans ces émissions radiophoniques, dans le folklore, était dite l’adéquation, par le métier, d’un homme et de la terre qui a nourri ses parents, le porte puis le reprendra.

Pendant des années, Pierre Perrault va poursuivre son observation; voyager et trouver encore de ces pays — pays et payses — à qui la fréquentation des côtes et des îles a inspiré par exemple six mots différents pour désigner les bélugas du fleuve, “selon la couleur de leur âge”. 1 Les gens de l’Ile-aux-Coudres ont autant de mots pour dire les glaces du fleuve qui empêchent la navigation mais les portent jusqu’à Baie-Saint-Paul et parfois les emportent. (Voir LA TRAVERSÉE D’HIVER À L’ILE-AUX-COUDRES.) La richesse de leur vocabulaire, son invention, sont à la mesure de leur connaissance, manifeste une pratique de chacun des états des choses dont dépend leur survie.

Dans les premiers textes, cette dépendance était confondue avec la possession. L’acte de nommer, conséquence d’une découverte ou d’une fréquentation, non seulement manifestait cette possession mais l’accomplissait : Jacques Cartier s’emparait d’une île en travers du fleuve en la nommant Isle-ès-couldres, s’en emparait au nom du roi de France bien sûr. Et les voyageurs du temps passé marquaient tout un continent de mots français, les voyageurs du temps passé en vain. La disparition de cette toponymie au profit d’une nouvelle, de Saint-Moïse aux Stigmates-de-Saint-François, de Sherbrooke à Drummondville, raconte trop bien la dépossession historique. Dans ces conditions, le vulgaire devient domestique, vernaculaire dit Benny Simard dans UN PAYS SANS BON SENS! Un des chasseurs qui l’accompagnent sur les terres du caribou lui demande en quelle langue il écrira son livre. Le fonctionnaire répond qu’il l’écrira en français s’il le destine au personnel de son ministère, en quelque sorte aux familiers de la maison; mais s’il veut faire œuvre scientifique et viser un public plus spécialisé, il l’écrira en anglais. “Moé, j’sus d’accord avec vous là-dessus”, dit le chasseur, le coureur des bois qui lui sert de guide. 2

Les films, dans leur succession, vont rendre compte de cette conscience progressive de Perrault, depuis POUR LA SUITE DU MONDE jusqu’au PAYS DE LA TERRE SANS ARBRE. Dans l’un et l’autre films, à quinze ans d’intervalle, la mémoire des uns et des autres est encore brûlante; mais dans l’un et l’autre film, l’événement est ponctuel, dernier, la geste est finale. Les quelques saisons subséquentes de la pêche aux marsouins ne changent rien au fait : on ne péchera plus le marsouin à l’Ile-aux-Coudres. Les Montagnais n’iront plus au Mouchouânipi, y sont allés une dernière fois, grâce au cinéma, au moyen d’un transbordeur blanc, pour une dernière célébration des chasses anciennes. En 1963, les pêcheurs de l’Ile-aux-Coudres imaginaient encore laisser une trace, transmettre aux enfants une connaissance; en 79, les enfants indiens refusent de suivre les parents chasseurs. Restent l’entêtement de l’Amérindien et la fraternité du blanc, dans leurs conditions sauvage et québécoise, leur nostalgie à tous les deux.

Perrault s’applique dans ses films à ne pas outrepasser la conscience de ses personnages. Ou alors le fait très discrètement. Par simples intertitres parfois. Ou alors par le montage, l’organisation des séquences, les disjonctions du sonore et du visuel parfois. Une critique qui se contenterait de la dénotation, par exemple dans LE GOÛT DE LA FARINE, un film accusé d’être bavard, se tromperait grossièrement sur la lecture de ce texte. Il est vrai que LE GOÛT DE LA FARINE est un film bavard. Les personnages le sont. L’essentiel pourtant n’y est pas explicité. C’est plutôt à l’écriture que Perrault confie son impatience grandissante, après En désespoir de cause, de L’Acadie du discours à De l’artisanat comme instrument de conquête, par L’apprentissage de la haine et Trou d’homme, y compris les dernières vindications de la revue Possibles : On demande des poètes de chair et de sang et C’est le grand temps.

*

Mais il faut revenir à mon histoire, je veux dire à celle de Perrault. La première. Celle des fleuves de France.

Ayant conçu le projet d’une série semblable au Chant des hommes sur le pays québécois, c’est-à-dire sur sa géographie, son histoire, ses métiers et sa musique, Perrault s’est trouvé aphasique, bien au creux du pays, mais sans les mots pour le dire. Ni les livres pour apprendre. Ni les images. Amnésique.

Il avait eu, au temps de son université, des reconnaissances pour Félix Leclerc, Gratien Gélinas et Alfred Desrochers, poètes et dramaturges des plus humbles. Il mettra du temps à avouer Félix-Antoine Savard qui, depuis 1937, avait célébré tour à tour Charlevoix, l’Abitibi et l’Acadie. Mais, dit aussi Perrault, de tous ces livres, un seul lui agréait, L’Abatis, les autres étant par trop hellénisant, la réalité québécoise recevant trop sa beauté des images et des rythmes étrangers. Il fallait à Perrault commencer le récit aux premiers témoignages, de la même façon qu’il dira plus tard qu’il faut recommencer le pays au premier arbre. Il a souvent raconté, entre autres et le plus magnifiquement dans Le Discours sur la parole, comment il est descendu au pays de sa femme, questionner les vieux oncles et les tantes fines, comment il est ensuite débarqué à l’île-aux-Coudres avec son magnétophone, pour entendre ce que les pays et les payses avaient à dire, à raconter, à célébrer et à expliquer de leurs métiers. Et c’est là que, cherchant les mots pour dire, il a trouvé les hommes, l’homme disant, il a trouvé dit ce qui dans cet individu peut se dire québécois, de par sa façon d’être dans le Québec, comme on peut dire qu’un individu est laboureur, non pas seulement parce qu’il laboure mais parce qu’il consent à cette activité, parce qu’il est attentif. Et voilà pourquoi, quinze ans plus tard, Perrault aura tant de passion pour Hauris Lalancette, l’homme au bout du rang, parce qu’acharné, mais surtout parce que la pièce de labour et le Québec ne sont pas pour Hauris dans une relation métaphorique, comme dans un texte de Perrault, mais bien dans une relation métonymique.

Hauris en s’assumant, en labourant, en défrichant, affirme à chaque coup de hache son désir de conquête et d’occupation d’un territoire collectif. 3

Ce n’est pas la moindre ambiguïté des deux premiers films sur l’Abitibi.

*

Mais pour revenir à mon histoire, j’en étais à Félix-Antoine Savard… Pendant vingt ans, sur les traces de Savard, lui-même déjà installé dans le sillage de Jacques Cartier, Perrault va reprendre le pays sur le fleuve, depuis Blanc-Sablon en deçà d’Anticosti jusqu’à l’arrière-pays de la rivière Gatineau. Il cherchera des témoins, des hommes de qualité. Je le répète, des hommes qu’on puisse déclarer Québécois, comme certains peuvent se prétendre charpentiers, ou pêcheurs, ou navigateurs. Il entreprendra l’inventaire des grands mythes fondateurs — comme l’exposera Guy Gauthier — il en sondera l’actualité, il vérifiera les royaumes, dirait peut-être Gauthier.

On trouve, dans les films de Perrault, des charpentiers et des navigateurs de goélettes, avec leurs fils; des descendants de draveurs où fut l’Acadie; on trouve en Abitibi des fermiers qui peuvent témoigner de leurs pères; on trouve dans les derniers films les chasseurs montagnais qui apprenaient la chasse dans les premiers; on trouve aussi ceux de Maniwaki en quête de leur bête lumineuse. L’enfance est prégnante dans tous les films. Les enfants sont les témoins plus ou moins distraits, selon l’âge, les destinataires de la tradition. Il apparaît qu’ils ont été détournés de l’héritage. Dans LA BÊTE LUMINEUSE, ce sont eux qui prennent le bois, laissent derrière eux les pères marchands et les épouses. Perrault n’a jamais cessé d’interroger la suite du monde. Vingt ans après le premier voyage, il est retourné à La-Romaine et à Saint-Augustin retracer les pistes d’autrefois, ce qui reste des chasses enregistrées pour AU PAYS DU NEUFVE-FRANCE. Il sonde les reins et le cœur des fils de ces fondateurs de pays. À Maniwaki, ils montent avec l’Indien dans un pays qu’ils nomment le Michomiche, c’est-à-dire, Où les ancêtres chassaient, et ne trouvent qu’à tuer l’ours et la femelle, et détruire l’étranger qui les accompagne. L’Indien nourrit le chevreau puis gagne la forêt, sa caisse de bière sous le bras. Tout ce qu’il réussit à faire surgir entre les arbres c’est l’illusion, le simulacre, les poètes. Ils sont là, dans cette forêt qu’on bûche dans un proche hors-champ, quelques mutants, incapables de passé, inappropriés au futur. Ils chavirent et rêvent d’une bête mythique qui ne paraîtra jamais.

– 2 –
la mort de Yves Montand

La deuxième histoire est plus courte. La voici dans les deux phrases de sa dernière version :

J’en ai assez de voir Yves Montand mourir pour la France! C’est toujours cette représentation qui fait qu’un moment donné le comédien qui est montré finit par être confondu avec le personnage qu’il représente.
(Pour le temps qui dure, 23 novembre 1981)

Je ne me souviens pas avoir vu Montand mourir pour la France, mais le propos n’est pas là. On trouve la première phrase de ma citation, l’exclamation, mot-à-mot dans l’entrevue avec Jean-Daniel Lafond (p. 125). Elle est accompagnée de variantes, Jane Fonda, Catherine Deneuve, Jeanne Moreau, Marlon Brando et d’autres.

Je ne reprendrai par l’argument du double impérialisme de la machine à rêver qu’est pour Perrault le cinéma de fiction, l’argument de la double aliénation, 1) celle d’une consommation massive d’histoires inventées et fabriquées par les autres, 2) celle de la médiation rassurante des interprètes. Montand mourrait-il vingt fois pour la France, je le retrouverai toujours au prochain spectacle. Du héros ne mourra jamais que l’interprété; l’interprétant s’en tirera toujours, pour mon plaisir.

À l’encontre de ce cinéma, Perrault prétend que ses personnages ont pignon sur rue; ils avaient lieu parmi les gens avant que le cinéma ne vienne les désigner; ils ont continué à être eux-mêmes devant la caméra, ils n’ont jamais parlé qu’en leur nom propre; ils continuent d’exister, ils continuent de vaquer, une fois le tournage terminé, ils continuent de labourer, ou de brocanter… ou d’étudier pour un temps, comme les jeunesses de Moncton. On pouvait à l’Ile-aux-Coudres, visiter la vieille Marie Tremblay dans son atelier, la trouver semblable dans sa robe noire, son tablier blanc et sa coiffure à paillettes. Vous disiez : Je suis un ami de Pierre Perrault! ou vous disiez : J’ai vu LE RÈGNE DU JOUR. Elle vous fixait d’un œil qui continuait à vieillir. Elle vous disait : Monsieur Perrault! Ça c’est un soldat! Vous n’étiez pas certains d’avoir bien entendu. Parce que la voix aussi avait continué à vieillir. Puis est morte Marie Tremblay, comme est mort le vieil Alexis son époux. Pourtant, revenus à la cinémathèque, comme à la Maison de la culture de La Rochelle, vous leur retrouvez dans LE RÈGNE DU JOUR la même verdeur qu’autrefois, la même intensité mythologique. Sur l’écran, la vieille dame marche toujours dans une neige lourde, sans beaucoup avancer à cause du grand angle. Derrière elle l’église est basse, pendant qu’une femme chante

Parce que c’est de vivre
Pourtant qu’on meurt.

La même vieille ensuite est appliquée au rouet. Vous entendez sa voix. Off. Enregistrée autrefois. Vous l’avez entendue à la radio. Elle chante :

Que les beaux jours sont courts (…)
Que les beaux jours sont courts.

À son côté se tait, et s’attriste son mari. On dirait Hercule aux pieds d’Omphale. Je le dis sans péjoration, avec beaucoup de ravissement.

Il faut relever cette confusion chez Perrault, entre la personne profilmique, la Marie Tremblay du vécu, et la représentation qui en est faite, le personnage, la Marie Tremblay d’un film, ou de deux films, ou de quatre. La distinction n’empêche pas de reconnaître l’interdépendance de ces deux réalités.

J’ignore s’il faut parler d’utopie, ou de naïveté, ou de je ne sais quelle distraction, de quel entêtement. Vous interrogez Perrault sur le filmique, il vous répond du profil­mique. D’abord, il vous assure que son film respecte le préfilmique. De cela certains peuvent témoigner. On trouve dans le film une explication des motifs les plus récurrents du préfilmique. Ils vont trouver une concision qu’ils n’avaient pas, une nouvelle densité. Certains vont être privilégiés; on verra dans LA BÊTE LUMINEUSE une célébration de l’anarchie s’estomper, la description d’un couple prendre de plus en plus d’importance. Ensuite, pour ce qui est de la fidélité au profilmique, Perrault se rassure, le préfilmique en est la représentation analogique. La pellicule est objective. On ne peut, à son sujet, parler d’intermédiaire.

Pourtant Perrault sait reconnaître ces distorsions, il sait les décrire. Mais quand il lui faut dire la singularité de son cinéma, il en appelle de cette identité du filmique et du profilmique. Et les films eux-mêmes s’appliquent peu à les distinguer. Le filmique simule le profilmique, le film se prétend formellement microcosme de la réalité filmée. Le film peut accorder entre eux des personnages, ou les mettre en contradiction ou en complémentarité, parfois sans que les interprètes ne se soient jamais fréquentés. Mais toujours, pour Perrault, le film prolonge l’éloquence du profilmique, l’amplifie, fait sonner haut ce qui fut murmuré pour quelques privilégiés.

À l’entendre, c’est au tournage qu’il fait son cinéma. Le magnétophone et la caméra sont avant tout liés à un apprentissage personnel, ils sont prétextes à séjours parmi les gens, occasion de les mieux fréquenter, et plus longtemps.

Je vais m’avancer.

POUR LA SUITE DU MONDE (1963) : Grand-Louis, Perrault et Marcel Carrière; une certaine familiarité
POUR LA SUITE DU MONDE (1963) : Grand-Louis, Perrault et Marcel Carrière; une certaine familiarité
© ONF

Ce que Perrault a cherché sans faillir pendant vingt ans, aux quatre coins de la Province, c’est une délignée, telle qu’elle fut célébrée en Alexis Tremblay dans les deux premiers longs métrages et dans la série radiophonique Chroniques de terre et de mer (1964). Une délignée. Une ascendance. Ce qui est cherché, c’est une légitimité, c’est une autorité, dans une collectivité accordée autour de soi. Il y a, au départ, une sorte de méfiance, chez Perrault, une méfiance de son propre imaginaire. Il ne lui reconnaît aucun droit, aucune autorité, pour intervenir entre les gens et lui, je dirais même entre l’œuvre et lui. L’œuvre filmique. Ce n’est que dans l’écriture que cet imaginaire va réclamer ses droits, s’affirmer avec de plus en plus de violence. Le cinéaste, lui, prétend se soumettre à l’imaginaire de la collectivité. Il leur a donné la parole. Il est vrai. Pour trouver sa propre parole dans la leur. C’est dans le collectif qu’il a cherché et trouvé sa singularité, confondu dans la tribu, tenant — non seulement leur langage mais — leur parole même. 4

C’est de cette aventure que rendent compte les films. Entre autres. Ils en sont les instruments. Les poèmes parallèles constitueront les chroniques, de Portulan (1961) et de Toutes Isles (1963) à Gélivures (1977), ces fentes creusées par le gel dans les arbres et les pierres.

Ainsi — pour revenir à mon histoire, la deuxième, celle du pauvre Montand mourant pour la France — ce que Perrault reproche au comédien, c’est de servir d’intermédiaire, c’est de ne pas être identique à la personne profilmique et au cinéaste qui veut la raconter.

Il y a toujours des points de familiarités entre Perrault et les interprètes de ses films, l’équivalent des oncles et des tantes des premières émissions radiophoniques. Des points de parenté. Par lesquels est réalisée la continuité physique obligatoire entre le cinéaste et la réalité filmée. On peut expliquer ainsi sa fidélité à certains interprètes. On peut expliquer ainsi que, pour le tournage de LA BÊTE LUMINEUSE à Maniwaki, il ait demandé qu’on invite un poète de ses amis. On peut expliquer ainsi l’importance de sa participation aux événements, l’obligation qu’il se fait d’être aux avirons avec les voyageurs sur les glaces, de tendre la pêche avec les pêcheurs et de chasser avec les chasseurs. C’est là le vécu qu’il réclame : les gens dans leur milieu, sinon dans leur quotidien, du moins dans une activité pour laquelle ils ont de la passion, mais aussi lui parmi eux. Comme si cette activité fraternelle au moment du tournage pouvait oblitérer la relation paternelle du montage. C’est avec leur parole que Perrault trouve sa voix, les choses à dire et les mots le disant, l’argumentation.

Les gens qu’il cherche — les gens qu’il trouve le plus souvent — auxquels il s’attache, à qui il confie l’animation du tournage ou qui vont lui fournir, comme dans UN PAYS SANS BON SENS!, les principales articulations de son argument, ces gens sont déjà investis d’une parole plus ou moins collective, les interprétants en quelque sorte d’une connaissance. Ce que le cinéma leur apporte, c’est une audience exceptionnelle. Ces fonctions étaient caractérisées dans POUR LA SUITE DU MONDE :

  1. le philosophe qu’on vient consulter pour la mémoire et la sagesse;
  2. le poète qui célèbre l’événement, avec son répertoire de récits tout prêts;
  3. le maître d’œuvre qui dit où trouver les chicots sur les battures, quand planter les harts et comment monter la garde.

Et on pourrait catégoriser tous les films selon les fonctions qui y sont privilégiées. Il est remarquable que les paroles de philosophe et de poète tiennent la meilleure place. Les œuvres sont dérisoires ou sans postérité immédiate. L’amertume est absolue dans LA BÊTE LUMINEUSE, les maîtres d’œuvre frustrés se défendent contre la tendresse du poète; le philosophe se tait, refuse de se désolidariser de la meute; et le poète — toujours naïf — est sacrifié sans pitié. L’anarchie réclame ses droits.

– 3 –
l’éloquence des siens

Aux responsables de la collection Cinéastes du Québec, Perrault déclarait ce qui suit, en 1970 :

“On n’empêche jamais les choses qu’on filme de suivre leur cours” : telle est ma règle à moi et c’est seulement une autre règle. Puisque l’imprévu c’est ce qui doit arriver, nous n’avons aucun droit de le tuer au risque de chasser le naturel qui ne revient pas au galop… 5

Voilà qui pourrait bien être la règle d’or d’un tournage. Le naturel. Et si le personnage est cabotin à l’écran, c’est que la personne filmée a l’habitude du cabotinage. Si le spectacle est ostentatoire, c’est que l’interprète n’a pas le métier qu’il faut à un comédien pour dissimuler précisément qu’il œuvre pour une caméra. Bien sûr, ce n’est pas le cinéaste qui fait se prendre la bête dans LE BEAU PLAISIR; le cinéaste, il s’en passe de la bête quand elle fait défaut dans POUR LA SUITE DU MONDE. Ce n’est pas lui qui fait mourir la jument pendant le tournage du RÈGNE DU JOUR. Ce n’est pas lui qui a provoqué, en avril 1968, l’occupation d’un pavillon universitaire à Moncton. Ce n’est pas lui qui a lancé Hauris Lalancette dans une campagne électorale. Ce n’est pas lui qui, dans UN PAYS SANS BON SENS!, a proposé à Maurice Chaillot de quitter la France pour le Québec; encore que le tournage peut bien l’avoir convaincu, la confrontation, la contradiction, avoir forcé en lui une nouvelle conviction.

LE PAYS DE LA TERRE SANS ARBRE est le premier film où est affirmée dès l’incipit une intervention active des cinéastes.

Plan 7 : “À l’automne 1972, nous avons pris contact avec le pays légendaire grâce à André Marck et Basile Bellefleur, Indiens montagnais de La-Romaine.”
Plans 11-12 : “L’année suivante, avec trois anthropologues guidés par Jérôme Saint-Onge de Schefferville, nous avons parcouru le Mouchouânipi à la recherche de sites archéologiques.”
Plans 16-17 : “Et en septembre 1977, nous retournons au Mouchouânipi avec Serge-André Crête. (…)
Il accompagne la famille Ashini à la chasse au caribou.”

Nous, c’est le cinéma, les cinéastes caméraman preneur-au-son et réalisateur.

Ainsi, les événements entrelacés au montage, dans une même dynamique, comme en une seule passion, se sont déployés sur cinq années. Mais ne sont pas distinguées dans le film des séquences tournées lors de voyages supplémentaires qui, grâce à la présence des mêmes intervenants, sont intégrées aux premières. Il n’est pas fait mention, non plus, pour les deux dernières expéditions, d’une intervention des cinéastes dans la décision même de ces voyages, tous les deux provoqués et financés par le cinéma.

Il faut donc comprendre que ce n’est pas empêcher les événements de suivre leurs cours que de les provoquer, les mettre en occasion de s’accomplir. Et cherchant une confirmation dans les propos de Perrault, je trouve cette page d’entrevue à Séquences, en octobre 1963… il vient de tourner POUR LA SUITE DU MONDE, venu à la caméra par le magnétophone :

Je commençais à me rendre compte justement qu’en interrogeant une personne, j’obtenais une réponse. Mais en interrogeant ou en parlant plutôt à deux personnes, je n’obtenais pas deux réponses mais un dialogue. C’est ce dont nous avions besoin pour faire ce film.
Et dans un dialogue, un homme est souvent poussé à bout, il se découvre plus facilement, il se révèle : il ne peut plus soutenir un autre personnage que le sien. 6

Et pour provoquer cette éloquence, dans POUR LA SUITE DU MONDE, il a confronté, au milieu des marguerites, le chantre d’église et un “homme peu de foi” qui refuse de payer son écot aux âmes du purgatoire avant d’avoir été exaucé. Dans LE RÈGNE DU JOUR, apprenant la mort de la jument, il demande aux enfants de taire la nouvelle, le temps que le cinéma fasse son œuvre avec les vieux; ensuite, qu’est-ce qui se passe? Le vieux dit :

Marie! Je cré quasiment que la pouliche est partie.

Il est question de mort et d’acharnation du cœur, de la souffrance évidente. Le vieux dit :

Vous avez pas d’cœur dans l’corps. C’est ça que vous avez.

La vieille est “tou’désarmée”. Et les invités de l’ONF regardent! ils écoutent ce désarroi. 7

Pendant le tournage du RÈGNE DU JOUR, à Tourouvre, Léopold Tremblay croit se conformer à la parlure des Percherons en contorsionnant son propre langage. À la cantonade, sa femme dit à Perrault qu’elle n’aime pas que Léopold s’exprime ainsi. Et le cinéaste lui suggère de s’adresser à l’intéressé. Alors Marie-Paule se tourne vers son mari :

J’aime pas que tu parles de même.

Et le montage retiendra les justifications de Léopold. 8

Pendant le tournage de LA BÊTE LUMINEUSE, le cinéaste empêche les chasseurs d’abandonner toute une nuit les archers dans un affût inutile : le cinéma n’y trouvera pas son compte. Perrault propose une autre mystification des deux néophytes qui soit plus spectaculaire.

Si la chasse a ses exigences, le cinéma a les siennes. Si les chasseurs tirent leur profit de la forêt, les cinéastes trouvent le leur dans les chasseurs. La même réalité est vécue par tout le monde, mais les événements ont deux fonctions : débusquer et abattre l’orignal et permettre un film sur cette quête. Il n’est pas question de le dissimuler. De le dissimuler au tournage, puisque le film ne garde aucune empreinte de la deuxième quête, sinon parfois la voix et le rire de Perrault confondus dans le roulement sonore des autres. Il reste à cette quête un hors-champ extrêmement discret.

Mais je reviens au naturel.

C’est à un naturel des individus qu’il faut être attentif, non à une logique des événements comme le prétend Perrault, dont le propos est contredit par la pratique. C’est lui qui a proposé à Léopold Tremblay de faire revivre une pêche qui n’avait pas été tendue depuis trente ans à l’Ile-aux-Coudres. Mais il savait la flagrance de cette pêche dans leur imaginaire. Il savait l’affection d’Alexis Tremblay pour Jacques Cartier et sa prétention au sang français, avant de lui proposer le Perche, Saint-Malo et La Ro­chelle. Il connaissait le mythe du Mouchouânipi avant d’y entraîner les Montagnais de la Côte. Il le savait pour les avoir fréquentés, vingt ans auparavant, pour avoir chassé avec eux le caribou du grand lac Musquaro, de la même façon qu’il avait fréquenté l’Ile-aux-Coudres, du beau-père aux oncles puis aux amis des oncles puis aux amis des amis. Pour les mêmes raisons, il a fréquenté l’Abitibi puis Maniwaki avant de commencer le tournage. Quand il a proposé aux chasseurs, pour LA BÊTE LUMI­NEUSE, d’inviter Stéphane-Albert Boulais qui n’est pas membre du club, n’a jamais chassé, et, de plus, veut chasser à l’arc, il sait la longue amitié qui lie Albert et le cuisinier Bernard L’Heureux, il sait aussi les termes de cette amitié, sa ferveur particulière. Et quand les mots les portent trop loin les uns des autres, dans une violence irrémédiable, à une distance qu’on dirait irrémédiable, pour le tournage Perrault leur propose de tenir ensemble le prochain affût. Il les met en situation de reprendre l’explication. Rien n’est jamais répété, aucun geste, aucune parole. Ce qui n’est pas dit, ce qui n’est pas fait, ou n’a pas été saisi par la caméra ou le magnétophone, n’existera pas au cinéma. Mais il y a, à tous les moments du tournage, des mises en situation. Peut-être des conditions semblables provoqueront-elles une émotion analogue et peut-être les mêmes mots. Les mêmes mots peut-être, mais une parole toujours nouvelle. Spontanée. Y compris celle du cabotin.

Une réplique de LA BÊTE LUMINEUSE m’est particulièrement chère. Albert Boulais dit à son ami Chaillot : “Sais-tu comment réagit un gars de Maniwaki en face d’une fille? Je vais te le dire : Il a une réaction tacite.” Je voudrais retenir ce terme. C’est ce tacite que Perrault veut faire craquer. Il veut forcer la passion hors des individus, forcer en eux l’enthousiasme. Qu’ils éclatent en éloquence. Que l’éloquence de chacun soit une adéquation de sa parole à ce qui est en lui le plus indiscutable. Les mises en situation n’ont pas d’autre fonction. Quand le quotidien ne passionne plus, Perrault cherche l’exceptionnel : l’occupation d’un pavillon universitaire, la campagne électorale d’un paysan. Il provoque l’exceptionnel : le marsouin sur les battures, la construction d’une embarcation, un voyage en France, pour les Montagnais une chasse au Mouchouânipi. Si l’événement est reconstitution d’un rite déjà obsolète, la passion, elle, est actuelle, l’imaginaire qui surgit.

Ces gens sont roués, comme tout un chacun, radoteurs, mesquins. Mais ils ne valent pas moins que leur passion la plus éclatante. Cette intensité peut n’affleurer qu’exceptionnellement, l’individu sera toujours capable de cette exception. Il suffit de l’occasion, il suffit des conditions. Voilà pourquoi le cinéaste ne se dissimule pas, au tournage. L’homme de parole est toujours un peu en représentation. La caméra et le magnétophone sont pour lui les prolongements hyperboliques d’une écoute particulièrement attentive. Au tournage, l’homme de Perrault parle à la caméra, sinon pour la caméra. Le cabotinage est indice de spectacle, il est aussi éloquent que le silence.

Mes épithètes vont simplifier la réalité, je les risque quand même : De POUR LA SUITE DU MONDE à LA BÊTE LUMINEUSE, la passion dont je parle fut nostalgique (POUR LA SUITE DU MONDE, LE RÈGNE DU JOUR, LES VOITURES D’EAU), elle fut amène (L’ACADIE L’ACADIE), elle fut presque résignée (LE GOÛT DE LA FARINE, LE PAYS DE LA TERRE SANS ARBRE), la violence lui vint progressivement, d’abord inscrite dans un projet politique (UN PAYS SANS BON SENS! puis les films avec Hauris Lalancette), ensuite éclatée dans LA BÊTE LUMINEUSE, cette fois destructrice. Alors la jonction est faite avec l’écriture des poèmes, la violence archaïque de Gélivures

franche comme l’ivoire des dents de lait des loups.

Notes:

  1. Pierre Perrault, Toutes Isles, coll. Bibliothèque canadienne-française, Fides, Montréal, 1967, p. 23.
  2. Un pays sans bon sens, Lidec, Montréal, 1972, p. 145.
  3. Entrevue avec Jean-Daniel Lafond, La Revue du cinéma, n° 370, p. 125.
  4. Madeleine Chantoiseau évoquera la pudeur, pour parler de cette entreprise de célébrer chez les autres le désir qu’on ne veut pas reconnaître en soi. Je ne sais, pour ma part, quelle interdiction devant l’image. Il ne me revient pas de m’avancer jusque-là.
  5. Loc. cit., p. 25.
  6. “Une heure avec Pierre Perrault”, dans Séquences, n° 34, octobre 1963, p. 31.
  7. Voir l’épisode intitulé “De l’acharnation”, transcrit et décrit dans le Règne du jour, Lidec, Montréal, 1968, des pages 137 à 144.
  8. Voir l’épisode “Réflexions sur le langage”, des pages 117 à 124.