Du terrain au montage, du vécu au récit
Au fil des nombreuses entrevues auxquelles il s’est soumis pendant vingt ans, Pierre Perrault n’a jamais parlé que du tournage, à quelques exceptions près, que de sa relation avec le terrain, avec ce que Michel Marie désignait hier comme le profilmique. Quand il s’est permis, au passage, quelques observations sur le montage, 1 ce fut pour décrire cette lente alchimie qui est particulière au montage des films dont le tournage n’a pas été préparé par un découpage précis.
Nous apprenons ainsi 1) qu’il y a d’abord une transcription manuelle de la matière sonore, qui force chacun des mots à la pointe de l’attention. 2) Il y a un premier montage de quatre à cinq heures, une pré-texte au film — je dirai cette instance préfilmique — qui révèle les premiers choix, les premières condensations; apparaissent les grandes articulations de ce qui deviendra le film. Alors déjà la plupart des plans tournés n’ont pas passé le premier crible, jugés inutilisables, techniquement défectueux, ou impertinents, ou redondants. 3) Il y a une projection publique, qui permet de renouveler le regard, de le varier, s’il est besoin. 4) Ensuite commence l’écriture proprement dite. Mais pour justifier — comme pour se faire pardonner — ce travail manifeste, au moment d’en parler, Perrault en appelle du tournage : il explique que le premier métrage est une mémoire fabuleuse, mais aussi, faut-il le dire, une mémoire morte, momifiée dans ses bandelettes de celluloïd — la métaphore est de Perrault. Il faut, pour le film, par le film, la réanimer, reconstituer son dynamisme, les motifs et les arguments du tournage.
Il n’est pas question pour Perrault de nier l’importance de ses choix. Mais même pour parler d’UN PAYS SANS BON SENS!, dans lequel des cartons explicitent la mise en contradiction des propos, leur mise en complémentarité ou en parallèle, il prétend toujours respecter la logique des événements. Il ne s’agit pas pour lui de reproduire la chaîne ininterrompue des répliques, ou la continuité spatiale du profilmique, mais de reconstituer, dans la contiguïté textuelle, les conditions du tournage.
C’est pourquoi le cinéma qui est une organisation du réel en vue d’une lecture éventuelle exige des monteurs une attitude d’esprit et surtout un degré de participation qui sont de l’ordre de la création et d’une création non pas fictive mais vécue.1
Non pas la fiction
mais le vécu
Dès la sortie de POUR LA SUITE DU MONDE, pour se démarquer des pratiques documentaires qui avaient cours au début des années 60, Perrault a prétendu faire du cinéma vécu. Et la fiction, l’a-t-il assez vilipendée, depuis ce temps, jusqu’à la dernière entrevue de La Revue du cinéma, de façon de plus en plus véhémente, en proportion de la résistance de plus en plus grande du public au cinéma direct. À l’égard du cinéma de Perrault, la résistance est peut-être plus grande aux propos du cinéaste qu’à ses films mêmes, 2 tant il est vrai que l’outrance de Perrault est aussi grande que celle de ses détracteurs, accusant de fiction — comme s’il allait en mourir — le cinéma de reconstitution, lui opposant une pratique salvatrice du direct.
Perrault prétend donner une représentation fidèle de la réalité observée. Je ne dis pas objective. À l’en croire, son intervention ne modifie rien de l’essentiel. Je n’ai pas de désir ici pour la controverse. Pour l’éthique et la déontologie du cinéma direct, on lira Vues et bévues du cinéma ethnographique de Bernard-Richard Émond et l’article du même dans Recherches amérindiennes au Québec. 3 On lira Jean-Daniel Lafond, autour d’une citation de Jakobson. 4 “Pas d’images sans choix ni sans exclusion”, dit Émond. “La réalité telle quelle, n’existe pas dans le film”, dit Jakobson cité par Lafond.
Je me voudrais une activité plutôt descriptive. M’en tenir au constat suivant.
Le tournage et le montage chez Perrault sont des activités différentes. D’importances différentes. Elles ont des fonctions différentes. Pour des Perrault différents. Je ne fais que citer Perrault si je dis que l’une est lecture, l’autre écriture. Ou pour reprendre les vieilles catégories, la première est vécue, l’autre est cinématographique. 5 M’intéresser au vécu d’un film de Perrault, c’est me préoccuper du terrain, du tournage.
Il a été entendu que je parlerais du tournage.
Alors je vous propose, avec les mots souvent de Perrault, parfois les mêmes phrases :
Notes:
- Voir l’entretien dans Cinéaste du Québec, n°5, Conseil québécois pour la diffusion du cinéma, Montréal, 1970, particulièrement les pages 27 à 31. ↩
- Par exemple Michel Houle et Alain Julien dans leur Dictionnaire du cinéma québécois, Fides, Montréal, 1978. À son tour, Jean-Daniel Lafond confirmera cette occulation générale au Québec de l’écriture filmique de Perrault. Il distinguera aussi des argumentations diverses. ↩
- Bernard-Richard Émond, Vues et bévues du cinéma ethnographique, coll. “Documents, travaux, rapports de recherche”, n°2, département d’anthropologie, université Laval, Québec, 1976; “Des images juste ou juste des images? Plaidoyer pour un cinéma ethnographique d’intervention”, dans Recherches amérindiennes au Québec, vol. X, n°4, 1981, pp. 220-226. Ce dernier article est suivi de commentaires, entre autres, de Pierre Perrault et d’une réponse d’Émond à ce commentaire. ↩
- Jean-Daniel Lafond, “Tous contes défaits; Pierre Perrault, cinéaste et québécois”, dans La Revue du cinéma, n°370, mars 1982, pp. 113-117. ↩
- Guy Gauthier illustrera à quel point ces activités sont, par ailleurs, complémentaires et indissociables. ↩