Un écho diaphane de la guerre froide
Après avoir été mêlé à plusieurs films de la QP, Richard Jarvis dut se dire qu’à 32 ans, il devrait peut-être s’essayer à voler de ses propres ailes. Il fonde alors la Selkirk Productions et s’attaque à un sujet « urbain », contemporain et de caractère international », FORBIDDEN JOURNEY 1. Il prend comme producteur Nantel David, l’ancien assistant-directeur de la Compagnie cinématographique canadienne, le gendre de Janin que DeSève vient de coiffer au poteau. David est aussi administrateur-gérant de la Selkirk.
Plus qu’une œuvre d’aventures, Jarvis veut réaliser un film où la ville de Montréal soit la véritable vedette. C’est pourquoi il bâtit son histoire autour de ce choix et fait évoluer ses personnages dans tout ce que Montréal a de pittoresque 2. Cette décision l’oblige aussi à tourner d’abord les prises de vues extérieures qui débutent la troisième semaine de septembre.
Quatre semaines plus tard, la production se déplace au studio Renaissance qui ne bourdonne pas alors d’activités. On est en avance sur l’horaire de travail qui prévoyait 54 jours d’extérieurs pour 6 jours d’intérieurs (à cause toujours du parti-pris de faire de Montréal la vraie vedette du film). Le 29 octobre, Nantel David convoque la presse au studio pour lui faire voir quelques scènes du film. Le journaliste de La Presse (31-10-49) commente ainsi sa visite :
« La métropole canadienne de par ses habitants, son bilinguisme, son port cosmopolite, ses souvenirs historiques, est déjà un “sujet” sans pareil. Greffez sur ce fond de décor une bonne histoire dont l’action et l’aventure sont les pôles et vous aurez un film qui sera typiquement canadien, surtout montréalais, qui ne laissera personne indifférent. L’impression première est excellente; les interprètes ont de l’aisance, de la sensibilité, et notre curiosité est piquée à un point tel que nous souhaitons pour le tout début de 1950 la sortie de cette production qui devrait s’inscrire en excellente place de la chronologie de notre jeune industrie du film ».
Le 17 novembre, le tournage se termine, sans excéder son budget (au total environ 100,000 $.). Nantel David prévoit que le montage doit se dérouler assez rapidement pour permettre une sortie vers le mois de février. Il semble heureux de son expérience car la Selkirk étudie aussitôt trois autres scénarios (deux tirés de romans canadiens, un original de C. Maiden). Mais non seulement ces projets ne verront pas le jour mais encore, pour des raisons inconnues (difficultés de placer le film dans une grande salle de l’ouest de Montréal ou de lui trouver un distributeur?), le film ne connaîtra sa première au Princess que le 22 septembre 1950 3 et ne tiendra l’affiche que deux semaines. On ne peut pas dire que les réactions de la presse francophone sont délirantes :
FORBIDDEN JOURNEY ou trop de brillante cinématographie
« Sans doute (le film) est-il mieux, à un point de vue technique dans tous les cas, que ses prédécesseurs canadiens-anglais, BUSH PILOT qu’on n’a jamais vu ici, et SINS OF THE FATHERS, qui était un petit film assez à part puisqu’il traitait des maladies vénériennes. Disons sans plus tarder que FORBIDDEN JOURNEY n’est qu’un demi-succès. Ce n’est, en vérité, que le triomphe du caméraman, Roger Racine, lequel assisté de Ména, a réussi d’exceptionnelles prises de vues de notre métropole. Jamais Montréal et ses décors ont-ils été aussi remarquablement filmés et nous doutons fort que l’effort soit jamais répété tant il est extraordinaire…
Ce qui revient à dire d’abord que le scénario de FORBIDDEN JOURNEY est plutôt faible. De plus il est développé avec une lenteur qui devient vraiment trop une maladie chronique et attitrée de nos producteurs canadiens. Nous n’avons pas vu une seule personne nerveuse dans aucun film jusqu’ici tourné! Toujours l’on parle comme si l’on prêchait une retraite, toujours l’on bouge comme si l’on marchait entre des arachides qu’il serait péché mortel d’écraser le moindrement! Une fois pour toutes, nous allons dire à nos cinéastes canadiens : pour l’amour de l’art cinématographique, faites grouiller vos personnages et, du coup, votre récit…
Avant tout, il faut porter à l’écran un récit, une histoire. Le reste vient en second; c’est élémentaire. Or jusqu’ici, notre cinéma, et FORBIDDEN JOURNEY en est l’exemple-triomphe-fiasco, n’a fait que porter à l’écran des images. Le public cinéphile, même local, a passé l’âge de ne regarder que des images… Dès que nos cinéastes cesseront d’être éberlués par ce beau jouet qu’est une caméra, ils feront peut-être du cinéma ».
Montréal-Matin 25-9-50
FORBIDDEN JOURNEY un film honorable
« On a voulu réaliser un thriller : c’était jouer la plus redoutable partie. Elle n’est pas gagnée non plus, mais tous les éléments sont là. On a voulu cadrer Montréal dans une atmosphère de mystère : c’est presque fait. On a voulu signaler le caractère bilingue de la métropole : c’est ce qu’on a le mieux réussi puisque Mme Blanche Gauthier et Paul Guèvremont et Camille Ducharme ne passent pas inaperçus, loin de là. Puis on a voulu que Jan Rubes et Susan Douglas nous émeuvent par le récit de leur amour battu en brèche par les machinations d’inquiétants personnages. C’est venu à un cheveu près de réussir ».
La Presse, 25-9-50
FORBIDDEN JOURNEY
« FORBIDDEN JOURNEY est un film qui mérite son titre avec un rare bonheur. En fait le nom de cette production suffit à résumer notre critique. Car, hélas! Ce film est un indigeste navet. Dans le genre médiocre, il est absolument impossible de faire mieux…
Voilà le scénario auquel les acteurs ont été obligés de faire honneur. Ils ont été modestes. C’est le moins qu’on puisse dire… Quant à la photographie, c’est elle seule qui donne quelque intérêt au film. Et encore pour la raison principale que nous y reconnaissons les paysages familiers de notre ville. FORBIDDEN JOURNEY doit être classé dans la catégorie des films dits “bavards”. Ce n’est pas du cinéma, c’est une leçon quelconque, c’est un bain d’ennui. Après une heure et demie de spectacle, le mot “fin” nous ragaillardit ».
François Zalloni, Le Devoir, 25-9-50
La presse anglaise opine dans le même sens :
FORBIDDEN JOURNEY
« The story the producers filmed deals with the efforts of one man to form a chain of agents who will work to get the people out of the Iron Curtain countries of Europe in order that they may live again in a free world… The plot is not nearly as clear as it could have been and the writing of the screen-play is the main drawback to the production…
The photography is often very good. It is this quality which will make the local audience realize, if they don’t know it before, what a really beautiful city Montreal is. There are plenty of opportunities in the picture for seeing the city as practically every landmark is visited at one point or another in the chase across town ».
Harold Whitehead, The Gazette 23-9-50
Thriller Made By Montrealers Has Premiere at Princess
« One of the outstanding features of this film is its Montreal background. The film was shot entirely in and around Montreal and local moviegoers will find it quite exciting… But FORBIDDEN JOURNEY is not a travelogue… The story is told sincerely, but unfortunately not always exciting enough 4 for a modem movie audience, accustomed, as it is, to the feverish pace of Hollywood, and the motivation is not always clear and therefore not very convincing. Yet the theme of a young man who is prepared to risk his life and sacrifice his love for the betterment of his countrymen trapped behind the Iron Curtain is sufficiently noble to impress any thinking audience, perhaps even the typical movie audience who prefer their thrillers with more sex, more violence, more sentimental and a happier ending for the young lovers ».
Sidney Johnson, The Montreal Star 23-9-50
L’expérience de la Selkirk ne fut donc pas un succès. Elle termina ainsi sa brillante carrière 5 en sortant par la porte de côté.
FORBIDDEN JOURNEY
noir et blanc, 82 min. 52 sec. (7457’)
Réalisation : Richard Jarvis, Cecil Maiden. Musique : Oscar Morawetz. Directeur de la photo : Roger Racine. Caméraman : José Ména. Production : Nantel David. Assistants réalisateurs : Silvio Narizzano, Richard Barclay. Son : Walter Burlone, Yves Lafond, Denis Mason. Directeur artistique : Claude Perrier. Scripte : Vina de Vesci. Maquillage : Gérard Le Testut. Fourrures : Jack Walkden.
Interprétation : Jan Rubes (Jan Bartik), Susan Douglas (Mary Sherritt), Winifred Denis (la cuisinière), Blanche Gauthier (Mme Duval), Camille Ducharme (le livreur de buanderie), Gerald Rowan (le professeur Bartik), Richard Kronold (Joe), Mac Shoub (Stubb), Rupert Caplan (agent du port), John Colicos (l’étudiant), Eleanor Stuart (Tante Sherritt), Paul Guèvremont (M. Duval), R. Barclay (le pasteur), Mary. Barclay (sa femme), Elizabeth Leese (la danseuse), Paul Arno, Marcel Plamondon, Willard Sage, Ronald Kinsman, Franck Edwards, Henry Ramer (le narrateur), Fanny Tremblay, Jeannette Teasdale, J.-Léo Gagnon.Un bateau entre dans le port de Montréal. À son bord, un passager clandestin, Jan, qui doit voler le laissez-passer d’un pasteur pour débarquer. À peine à terre, des ennemis le prennent en chasse. Il se rend chez des amis de sa famille, les blanchisseurs Duval. Mais les ennemis arrivent à la buanderie et Jan doit fuir en camion de livraison. Il va ensuite à l’hôtel Laurentien d’où il téléphone à son oncle, professeur d’architecture. Celui-ci lui donne rendez-vous au club Quartier Latin. Profitant d’une pause de l’orchestre, il chante une chanson tchèque que reprend une voix féminine. Ils font connaissance mais les ennemis arrivent et le couple doit fuir en calèche vers le Mont-Royal. Durant cette balade le couple discute et Mary s’engage à téléphoner pour Jan à son oncle. Mais un étudiant de l’onde est un espion et entend tout. Mary amène Jan chez sa tante qui demeure à la campagne. Le lendemain, après le déjeuner, le couple va se promener au bord de la rivière et s’embrasse. Mais Jan ne perd pas de vue sa mission. Il envoie Mary chez son oncle qui leur donne rendez-vous à l’Oratoire où, justement, il doit effectuer des essais acoustiques. L’étudiant-espion noie tout et se rend chez son patron. On y discute d’un plan pour capturer Jan et connaître son secret. Trois hommes se rendent attendre Jan à l’Oratoire. Jan et l’oncle montent dans les galeries de la coupole. Mais Mary reconnaît un des ennemis et va prévenir la police. Deux ennemis poursuivent Jan et son oncle sur les toits et terrasses de l’Oratoire. La police arrive. Fusillade. L’oncle est tué, ainsi qu’un bandit. Debout devant le ciel, Mary jure à Jan de poursuivre sa mission de défendre le monde libre. Jan raconte que dans son pays, on tue et on met les gens dans des camps d’esclave, et qu’il fait partie d’une chaîne qui aide les intellectuels à fuir cet enfer. C’est pourquoi, bien qu’aimant Mary, il doit repartir. Mary priera pour lui et sera le maillon canadien de cette chaîne de la liberté.
Une anecdote: la vedette masculine du film était un immigrant tchèque arrivé au Canada en 1949. La vedette féminine, une immigrante arrivée aux USA durant la guerre. Leur rencontre à Montréal se révèle un coup de foudre. Ils décident donc de se marier, à New York, le jour de la première, et ouvrent ainsi à Montréal la soirée de gala en tant que mari et femme!
Notes:
- Le film est d’abord intitulé DANGEROUS JOURNEY. ↩
- Lors de la sortie du film la publicité proclamera : “Un drame ayant comme décors le port, le marché Bonsecours, le square Dominion, l’hôtel Laurentien, le quartier latin, les universités McGill et Montréal, l’Oratoire, l’Observatoire. ↩
- Le film est distribué au Canada et aux USA par United Artists. ↩
- On voit que tous s’en prennent au rythme du film. Pourtant dans son numéro de novembre 49, Parlons cinéma rapporte un entretien avec Nantel David. À la question du genre de film qu’ils sont en train de tourner, David répond : ‘‘Une chasse à l’homme genre NAKED CITY, quelque chose à la Hitchcock avec la technique De Rochemont“. Pour ceux qui ne comprennent pas une telle érudition cinéphilique, Parlons cinéma explique :
“Si c’est un film genre NAKED CITY, il s’agit donc d’un homme pourchassé par toute une ville. Si c’est quelque chose à la Hitchcock, cela veut dire que les effets de tension dramatique abondent. Si c’est réalisé avec la technique de Louis de Rochemont, cela veut dire que la majorité des prises de vues sont faites aux endroits véritables“. On peut mesurer aux remarques des journalistes qu’il y a loin de la coupe aux lèvres et que l’hybride a mal vu le jour. ↩
- Bien que le 15 mai 1951 on puisse lire dans La Presse que la Selkirk tournerait un film en technicolor. Elle entretenait peut-être encore des espoirs secrets comme une mauvaise pensée. ↩