Désirs de théories
Cette première communication se situe dans le cadre du premier grand colloque d’une association québécoise spécialisée en études cinématographiques. Elle veut établir les validités des pratiques théoriques.
Elle ne se veut pas une articulation d’un point théorique particulier, précis. Elle désire plutôt envisager les attitudes à démontrer, les postures à prendre, les positions analytiques à définir afin d’activer les études et les recherches en cinéma.
La théorie occulte le film
La théorie occulte le film : cette phrase a presque pris un statut légendaire. L’on pourrait aussi bien rétorquer que son manque l’annule.
Nous préférons plutôt ce questionnement : quelle(s) part(s) de la théorie peut(-vent) éclairer ou occulter quelle(s) partie(s) du film, du cinéma?
Theoria : en grec, action d’observer, de contempler. Theorein : observer, regarder contempler. Les théores étaient ceux qui allaient consulter les oracles. Dans le dispositif cinématographique n’est-il pas un lieu critique déjà investi consciemment ou non dans une dynamique théorique d’un schéma de communication où le récepteur peut devenir lui aussi un producteur de sens plutôt que d’être passivement produit comme spectateur.
Est souvent théoricien l’autre qui parle en nous, pour nous, jamais soi.
Se pose peut-être alors la question du discours de l’autre, de l’espace qu’il produit, du sens qu’il prend… et qu’on lui refuse, en niant le fait-théorie, l’effet-théorie.
Premier mythe à balayer, l’exhaustivité et l’absence de point de vue de l’analyse. L’hétérogénéité des codes étant le pendant structural de la singularité ontologique dont parlait M. Bergala. La pluricodicité du langage cinématographique, ses spécificités multiples, ses divers régimes d’énonciation font enfin obstacle à un discours idéaliste, transparent, absolutiste, voire totalisant sur le 7e art, même magnifiant sur l’audiovisuel. Et pour souligner la largeur de vue exigée, pensons à ces deux citations fort connues : “C’est un film juste, oui c’est juste un film” (à laquelle j’ajouterais, justement, c’est un film), et “le cinéma oui, mais plus que le cinéma”. Et pris au mot le mot, ces deux énoncés pourtant riches au départ peuvent nous conduire en deux pôles extrêmes de l’analyse, la fétichisation ou l’occultation du travail du signifiant.
La pertinence d’une analyse la pousse à bien démarquer son intervention dans un système textuel singulier (le film) et dans l’ensemble d’un champ signifiant (le cinéma). Il faut alors en saisir toute l’ampleur comme fait de langage, les systèmes d’articulation le composant : perception, nomination iconique, symbolique, la narration et puis enfin ses matières et formes d’expression spécifiquement cinématographiques.
Sans privilégier outre mesure une grille théorique, l’on peut percevoir la fragilité de certaines analyses qui ne mettent pas en circulation, ne tiennent pas compte ou tout simplement ignorent le travail des différents codes.
Un article de Jean-Paul Simon dans Ça Cinéma n° 18 nous éclaire sur les différents niveaux d’analyse, nous en précise les pertinences et les domaines. Cette série délimite le corpus étudié en élaborant les distinctions entre fait filmique (le film comme occurrence matérielle) et le fait cinématographique (le cinéma comme institution).
Les études du filmique-cinématographique couvrent l’ensemble des éléments qui dans le film caractérisent le cinéma. Ici se distinguent codes spécifiques, non spécifiques, s’y exprime une sémiotique filmique. L’histoire des formes, styles et régimes d’énonciation s’y greffent et y chevauchent analyse textuelle, théories du cinéma, une psychanalyse du signifiant institué.
Film et cinéma ne se rencontrent pas toujours dans la même sphère de signification. Autrement dit le film ne fait pas toujours son cinéma et il n’en est pas pour le moins signifiant.
Ainsi représentation, discours, idéologie, narratologie, iconologie ne peuvent être réduits à des éléments extérieurs nous éclairant sur le film puisqu’ils l’articulent, le structurent. Ces codes non spécifiques n’étant pas du langage cinématographique, appartiennent, expriment le fait filmique.
Est filmique alors tout ce qui le constitue et n’en est pas moins cinématographique parce que ses degrés de spécificité sont moindres.
Toutes les études sur l’infrastructure cinématographique sous ses divers aspects (production, diffusion, exploitation), les écrits sur les auteurs, les mouvements cinématographiques, l’ensemble des sociologies du cinéma se regroupent sous le cinématographique-non-filmique.
Ce vaste ensemble touche autant des points névralgiques comme constitution de sens du cinéma que ses épiphénomènes. Toutefois, certains écrits centrifugeurs du fait filmique bloquent le travail du signifiant en le réduisant à un décalque de l’expression socio-économique, idéologique. Cette transparence mimétise le sens, risque de le simuler plutôt que de le stimuler et fait écran à l’écran lui-même comme éventuel producteur.
Il n’est pas inhérent au cinématographique-non-filmique d’être transparent, quasi métaphysique, toutefois les territoires qu’il enjambe multiplient les difficultés d’analyse et peuvent nous éloigner de notre objet filmique.
Les différents écrits québécois sur le cinéma se sont souvent logés à cette enseigne. Défenseurs ou damnateurs du cinéma québécois le sont pour des raisons extracinématographiques, quelquefois les mêmes. N’alimentant pas un nouveau discours théorique, cette attitude a tendance à homogénéiser le cinéma québécois. Et pour ainsi dire, les films nous filent sous les… yeux.
Pratique/théorie comme direct/fiction
Il est fascinant de constater l’existence d’une histoire parallèle de nos discours théoriques sur le cinéma et notre pratique cinématographique.
Nous avons souligné plus haut l’axe analytique du cinématographique-non-filmique privilégié. Nos écrits penchent du côté institutionnel (un cinéma national et son expression à l’intérieur de différents organismes) du contenu (les diverses thématiques) de la sociologie du cinéma (le cinéma et les ouvriers, et les femmes et les gais).
Cette constatation ne réfute absolument pas la qualité de certains de ces écrits. Nous voulons vous rappeler notre questionnement de départ : quelle(s) part(s) de la théorie peut(vent) éclairer ou occulter quelle(s) part(s) du film, du cinéma?
L’évidence des forces en place ne doit pas nous cacher des points aveugles. Autant la présence que l’absence de certains éléments analytiques donnent du relief au gaufrier théorique construit et à construire.
Écrits et cinéma ont pratiqué une politique semblable de la transcription, de la reproduction, du recensement. Ils ont savamment balayé toute la carte de nos réalités sociales. S’y jumellent et s’y entrecroisent en une identification spéculaire sidérante les mêmes formes d’écriture d’un répertoire sonore et iconique à monter et montrer, d’un dictionnaire et d’une histoire du cinéma à établir.
Cette obsession archiviste n’a d’égal que cette présence physique irréfutable à ne plus jamais nier d’un cinéma scellant à tout jamais le stade du miroir comme formation d’un Je collectif.
Toutefois cette inscription dans le direct de la prise de vue, dans le vif de l’écriture a annulé cet écran entre nous et le cinéma, a travesti le réel filmique en réel social, a quasi institutionnalisé une motivation socio-diégétique qui a symboliquement bloqué toute autre intervention.
Ce qui est embarrassant pour certains, nous semble tout à fait fascinant. Cette forclusion analytique par un rejet primordial du signifiant cinématographique obstruant inconsciemment la voie à une théorie structurale, formelle peut nous conduire à de nouvelles recherches. Elle nous indique, nous conseille grâce à ce désaveu, cette dénégation, de délaisser cette frontalité critique du reflet ou non et nous incite plutôt à en étudier les résistances. Qui résistent à quoi?
Je disais donc : pratique comme direct et théorie comme fiction pour formuler l’hypothèse que nous vivons profondément cette dichotomie. L’expérience pratique et cinématographique nous le démontre. Nous osons même croire que la levée de l’autocensure théorique pourrait fort bien correspondre à une montée de la fiction et vice-versa.
N’est-il pas enfin temps de lever la barre des éternelles dualités structurales, de les faire circuler dialectiquement, car si à la fois elles s’opposent, elles répondent l’une de l’autre.
Il en est ainsi de la nature / de la culture, de l’intérieur / de l’extérieur, du masculin / du féminin, du Même / de l’Autre, du documentaire / de la fiction, de la pratique et de la théorie.
“La théorie analytique étant faite en partie d’une étoffe imaginaire, elle peut contribuer à l’élaboration de la fiction”. 1
La résistance
Le côté un peu traître de la théorie fait nous en méfier. Ce trop comme pas assez nous balance de la rigidité la plus surmoïque au laxisme le plus facile. Ce que l’on gagnerait dans un sens, on le perdrait dans l’autre. On en redoute le dogme dont la fonction serait d’être vraie. Nous attendons de la théorie qu’elle soit applicable, mais à sa moindre faillibilité, nous la laissons tomber. Tout est prétexte pour retomber dans l’impressionnisme le plus marécageux.
L’on cherche alors à préserver son sens des réalités. L’on veut travailler dans les codes admis, et au moindre décentrement théorique, semble poindre la menace.
La théorie, la fiction risqueraient de nous révéler ce qu’on ne veut pas savoir.
“Le problème de la vérité de l’interprétation n’est pas posé. On constate simplement qu’elle a un sens qui n’apparaissait pas dans le texte manifeste”.1
“Ce qu’on cherche, ce n’est pas comme Descartes, le vrai, mais le sens (j’ajouterais du sens 2). Or il s’agit de quelque chose de plus : par le sens nous avons accès au désir et nous découvrirons comment le désir est le maître et le metteur en scène et du sens et du non-sens, i.e. du sens et du refoulement”.1
Ainsi notre résistance correspond bien à une fonction défensive d’où l’importance des manifestes dans les écrits d’ici.
La résistance nous enfonce dans plus de résistance encore. Il en résulte une période de relative stagnation. Mais en apparence, car de l’intérieur ça travaille. S’exprime une sorte de force compulsive de répétition caractérisée par l’attraction qu’exercent les prototypes inconscients. Car cette motivation socio-diégétique dont je parlais plus haut et que j’appelle le corps ordinaire du cinéma québécois opposé au corps bloqué des années 44-53 et au corps fictif en devenir dépasse les simples mesures socio-économiques.
Il faut dépasser la surface textuelle du film pour entrevoir l’imaginaire induit dans notre réel filmique (… qui n’est pas aussi réaliste que l’on croit).
Ce qui importe donc au théoricien, c’est non seulement ce qui se renferme dans la tête des réalisateurs mais aussi ce qui survient entre lui, l’analyste spectateur, et le film.
Maud Mannoni parle “d’un aménagement de l’espace qui autorise le passage de la parole d’un lieu à un autre” dans la théorie comme fiction.
Et je complète :
En arriver à créer ce lieu de production où deux langages (la théorie, le film) se croisent, s’entrecroisent, se mêlent avec mais aussi au-dessus d’un principe des réalités.
Que l’imaginaire et le réel répondent l’un de l’autre pour un accomplissement, une sortie symbolique de laquelle d’autres lieux seront possibles par-delà ces sempiternels prototypes d’une compulsion de répétition plus qu’historique à la mesure de notre résistance mémorielle.
La théorie pourrait être alors une transgression d’une pratique bloquée.
Cet article a été écrit par Denis Bellemare. Il est professeur de cinéma à l’Université du Québec à Chicoutimi et à l’Université Laval