Des images plein la vue, des appareils sans pareil
Collectionner. Geste obscur et passionné qui saisit tout à coup l’individu et ne lui laisse presqu’aucun autre loisir. Plaisir de la possession. Collectionner. Établir des liens de parenté. Arranger, sérier, assortir, tout en respectant l’individualité de l’objet. Collectionner. Être attentif à ces grandes rumeurs matérielles qui montent du présent pour être bientôt transmuées en matériaux d’histoire. Collectionner. Pister la culture dans ses outils, traquer l’esprit dans l’objet, tendre l’oreille à une civilisation qui s’agit. Pencher tantôt vers l’art, tantôt vers les métiers, tantôt vers les traditions populaires. Admirer la technique née du croisement de l’art et de la science, technique ici fabricatrice de magie. Chercher l’intervention mécanique de l’homme sur la matière filmée. Faire revenir le temps. Acte d’amour pour contrer l’angoisse du temps passé. Quelque part, dans tout musée, doit se tapir un collectionneur, maniaque de l’unique et de l’inusité, à l’affût de menus où n’a plus de place le banal.
Quelque part, dans ses rêves, Guy L. Coté était un collectionneur. Parlant le langage des oiseaux avec les oiseaux et celui des lanternes magiques avec les magiciens de l’image. Dès sa création, la Cinémathèque acquit des appareils et divers objets reliés au cinéma : accessoires, maquettes, etc. Nul endroit n’était à l’abri de Coté; États-Unis, Europe et recoins québécois recevaient sa visite. Seule le limitait la modicité de ses moyens. De cette ère première proviennent la plupart de ces objets de la collection qu’on qualifie de précinématographiques : lanternes magiques, zootropes, praxinoscopes, etc. Témoins de l’illusion lumineuse, témoins de la fixité cinétique.
Dans les spectacles, l’illusionniste se servait de lanternes et de plaques mobiles pour enchanter davantage son public tandis que dans les collèges, les prêtres utilisaient des lanternes analogues pour fasciner d’attentifs étudiants prêts à se laisser emporter au bout du monde ou au bout de l’univers sur une plaque de verre aux couleurs sorties tout droit de l’image d’Épinal. Fabulations sœurs du cinéma que nous possédons en centaines d’exemplaires pour ce qui est des plaques et en dizaines pour les bandes de papier. De toutes celles-là, préférer surtout ces imageries naïves où de jeunes filles lancent éternellement leur ballon, où les diables grimacent en gargouille pour faire peur et rire tout à la fois. Jouets optiques où le mouvement a quelque chose de Sisyphe, toujours recommencé. Où la lumière a quelque chose d’Icare, consumant les ailes de son désir dans la fixité lanterniste. Jouets optiques perpétuellement en quête du soleil, de l’illusion : le cinéma.
1895. Le cinéma existe. Les images vivent : vive le cinéma ! La collection devient cinématographique. Pour photographier le mouvement, des caméras. À défaut de Cinématographe, il faut se contenter de quelques appareils des années 10. Carrés, aux mécanismes lourds, ceux-ci compensent ces «défauts» par une finition d’ébénisterie minutieuse que rehaussent d’étincelants laitons : une élégance sortie tout droit de la beauté des lanternes victoriennes. Une pièce particulièrement se détache : la caméra qu’utilisa Léo-Ernest Ouimet pour tourner ses actualités. Dix ans plus tard, les caméras ont leurs titres de noblesse et leur conception atteint quasi la perfection. Que l’on pense à l’Akeley ronde à visée semi-réflexe, avec son obturateur circulant dans la paroi de son caisson, avec son trépied à tête gyroscopique, avec cette invention géniale du magasin à boucle préformée et à chargement instantané : quatre caractéristiques qui en feront l’outil de prédilection du documentaire. Que l’on pense aussi à cette Debrie Parvo dont on ne peut qu’être renversé par l’intelligence de la conception : tout faire avec si peu d’engrenages.
À l’autre extrémité du spectre attendent le grand écran, les images animées, la projection. Les prouesses techniques sont moins spectaculaires. Les appareils misent sur la solidité, sinon sur la sécurité : les spectacles quotidiens les mettent à rude épreuve et l’inflammabilité de la pellicule les contraignent à se barder de boîtes verrouillées, d’étrangleurs sournois et de volets pare-chaleur qui ne s’élèvent que lorsque le projectionniste a atteint son plein élan. Du début des années 10 ou de la fin des années 20, professionnels ou semi-professionnels, voire même portatifs, les projecteurs de la collection forment un ensemble représentatif et diversifié, un peu trop américain néanmoins; plus que les autres, ils trahissent le contexte de leur utilisation et reflètent ce qui exista au Québec. Car les objets ont une fonction de référence aux temps, aux pays et aux groupes sociaux dont ils sont le produit.
En marge de ce spectacle qui envahit les palaces et déplace des foules innombrables, se développe un autre cinéma, communautaire, familial, amateur. Signe distinctif : essayer autant que possible de se démarquer du format dominant, le 35mm. 22mm, 28mm, 9,5mm et enfin 16mm. Autant de standards pour de nouveaux marchés. Définir son créneau en jouant l’incompatibilité. Brandir les formats nationaux pour envahir les marchés étrangers : d’un côté les 28 et 9,5mm français tentant de conquérir l’Amérique et perçant davantage au Canada, et de l’autre le 16mm américain pour répondre à ce défi, qui triomphera grâce à la puissance commerciale de son pays d’origine et non pour quelque qualité intrinsèque. Autant de pratiques, autant de combats que les collections évoquent.
1930. Le cinéma est devenu sonore. Côté professionnel, les collections marquent le pas, sauf en projection. Évidemment au Canada, le cinéma sera longtemps du muet sonorisé, pas véritablement du parlant. Dans ces conditions, les caméras sont rares au pays et Hollywood bien loin. Tellement loin que le cinéma qui se développe ici parle 16mm, d’autant plus que la télévision aussi parle ce format. À partir des années 50, la collection se remplume en caméras. De l’Auricon qui enregistre le son directement sur la pellicule à l’Éclair qui bouleverse radicalement la pratique du cinéma direct, en passant par le prototype de l’ONF qui recherche avec passion ce que l’Éclair découvrira. Tout n’est pas là mais la trajectoire y est, l’évolution se perçoit, le désir d’autonomie et de liberté se remarque. Auquel font écho certains appareils de prise de son, dont un petit magnétophone Nagra et surtout un Sprocketape onéfien qui apporte une solution insolite et ingénieuse au problème de l’enregistrement synchrone du son et des images en système portatif : la perforation de la bande magnétique au pas du 16mm !
Appareils amateurs, appareils professionnels, appareils de vidéo même depuis que le mandat de la Cinémathèque fut élargi, tables de montage, accessoires divers, du posemètre à la visionneuse, éléments des films, maquettes et même ces secousses des œuvres dans la vie courante que sont les multiples objets dérivés du cinéma : rien ne se trouve hors de la portée de cette collection qui témoigne de la fabrication matérielle des films. Collection qui tient compte autant de la production industrielle que de l’essai artisanal et qui s’arrête aux aspects fonctionnels, esthétiques et sociaux des objets.
Mais quelque part ces objets acquièrent une vie à eux, forment un univers autonome, rejoignent le fétichisme qui a toujours marqué la relation de l’homme avec ses créatures. Éléments de culture et de société, les objets changent de statut avec le temps; le goût de l’ancien, la mystique du passé et des origines, leur sacralisation d’avoir été possédés par des idoles, tout cela et bien d’autre chose leur confère une valeur dérivée, une valeur ajoutée, sans commune mesure avec l’œuvre à laquelle ils sont liés.
Par ailleurs le public a un goût exceptionnel pour tous ces éléments matériels. En premier lieu parce qu’ils rendent enfin visibles les instruments du spectacle. Quand le théâtre adopta la scène à l’italienne, cette nouvelle scène close suscita la fascination de la coulisse alors que le lieu dramatique devenait tableau. Il s’ensuivit une profonde modification du comportement psychologique du spectateur, modification qui se prolonge chez le spectateur de cinéma. Comme lieu dramatique, l’écran est aussi un tableau et reconduit la fascination de la coulisse, de la machine à transformations. Les objets que l’on voit permettent de donner corps à la transparence de l’image animée. Ce qui fut mis à distance devient tangible, ce qui sembla éphémère prend des traits sensibles. Comme l’indique Edgar Morin, le cinéma développe sa puissance dans l’homme imaginaire qu’il interpelle et met en situation.
Mais par un curieux revirement de perspective, ce qui était virtuel dans le cinéma se charge de l’énergie de l’illusion produite et acquiert davantage de puissance dès qu’il est vu, situé, voire touché. La tangibilité de l’objet sécurise le spectateur ou le visiteur en assouvissant simultanément son désir de connaître et de posséder. Même par collectionneur, même par musée interposés. Collectionner, disions-nous; potlatch renversé des sociétés de la marchandise triomphante. Collectionner des objets de cinéma dont la pesanteur est presque volée à l’insoutenable légèreté de l’image. N’est-ce pas précisément l’autre visage de cette passion qui forme la matière du travail de la Cinémathèque?
Pierre Véronneau