De la féodalité à la fronde
L’émergence d’une équipe française à l’ONF fut un processus lent, qui n’alla pas de soi et fut jalonné de revendications éclatantes et de conquêtes infinitésimales. Il fut le fruit de la conjonction de trois facteurs : des modifications structurelles, des pressions sociales et la qualité grandissante des cinéastes et de leurs œuvres. On peut voir les péripéties des Canadiens français à l’ONF comme les actes d’un psychodrame canadien où ceux-ci sont les témoins actifs d’un mouvement social en plein développement.
Qu’elle était la situation à l’automne 1939, peu après la fondation de l’ONF ? Des cinéastes québécois, il y en avait alors peu : quelques prêtres amateurs; aucune tradition hors l’artisanat. L’Associated Screen News, sise à Montréal, n’employait pas de francophones. L’ONF fut créé avec un statut hybride, la production relevant de l’ancien Bureau du cinématographe officiel (CGMPB) où n’avait jamais travaillé aucun francophone. Avait-on eu besoin de sang nouveau qu’on s’était tourné vers l’Angleterre, vers les collaborateurs que Grierson entraînait dans son sillage. En 1939 personne n’entrevoyait la nécessité d’engager des réalisateurs québécois, personne n’en évoquait le besoin, pas même Edmond Turcotte, l’unique francophone au Conseil d’administration, bientôt secondé par le docteur Georges Bouchard.
Application et patience méthodique
Par contre, avait-on besoin de films en français? La guerre en commandait. Dès 1940, une entente fut conclue avec France-Film pour distribuer les versions françaises de la série Canada Carries On et les premiers films jamais tournés en français : huit courts reportages sur autant de camps militaires québécois. En octobre 1940, l’ONF confie à l’Associated Screen News la réalisation du premier film francophone de quelque envergure : UN DU 22e. À ce sujet Grierson déclarait le 21 février 41 : “Ce film a coûté 9,000.$. La réalisation de films de ce genre n’est pas économique au vu de leur faible circulation. Pour satisfaire les besoins des francophones, nous préparons une version des actualités et nous envisageons de créer un magazine mensuel en français.”
Le 6 décembre 1939, l’ONF avait engagé Philéas Côté comme responsable de la distribution; c’est le premier francophone à mettre les pieds à l’ONF et il sera seul durant deux ans; en décembre 1941, peu après avoir remis un rapport sur la distribution où il attire l’attention sur certains traits particuliers du Québec, il abandonne ce secteur pour passer à la production. Durant tout ce temps il est le seul qui puisse sensibiliser Grierson au fait canadien-français, si l’on exclut les membres francophones du C.A. qui, de temps à autre, proposent la réalisation de quelques sujets québécois. Peut-on lui attribuer la gloire des premiers engagements québécois? Il doit sûrement mériter une part de l’engagement de Vincent Paquette le 8 décembre 41, quelques mois après la fusion de l’ONF et du CGMPB.
À Paquette échoit la réalisation de sujets spécifiquement francophones que Grierson finit par accepter d’abord qu’ils ne coûtent pas cher, c’est-à-dire qu’ils soient tournés en 16mm pour les circuits communautaires. Peu à peu, au fil de 42 et de 43, on engage quelques Canadiens français (v.g. Jean Palardy, Maurice Blackburn, Jean-Yves Bigras, René Jodoin). Un noyau se constitue. C’est le 14 octobre 1942 qu’est nommé président du conseil d’administration l’Honorable L.R. La Flèche; celui-ci ne tarde pas à coincer Grierson, l’obligeant à avouer au C.A. du 12 février 43 que “l’ONF a porté une grande attention aux intérêts du Québec et aux activités des Canadiens français mais pas assez à la sélection d’employés francophones.” En 1943 donc, pour prouver sa bonne volonté, l’ONF engage à la production sept francophones, établit une mini-équipe française dirigée par Paquette et passe un contrat de production avec Jean Arsin (obtenu par pot de vin, ce contrat sera dénoncé à cause de la piètre qualité des produits qui seront livrés!). Pour marquer davantage le coup, la série Actualités canadiennes change de nom en mars de la même année pour s’appeler Les Reportages.
En 1944 l’ONF franchit un nouveau pas en engageant Paul Thériault à titre d’agent de liaison (liaison officer) chargé bientôt de conseiller le commissaire en matière canadienne-française, de superviser la production et la distribution de films en français et de voir à l’engagement du personnel francophone. Au fil des ans pourtant, peu de nouveaux noms s’ajoutent. Quelques exemples : en 44 Victor Jobin ou Pierre Petel, en 45 Raymond Garceau ou Roger Blais, en 46 Bernard Devlin, en 47 Jacques Bobet. La proportion de Canadiens français est d’ailleurs beaucoup plus importante au secteur de la distribution : 25% des employés après la guerre. Les Canadiens français sont toujours dispersés parmi les différentes équipes; toutefois subsiste une équipe française, la 10, qui est responsable de la grande majorité des films tournés en français. On envisage même, à la faveur d’une entente signée avec la France en octobre 46, de procéder à des échanges de cinéastes pour renforcer l’équipe française et la faire bénéficier de l’expérience européenne, une initiative qui sera reprise quelques années plus tard.
Enthousiasmé par toute cette conjoncture, le producteur de l’équipe française, Guy Glover, écrivait alors dans un texte intitulé Le bilinguisme, ce n’est pas le double-talk :
“Tout dernièrement, l’unité no 10, que l’on connaissait jusqu’ici sous le nom d’unité française, était réorganisée. Aujourd’hui, l’ONF entrevoit la possibilité de distribuer ses réalisations à des auditoires en France. Cette perspective, aussi bien que la réalisation de films traitant du Canada français, intéressent de plus en plus tous les Canadiens et, d’autre part, les Canadiens de langue française ne peuvent ignorer ce qu’accomplissent leurs compatriotes de langue anglaise. Pour faire face au surcroît de travail en perspective, on a augmenté le personnel — dans la plupart des cas, les nouveaux arrivés n’ont pas d’entraînement dans l’art cinématographique. Il ne s’agira donc plus seulement de doublages de nombreux films anglais pour la distribution hors commerce, mais aussi de réalisations originales que l’unité tournera en français et en anglais. Une grande aventure s’ouvre pour l’unité no 10 en ce que, pour la première fois, elle contribuera au fonds commun de la production de l’Office. (…) L’Unité no 10 devra tendre de plus à élever son standard technique, à traiter ses sujets à la perfection et à comprendre plus profondément les besoins des auditoires auxquels elle s’adresse. Le Nouvel Âge que nous vivrons ne sera pas l’Âge d’Or, il sera l’Âge du Travail — mais un travail aux horizons plus vastes et plus prometteurs. Sauve qui peut!”
Début 1948, Jean-Charles Falardeau, professeur à l’Université Laval, remplace Turcotte au C.A. Ça ne prend pas de temps qu’il intervient en faveur de sujets spécifiques pour le Québec, obligeant le commissaire Ross McLean à reconnaître qu’il y a encore place pour de l’amélioration. Cela se traduit par un accroissement des pouvoirs et du salaire de Thériault, une réévaluation du rôle à la production de Jacques Brunet et de Pierre Bruno et par l’attribution à Jacques Bobet de la responsabilité des versions qui prennent une place de plus en plus importante, par rapport aux productions originales en français, pour des motifs avoués d’économie. Il en résulte d’ailleurs que si l’on constate une certaine cohérence et continuité dans la production anglaise, la française se distingue plutôt par son éclectisme, son côté “courtepointe”. On essaiera occasionnellement de pallier ce défaut en créant, par exemple, une série comme Vigie, mais c’est bien peu. Soulignons qu’en ces années 47-50, la proportion du budget total de la production qui va au programme français oscille entre 12 et 16%; si on y ajoute les versions, quelques films d’animation et de rares égarés, on n’atteint guère plus que 25 à 30%. Pour cette première décennie, le bilan institutionnel francophone n’est malgré tout pas loin de l’immobilisme et de la stagnation.
Les années 50 s’ouvrent par une nouvelle loi, la nomination de Gratien Gélinas au C.A. à qui il échoit de représenter les Canadiens français, le dépôt au cabinet d’un rapport qui recommande que l’ONF déménage à Montréal plutôt qu’à Toronto et la publication du rapport Massey qui suggère d’accorder une meilleure attention à la production de films pour le Canada français. À cette occasion d’ailleurs, Gélinas, qui avait déjà dénoncé la piètre qualité des doublages en français, plaide pour une amélioration qualitative et quantitative de la production francophone et pour la mise au rancart de sujets qui donnent du Québec une image stéréotypée ou folklorique. Devlin accède au titre de producteur du programme français, toujours sous la dépendance de Glover.
Réussites et impatience libertaire
Au début 1952, Thériault démissionne : les francophones n’ont plus de représentants parmi les cadres supérieurs. À l’automne suivant, c’est Gélinas qui part et il est remplacé en février 53 par le docteur Léon Lortie. Puis c’est le commissaire Irwin qui démissionne, au moment même où Roger Blais vient de succéder à Glover; malgré cela, la production française continue à aller son petit train avec une nouveauté dans le décor : la boulimique télévision qui demande du film en français. Pendant ce temps-là, le nouveau commissaire Trueman est saisi d’une requête ferme des cadres supérieurs de la production : il faut annuler le déménagement à Montréal, ça ne peut que nuire à l’ONF. Puisque le cabinet s’était déjà prononcé sur cette affaire, non seulement le C.A. décide-t-il de maintenir sa décision, mais demande qu’on recrute un conseiller francophone pour occuper le poste de Thériault laissé vacant depuis 18 mois, qui hériterait en plus d’une attribution nouvelle (mais somme toute un peu honorifique) : d’être secrétaire du conseil; il semble toutefois qu’une telle perle rare et bilingue ne coure pas les rues, car on prendra dix mois pour la trouver : ce sera Pierre Juneau, représentant de l’ONF à Londres, qui accède à ce poste en août 54.
Comme un refrain habituel, l’année 54 donne l’occasion au conseil de déplorer à nouveau la faible présence francophone au sein de l’équipe de production et de demander une embauche plus soutenue (au premier janvier 55, l’équipe comprenait 41 personnes, contractuels inclus, du producteur à la sténo, avec très très peu de réalisateurs). Ce souhait sera exaucé surtout grâce à la télévision qui obligera à partir de 1955-56 d’engager plusieurs réalisateurs, techniciens et recherchistes canadiens-français qui seront regroupés autour de Bernard Devlin. Sur une année, on fournira à Radio-Canada plus de films que pour tout le programme général français!
Cette conjoncture profite à Juneau qui renforcit sa position puisque tous les projets de films et de scénarios francophones lui passent entre les mains avec droit de veto. On pense même à lui créer un poste de commissaire adjoint, mais on veut auparavant lui laisser encore quelques mois pour faire ses preuves; comme le dit le Dr. Lortie en 1955 : “Il ne faut pas nommer un commissaire adjoint francophone juste pour faire plaisir aux francophones.”
En effet ça commence à grogner de plus en plus à l’intérieur et à l’extérieur de l’ONF, et les nominations récentes de Juneau et de Blais ne suffisent pas à apaiser la révolte. À titre d’exemple, nous citerons les propos d’un ex-responsable du secteur distribution internationale, Loris Racine, qui écrit dans l’Action nationale de janvier 55 :
“Tous les cinq ou six mois, la même histoire se répète : un Canadien français est mis en demeure de résigner ses fonctions ou tout simplement mis à pied par l’ONF. Réalisateurs, scripteurs, administrateurs, techniciens, la liste, depuis quelques années, en est devenue vraiment imposante. Et cela sans mentionner le nombre de ceux qui se sont décidés à abandonner leurs fonctions parce que l’atmosphère qui règne à l’ONF leur était devenue intolérable.
Il faut dire, par ailleurs, que la plupart de ces gens avaient déjà donné des preuves de leur talent dans leur domaine respectif…
Quelle est la raison de cet état de chose? (…)
Cette situation place aussi les employés canadiens-français de l’ONF dans la position de se sentir comme des intrus dans un organisme où l’on parle anglais, où l’on écrit en anglais et où l’on pense en anglais. (…)
On accepte donc les services de quelques Canadiens français qui, comme nous l’avons déjà dit, ont déjà fait leurs marques dans leur domaine respectif, scripteurs, réalisateurs, etc. On leur confie certains postes et l’on se hâte de les oublier… Ou l’on tient à ce qu’ils se laissent oublier.
L’initiative et les idées nouvelles de la minorité ainsi constituée ne sont guère bienvenues de la part de la direction… D’ailleurs, le Canadien français se sent tellement à l’étroit, tellement serré dans son coin qu’il finit habituellement par prendre le parti d’accepter le fait accompli… ou de retourner bien savamment à ses anciennes occupations.
Ceux qui ont la malencontreuse idée de vouloir exprimer trop ouvertement leur opinion, opinion qui assez souvent et même la plupart du temps ne coïncide pas avec celle de la direction, sur les problèmes qui concernent l’ONF, se voient tout doucement conseiller d’aller se trouver une position ailleurs. La raison donnée est habituellement : “You don’t seem to be able to get along with the people here…” (…)
De toute évidence, nous n’avons aucun contrôle sur le visage que nos traditions, notre culture et nos institutions vont assumer dans les films réalisés par l’ONF. (…)
Les films français que l’on y fait sont un peu comme un à-côté, une nécessité désagréable à laquelle il faut bien se soumettre.
De même, les Canadiens français qui espèrent se tailler une carrière à l’ONF doivent non seulement parler et écrire l’anglais mais ils doivent également apprendre à penser en anglais, à adopter une philosophie et une manière d’envisager les problèmes qui soient anglaises; ils doivent se former de nouvelles conceptions de la culture et de l’esthétique; ils doivent en un mot se créer une nouvelle personnalité en accord avec la politique et la mentalité et les inclinations de l’élément majoritaire dans lequel ils sont absorbés. Ils doivent en un mot, se créer une mentalité officielle qui corresponde à la mentalité officielle de l’ONF.”
Dans les mois qui suivent, la situation va se développer sur trois axes. D’abord la télévision a besoin de plus en plus de films. On engage du personnel, on met sur pied des séries qui, se développant l’une à partir et souvent contre l’autre, permettent aux francophones de mieux définir leurs besoins, leurs objectifs. Des ciné-reportages (Sur le vif, Passe-Partout), on ira vers des émissions d’envergure qui se voudront un reflet sociohistorique et introspectif de la société canadienne-française (Panoramique). Tous ces films prouvent, à qui en douterait, la compétence grandissante et l’originalité des cinéastes francophones, leur capacité de prendre la parole avec vigueur et talent.
Le deuxième axe est surtout institutionnel. En février 56, le Dr. Lortie est nommé vice-président du conseil; puisque le déménagement à Montréal est imminent, on estime que ce sera utile. On décide aussi de nommer deux commissaires adjoints; le premier, c’est Don Mulholland; le second, le francophone, on ne le connaît pas encore. On craint tellement les réactions de la presse de Montréal qu’on préfère ne rien annoncer tout de suite. Crainte prémonitoire? Onze jours plus tard, André Laurendeau amorce la publication de ses éditoriaux sur les Canadiens français et l’ONF, qui demandent la reconnaissance du fait français et la fin de la francophobie. Le commissaire adjoint pourra attendre! Dommage! C’aurait pu être l’amorce d’une double structure interne, éventualité que les anglophones n’hésitent pas à contrer un an plus tard, puisque rien n’aura bougé, en établissant un triumvirat où Juneau est minoritaire. Il y a même un recul qui se manifeste en ces mois de 56 dans la mesure où Blais est pris à partie et qu’on veut le retourner à la réalisation en choisissant de le remplacer par un Français, car, c’est bien notoire, aucun Québécois n’est compétent! (Ce sera finalement Léonard Forest qui héritera du poste en mars 57). Ces péripéties institutionnelles connaissent une conclusion temporaire lorsqu’en avril 57, Guy Roberge accède au poste de commissaire : dans de nouveaux locaux à Montréal, un commissaire francophone, tous les espoirs sont permis.
Le troisième axe, c’est celui de la campagne de presse. Nous avons déjà fait allusion à l’Action nationale en janvier 55, puis à Laurendeau en février 56. En février 57, le tonnerre éclate : Le Devoir passe à l’attaque; ça dure jusqu’au mois d’avril. Comme nous avons déjà publié de larges extraits de cette campagne de presse dans notre dossier L’Office national du film l’enfant martyr, nous ne la détaillerons pas ici. Rappelons seulement que cette campagne fait ressortir tous les griefs des francophones et que le ton est agressif et amer; les hauts responsables francophones Juneau et Lortie ne feront finalement que démentir les articles en défendant leur institution et en ne se prononçant jamais, même en termes diplomatiques, sur la justesse des revendications de base : la création d’une équipe française, parlant plutôt du mythe de la persécution des francophones, fruit d’un petit groupe de mécontents, voire de jaloux.
Les feux apparents au travers la brume
C’est sous le règne de Guy Roberge que tout débloquera vraiment et que les francophones, d’un comportement de conservation, adopteront un comportement d’affirmation. En juillet 1957, peu de temps après son entrée en fonction, il effectue de nombreuses promotions chez les Canadiens français et décide d’établir un poste de directeur du programme français, qui aurait autorité sur les films réalisés ou doublés en cette langue. À partir de ce moment, et de façon assez régulière durant six ans, la structure administrative de la production se modifiera pour coiffer une équipe de cinéastes que l’on baptisera par la suite, malgré les transformations qu’elle subira, l’équipe française. Par exemple, le 18 avril 58, le programme de production française est divisé en deux (studios F et H) et Léonard Forest et Louis Portugais en acquièrent la responsabilité tandis que Bobet conserve le studio G, celui qui s’occupe principalement des versions. Le 25 mars 59, le programme est réunifié (studio F) sous la tutelle de Forest.
En 1960, Mulholland meurt. Octobre est l’occasion d’un premier bouleversement. Grant McLean est nommé assistant du commissaire et directeur de production et Juneau assistant du commissaire et directeur exécutif (s’occupant davantage de distribution). McLean a droit à un producteur exécutif francophone. Le poste est d’abord partagé par Devlin et Fernand Dansereau (qui, absent depuis octobre 59, revient de l’étranger). Puis le 16 octobre 61 Dansereau l’occupe seul. En mars 62, Dansereau devient producteur exécutif du studio F et Bobet du studio G. Ces studios, qui se partagent la production française, comptent chacun une quinzaine de cinéastes à temps plein ou contractuels. Ceux-ci fonctionnent bien, travaillent souvent avec passion et leurs films reçoivent un accueil de plus en plus enthousiaste : dorénavant presque plus personne ne nie leur originalité, leur vitalité; il ne leur manque que la reconnaissance autonome.
C’est ce que l’ONF propose au gouvernement en novembre 63 : créer une section française et une section anglaise dirigées chacune par un directeur de production responsable de la coordination générale de son programme de production et des opérations financières qui y sont reliées.
Pourquoi l’ONF procède-t-il à cette demande? D’une part pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer : pressions intérieures et extérieures concomitantes avec l’éveil national québécois et le souffle de réformes qui marquent la Révolution tranquille. D’autre part parce que le 8 avril 63 ramène au pouvoir les Libéraux fédéraux. En pleine campagne Jean Lesage était intervenu pour que soient reconnues les aspirations sociales, économiques et culturelles du Québec. Mais, fait plus important, quelques mois plus tôt, dans un discours écrit par Maurice Lamontagne, Pearson avait lancé l’idée d’une enquête sur les moyens de développer le caractère bilingue du Canada. Trois mois après l’élection, Pearson crée la commission Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme. L’ONF, qui dépend du Secrétaire d’État Lamontagne, préfère devancer — peut-être d’ailleurs l’y a-t-on invité — les investigations des commissaires qui révéleraient, ce que sait déjà Laurendeau, son caractère quasi-monoculturel et choisit de donner l’exemple.
La réforme devient effective le premier janvier 1964. Juneau accède au nouveau poste et abandonne celui de secrétaire du C.A. Vingt-cinq ans après la création de l’ONF (certains disent du NFB!), la production française a une réalité autonome et dispose bientôt de quatre producteurs exécutifs (Belleau, Bobet, Martin, Moreau) et de coordonnateurs des services techniques. Au contraire de McLean qui met en place aussitôt une nouvelle structure aux responsabilités décentralisées (dont un Pool System pour les cinéastes et un comité du programme où ils participent), Juneau choisit une voie plus hiérarchique. Il faudra attendre son départ en mars 66 et son remplacement par Marcel Martin pour que la revendication des francophones d’avoir une structure participative similaire aux anglophones soit enfin acceptée.
Au moment où est créée la Production française, un vent de fronde souffle sur les cinéastes qui y travaillent. D’une part, depuis quelques mois ceux-ci viennent de se regrouper dans l’Association professionnelle des cinéastes qui confirme leur réalité objective dans la société québécoise (nous avons relaté cette histoire dans le dossier Le cinéma : théorie et discours). Mais le principal terrain de la fronde est ailleurs. En sont l’enjeu la liberté d’expression, le choix des voies documentaire/direct et long métrage, la volonté d’être témoin du Québec, la réalité d’une équipe française vivante, bref, l’avenir réel du cinéma au Canada français. Godbout, Carie, Perron, Arcand et Groulx choisissent la revue Parti Pris pour dire tout haut ce que beaucoup ressentent tout bas. L’administration estime qu’ils causent grand tort à l’ONF en s’exprimant dans une revue réputée marxiste, révolutionnaire, où l’on présente l’ONF comme un instrument de colonisation des Québécois. Fait exceptionnel, elle réagit avec célérité, car deux mois plus tard, le commissaire peut informer le C.A. des mesures prises suite à l’incident.
Au début 66, Jacques Bobet tirera le bilan de ces événements :
“La contre-révolution frappe l’Office national du film et en particulier l’équipe française, la plus engagée et la plus vulnérable. Si les consignes ne furent jamais données explicitement, il est facile, deux ans plus tard de les dégager avec clarté :
- Calmer les esprits! Un voile de plomb s’abat sur la production. (…)
- Revenir sur la politique des auteurs à tout prix. (…)
- Promouvoir à tout prix quelques productions biculturelles, voire bilingues! (…)
En quinze mois la contre-révolution détruit le travail de quinze années : le meilleur groupe de cinéastes jamais assemblé au Canada est décimé, éparpillé, lâché dans le vide avec de vagues promesses, jamais tenues, d’aide à la production cinématographique. Ainsi se gaspille le capital culturel le plus original peut-être que ce pays ait jamais eu.” (Liberté, mars-juin 1966)
Il est une règle qui s’applique aux institutions sociales dont fait partie l’ONF. L’institution est conservatrice, mais pour ne pas mourir, elle doit accepter, sinon mettre en place, une série de mécanismes de contestation et de transformation qui, inscrits au niveau structurel, peuvent jouer un rôle de régulateurs. L’équipe française fut une réalité qui s’est bâtie à force de courage et de combat de 1942 à 1964 et qui sut profiter de tous les mécanismes de l’institution pour acquérir sa place au soleil. Les cinéastes francophones surent, plus souvent qu’on ne le pense, exprimer une personnalité originale, voire contestatrice dans la société duplessiste, et donner des œuvres dignes d’intérêt, en tout cas généralement comparables aux courts métrages qu’on tournait à l’étranger. À partir du milieu des années 50, le mouvement s’accéléra, le groupe québécois se renforcit, les œuvres s’affirmèrent plus solides, plus créatrices. C’est justement cette dynamique qui entraîna les réformes que nous avons relatées ici et c’est elle qui permit le coup d’éclat de l’an 64, prélude à l’après-midi des faunes. De canadien-français, le cinéma francophone onéfien, comme la société dont il partipait, devenait québécois, désignait son appartenance. On affirmait, on consacrait au grand jour une situation trop longtemps recelée, contenue, maintenue. Les mesures de mise au pas ne pourraient tenir très longtemps. Les désillusions du progrès permettraient dorénavant le progrès des affirmations au sein d’une équipe de production fécondément pluraliste.
Hommage à la série Panoramique 1957-58
Cet article a été écrit par Pierre Veronneau. Historien, professeur et critique, il est à l’emploi de la Cinémathèque québécoise et prépare un doctorat en histoire sur les Canadiens français à l’ONF de 1939 à 1964.