La Cinémathèque québécoise

Collections online

Ce site est rendu possible grâce à la fondation Daniel Langlois

Anciens périodiques

Télécharger pdf

Conférence prononcée pour une société de publicité et sténographiée à l’insu de l’orateur*

Texte d’une conférence prononcée par Méliès en 1932 pour une société de publicité (la Société D.A.M.).

Corrigé par l’auteur avant publication¹.


¹ Ce texte est reproduit en partie dans Georges Méliès, Mage (op. cit. pp. 141-144).

Depuis mon enfance, j’avais toujours vu, au-dessus du théâtre des Variétés, boule­vard Montmartre, un grand écran de publicité lumineuse, devant lequel je m’étais bien souvent arrêté. C’étaient simplement des tableaux sur verre, accompagnés d’ins­criptions, que l’on projetait sur cet écran à l’aide de lanternes Molténi, simple perfec­tionnement de la vieille lanterne magique de nos pères. Pour arrêter et amuser le public, sur le boulevard, ces réclames (en lettres) étaient, de temps en temps, rempla­cées par des photographies sur verre, en noir ou en couleur, et par quelques vues comi­ques fort simples, représentant, par exemple, un personnage grotesque dont le nez s’allongeait démesurément ou un ivrogne dont le ventre grossissait, à vue d’oeil, tandis qu’il buvait à même une bouteille.

C’était bien peu de chose, mais cela faisait rire et obligeait les badauds assemblés à avaler la réclame qui suivait immédiatement ces petits intermèdes.

Le directeur de cette publicité vint, un jour, me trouver : j’étais directeur du théâtre Robert-Houdin et, en même temps, éditeur de films, passage de l’Opéra et je m’étais naturellement fait une spécialité des films fantastiques ou truqués. Il me demanda s’il serait possible de faire, à l’aide du cinéma, des vues-réclame, très amusantes, même exagérément burlesques, en y mêlant quelques trucs qui intrigueraient le public; vues courtes, bien entendues, lestement enlevées, très corsées, néanmoins, et terminées, natu­rellement, par des inscriptions, vantant le produit dont il était question dans le film.

Je fis pour lui toute une série de vues; je ne puis parler de toutes, mais je vous rap­pellerai quelques souvenirs au sujet de cinq à six d’entre elles, parce que vous trou­verez là la genèse de la publicité animée, soit dans des scènes jouées par des acteurs, soit dans des procédés spéciaux d’où est sorti le dessin animé actuel.

L’une d’entre elles concernait la fameuse moutarde Bomibus. Évidemment, c’était un sujet qui prêtait bien peu à une scène de cinéma. Aussi, dus-je me borner à une pochade burlesque, dans laquelle des clients de restaurant s’aspergeaient de moutarde après une discussion violente. Mais la moutarde était tellement bonne qu’un chien venait goulûment lécher tout ce qui était tombé par terre. Il y avait un petit truc, vous vous en doutez : la fameuse moutarde, mise dans les pots, n’était que de la crème au chocolat. Aussi, vous pensez si le chien y mettait de l’ardeur… et le public de rire! Mais ce qui donnait toute sa valeur à cette réclame, c’était la finale. On voyait subite­ment paraître sur un tableau noir tenant tout l’écran, nombre de lettres blanches, disséminées sans ordre, beaucoup d’entre elles de travers ou la tête en bas. Puis toutes ces lettres se mettaient en mouvement et allaient rapidement reprendre leurs places pour former l’inscription connue: “Bornibus, sa moutarde et ses cornichons à la façon de la mère Marianne.” Seule, la lettre S, de Bornibus ne pouvait trouver sa place. Elle pirouettait tout autour du tableau et, après avoir bousculé 8 ou 10 des autres lettres, finissait par compléter le nom du fabricant, tandis que les lettres bousculées et dépla­cées reprenaient leur alignement. L’effet produit par cette plaisanterie était énorme, les gens se tordaient. Il faut dire que le public était alors peu difficile. J’employai là, pour la première fois, le procédé qui a été utilisé depuis par le dessin animé. Je me servis d’ailleurs, par la suite, d’un truc tout à fait analogue pour faire apparaître des inscriptions s’inscrivant toutes seules, en écriture courante, ou produites par une main vivante (mais sans bras) écrivant à la craie.

Comme j’étais peintre et dessinateur, je fis aussi souvent des “dessins express”, de grandes tailles, généralement des portraits de personnages connus, des têtes de 1 m. de hauteur, que je dessinais en personne, à toute vitesse, vitesse exagérée d’ailleurs par le cinéma lui-même, ce qui me faisait paraître d’une adresse et d’une vivacité phénomé­nales. On ne connaissait pas encore, alors le truquage du cinéma, et ces dessins laissaient le public ahuri. Bien entendu, on certifiait ensuite, dans la réclame qui suivait, que le personnage représenté était un client assidu de la maison K ou T, et n’utilisait que tel ou tel produit.

Une autre réclame où j’employais aussi la crème au chocolat, comme dans la réclame Bornibus, pour inciter mon propre fils, alors âgé de 4 ans, à manger avec ardeur un produit alimentaire qui ne lui plaisait pas plus que cela, fut celle d’une farine alimentaire très connue. Dans cette vue, il y avait un enfant très malade, avec sa mère, et un docteur qui venait visiter l’enfant. Le docteur déclarait que pour remonter le petit malade, maigre et souffreteux, il lui fallait la fameuse farine K. On délayait de la farine dans un bol, l’enfant en mangeait; puis le docteur revenait un mois après et trouvait le bambin gros et gras comme le bébé Cadaum, en train de manger, avec amour, un plein bol de la merveilleuse bouillie. Mais le public ignorait que, dans le bol, nous avions substitué à la bouillie une excellente crème, bien sucrée, aussi l’enfant s’en barbouillait-il jusqu’au nez, avec un entrain des plus comiques. Mon fils est au­jourd’hui âgé de 30 ans et taillé en hercule et bien qu’il n’ait jamais mangé de la farine dont il est question, il a, tout de même, parfaitement “profité”. Ce que c’est que la puissance de la publicité!

Quelque temps après, j’eus à faire une vue-réclame pour un fabricant de corsets qui substituait à la vraie baleine un produit d’imitation qui, bien entendu, à son dire, était de beaucoup supérieur! On me demanda 6 jolies femmes, dont le rôle se bornerait à essayer des corsets; seulement, mon client se montra tellement pingre, lorsqu’il s’agit de fixer les cachets des artistes chargées de jouer la scène de l’essayage qu’il fut impossi­ble de réussir ce tour de force : ne prendre que des femmes jolies, bien faites, jouant bien, gracieuses, tout en les payant chichement. Comme mon homme ne voulait rien entendre pour se montrer plus généreux, je lui suggérai d’aller lui-même, trouver des danseuses de music-hall et de leur offrir à chacune, en sus du cachet, un corset de sa fabrication. Ainsi fut fait et sa proposition eut un tel succès qu’il fut accablé de de­mandes. En fait, cela lui coûta beaucoup plus cher que s’il avait accepté de payer raisonnablement. Que voulez-vous! il y a des gens qui ne comprennent pas leurs véri­tables intérêts et à qui cela arrache le cœur de débourser des espèces sonnantes ou du papier-monnaie.

J’eus aussi l’occasion de faire une vue pour un fabricant de peignes en écaille. Là, je me lançai dans la fantaisie et l’on voyait, dans cette vue, une énorme machine cocasse dans laquelle des ouvriers introduisaient de grosses écailles de tortues de mer, la machine tournait et, à l’autre extrémité, sortait une quantité considérable de peignes fabriqués. Il en sortait des centaines, les acheteurs (sur l’écran) se précipitaient et se battaient pour se les arracher les uns aux autres; j’ignore s’il en était ainsi dans la bou­tique du fabricant. Enfin, la vue était amusante.

J’employai exactement le même truc quelques années plus tard, pour un fabricant de chapeaux de feutre, en modifiant, bien entendu, quelque peu la mise en scène. Cette fois, c’étaient des lapins vivants qu’on introduisait successivement dans l’entonnoir d’une sorte de meule, laquelle rejetait, par une ouverture, une quantité de chapeaux de toutes formes et de toutes dimensions. J’y ajoutai une idée neuve qui fit de cette vue un succès monstre : on faisait passer le film à l’envers et le public voyait alors tous les cha­peaux rentrer précipitamment dans la machine et ressortir, par l’ouverture supérieure, sous la forme de lapins bien vivants. Je me souviens encore de l’énorme hilarité produite sur les boulevards par cette grosse plaisanterie.

2012_0940_PH_09
Coll. Cinémathèque québécoise

J’arrive maintenant à un autre film que je fis pour une maison anglaise, à propos du Dewar’s Whisky (une excellente marque écossaise) qui, sur une affiche, avait fait re­présenter un lad écossais en train de boire, à une table, un verre de ce spiritueux, exac­tement au-dessous des portraits, en pied, de trois de ses ancêtres : sur la gravure, on voyait les personnages peints sortir de leurs cadres et tendre vers la précieuse bouteille des mains avides. Je reproduisis naturellement, l’affiche et, à un moment donné, les personnages peints s’animaient pour se transformer en personnages bien vivants. Mais après avoir tendu leurs mains, comme sur l’affiche, vers la bouteille, ils finissaient par sortir du cadre tout à fait et se livraient à un pugilat en règle pour se voler la bouteille les uns aux autres. Enfin, ils en arrivaient à briser la bouteille sans avoir pu boire, ni les uns, ni les autres, leur liqueur favorite et retournaient tout penauds dans leurs cadres, en faisant des têtes désolées. Cette vue porta énormément l’affiche en question étant, dans ce temps-là, placardée partout et connue de tous.

Il faut que je vous parle aussi d’un film-réclame qui amusa fort. Dans celui-ci, il s’agissait d’un liquide destiné à faire repousser les cheveux. J’avais naturellement re­présenté une boutique de coiffeur et c’est moi-même qui jouais le rôle du patient chauve dont il fallait regarnir le crâne. J’étais déjà tout à fait chauve; je le suis tou­jours. Cependant, dans cette vue, un coiffeur d’allure comique m’avait copieusement arrosé le cuir chevelu de son produit merveilleux. Sous ses frictions énergiques, on voyait mes cheveux pousser à vue d’œil, ainsi que ma barbe, bientôt les poils s’allon­geaient tellement qu’ils en arrivaient à toucher terre. Je me levais et, m’empêtrant dans cette forêt pileuse, je trébuchais et tombais en avant, les deux mains plongeant dans une cuvette contenant le mystérieux liquide. Lorsque je retirais mes mains de la cuvette, elles se trouvaient, elles aussi, couvertes d’une épaisse toison de poils. Bref, j’étais horrible, un véritable orang-outan, et tout le monde de rire. Pour finir, une réclame en lettres disait : Repousse certaine et instantanée, comme vous venez de voir, mais en vous conformant strictement à notre prospectus vous éviterez une pousse exa­gérée comme celle que nous venons de vous montrer! — Heureusement! s’écriaient les spectateurs, en éclatant de rire. Ce film fut un des plus appréciés, mais vous allez voir maintenant que ce n’est pas toujours tout rose de faire des films-réclame. Un mois après que j’eus fait cette vue, un énergumène se présenta un jour à mon magasin du passage de l’Opéra, et se mit à m’injurier.

Monsieur, disait-il, c’est vous qui faites de la réclame pour cette lotion à faire repousser les cheveux! J’en ai essayé, vous êtes un imposteur, un fumiste et je dirai même un escroc.

— Ah! mais, dites donc vous!

— Parfaitement, monsieur, c’est de l’escroquerie! Voyez, mes cheveux n’ont pas re­poussé!

— Mais… les miens non plus, monsieur!

— Alors, pourquoi annoncez-vous?

— Permettez, monsieur, moi je n’annonce rien du tout. Je suis fabricant de vues cinématographiques, un agent de publicité me commande une vue, je la fais, telle qu’il me l’a demandée, on me paye mon travail de cinéaste, un point c’est tout. Le reste ne me regarde plus et je n’ai nullement à m’occuper de la valeur du produit, ce n’est pas mon affaire! Réservez votre colère au fabricant.

Quelle que soit la valeur d’un produit, vous ne le vendrez jamais si le public ignore son existence. Or, pour le faire connaître, il n’y a pas trente-six moyens, il n’y en a qu’un, la publicité.

Et parmi les différents moyens employés pour la publicité, il est certain aussi que le cinématographe est l’instrument le plus parfait, car c’est lui qui s’adresse au plus grand nombre. C’est par millions que se comptent les spectateurs des films cinémato­graphiques.

Quant à la publicité, ce n’est pas d’aujourd’hui que date l’universelle reconnaissance de sa puissance formidable. J’avais à peine 20 ans quand je lus, en Angleterre, cette formule qui est toujours vraie :

Advertising is to business what is steam to engeenery,
THE GREAT PROPELLING POWER
(La publicité est aux affaires ce qu’est la vapeur aux machines :
la grande force propulsive!)

DCQ_1982_10_p46-Img


* Le titre ajouté à la main par Méliès