Conclusion
Emmanuel LeRoy-Ladurie a déjà utilisé une formule pour situer le travail des historiens : «le parachutiste et le truffier». Nous savions en abordant notre travail que nous serions dans une position semblable. Tantôt appelés à ratisser un vaste territoire. Tantôt portés à approfondir des objets de recherches plus définis.
Quand nous avons choisi notre sujet de recherche, nous avions l’impression d’être devant une cause déjà entendue, d’être devant des gens, des films, une institution déjà évalués, classés. C’est d’ailleurs le sentiment que véhicule l’historiographie de notre sujet. Pourtant nous avions également l’impression que des injustices s’étaient glissées, ou que justice n’avait pas été rendue. Déjà nos travaux précédents nous avaient mis en contact avec une réalité plus complexe qui appelait un éclairage nouveau. Et aucun des textes déjà publiés n’assouvissait nos attentes. Nous constations qu’on connaissait peu de choses sur ces années ou qu’on les connaissait mal. Nous devions donc nous démarquer de l’état actuel des connaissances. Il fallait croire à notre sujet et porter aussi beaucoup d’amitié à ces cinéastes qui avaient affirmé par leur travail et par leurs revendications le droit des Canadiens français, des Québécois, d’avoir un cinéma qui leur soit propre et qui ait une emprise sur leur réalité, et cela au-delà de l’intérêt inégal des œuvres au plan cinématographique.
Nous avons décidé de faire leur histoire sur une période de vingt-cinq ans. De faire le récit des principaux événements qui les ont confrontés en tant que Canadiens français regroupés de façon plus ou moins structurée au sein d’une institution fédérale. Nous avons élargi notre cadre de connaissance en examinant les œuvres qu’ils ont produites. Nous avons enfin relié toutes ces données au contexte idéologique et politique dans lequel elles s’inscrivaient.
Pour atteindre ces objectifs, il nous a fallu faire un travail documentaire inédit, établir une multiplicité de sources, nous livrer à une analyse critique des documents et des films dans la perspective qui était la nôtre: faire de l’histoire du cinéma et nous servir du cinéma en tant que document d’histoire. Nous étions confrontés à une masse documentaire énorme. Le volume physique de notre corpus — 470 films, 42 réalisateurs — aurait pu nous arrêter. Il nous fallait tenir à l’analyse entière tout en circonscrivant notre objet sans lui faire perdre de sa substance. Nous avons préféré l’aborder à partir de points de vue assez diversifiés, imposés par la réalité elle-même; cela peut expliquer la conceptualisation retenue qui fut la nôtre et notre pragmatisme.
Au premier degré, nous avons donné une place nouvelle à des époques, à des gens, à des films mal évalués. Nous avons mis en lumière des réalisations que certaines idées reçues empêchaient de bien percevoir. Nous avons jeté un éclairage nouveau sur des faits connus et les avons soumis à un questionnement différent. À un autre degré, nous avons remis en cause des certitudes, des discours, qui avaient presque force de loi alors qu’ils n’étaient parfois que des visions idéologiques des événements et des phénomènes. Il fallait revoir les thèses couramment admises.
Nous avons dépassé l’histoire événementielle de notre groupe et de sa production au bénéfice d’une ouverture à la société et au contexte où ils s’inscrivaient. Un des axes majeurs qui a guidé notre lecture, c’est celui de l’affirmation par les cinéastes d’une identité nationale propre au sein d’une institution fédérale et dans des films singuliers qu’elle produisait. Nous avons choisi cette perspective parce qu’elle nous semblait la plus propice au renouvellement de la recherche historique sur les Canadiens français à l’ONF et à l’évaluation de leurs œuvres.
Notre hypothèse de départ fut que même en situation minoritaire, dominée, les Canadiens français tendent à manifester leur spécificité culturelle, sociale, historique et qu’ils recherchent, sinon revendiquent, un statut institutionnel qui consacre ce fait. Qui plus est, ils cherchent souvent des formes d’expression cinématographique qui correspondent à cette volonté. La plupart du temps, ils ont traduit dans leurs actions la conjoncture dans laquelle ils s’inscrivaient.
De ce point de vue, le travail en archives, l’enquête empirique, la lecture des procès-verbaux, des rapports de recherche et des mémorandums, l’examen des scénarios s’avèrent très «parlants»; on y voit de proche la réalité de notre objet. Ces documents ont certes autorisé notre révision de l’histoire événementielle, mais ils nous ont en particulier permis de faire jaillir notre problématique et d’aider à son dégagement des films eux-mêmes. La perspective s’en trouvait élargie. La méthodologie historique complétait celle de l’étude filmique.
Dans un appareil d’État dominé par des anglophones dont plusieurs étaient fermés à la culture et au monde canadiens-français, il n’est pas surprenant que le premier élément de regroupement des francophones soit leur langue. Mais simultanément, dès la guerre, vient s’imposer la conscience qu’ils ont de leur spécificité nationale, de l’originalité de leur société. Aucun facteur stylistique, cinématographique, ne leur sert de dénominateur commun, aucune approche ne fait école.
Il y a parfois des courants majoritaires, comme le documentaire dramatisé des dix années qui suivent la guerre. Si la démarcation institutionnelle et la conscience nationale (au sens large) constituent les facteurs d’unification, la recherche d’expressions personnelles, l’interprétation créatrice d’un contexte de production balisé, en forment les facteurs de diversification, d’éclatement, même si on retrouve périodiquement des projets plus collectifs qui servent de point de ralliement.
Cela transparaît dès 1942 dans le travail de Paquette et de ses collègues. Cela continue après-guerre, malgré les difficultés, dans les réalisations de Petel, de Palardy, de Garceau ou de Blais. Cela s’amplifie avec la venue de la télévision et le déménagement à Montréal. Cela se radicalise avec le direct, les films dramatiques, les problématiques de plus en plus contestataires et individualisées.
Il est grossier d’affirmer que le cinéma québécois débute en 1963-1964 et que tout ce qui précède doit être relégué à la préhistoire. Le cinéma francophone onéfien de 1942 à 1964 ressemble à celui des vingt années qui le suivent en ce sens qu’il est en prise directe sur sa société, qu’il traduit un sentiment d’appartenance, qu’il fait souvent preuve de courage pour s’affirmer. Les œuvres, soit par leurs styles, soit par leurs problématiques, sont tantôt innovatrices, tantôt traditionnelles en regard de celles de leur époque. Leur réalisation fait régulièrement problème, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le travail artistique va de pair avec un certain nombre de combats.
Conditionné par une perception critique qui faisait bon marché des œuvres qui lui semblaient moins innovatrices, on a trop eu tendance à prendre comme une vérité l’affirmation qu’à la fin des années cinquante et début soixante, l’équipe française se soit consolidée autour d’un style, le cinéma direct. Il est vrai que le direct est perçu par certains cinéastes comme un moyen de montrer les Québécois à eux-mêmes et de les valoriser à leurs propres yeux. Il est vrai aussi que l’apparition de techniques de prise de vues et d’enregistrement sonore légères, portatives, exerce une influence considérable sur tous les cinéastes, anglophones y inclus: la technologie transforme les conditions d’exercice du travail et aussi la manière de tourner, laissant une place importante à l’improvisation. Elle favorise des styles qui contrastent avec ceux qui dominent à la télévision.
Cependant il faut nuancer les choses. Déjà la série Les reportages accordait une marge de manœuvre relativement grande aux cinéastes. On a eu tort jusqu’à présent de passer rapidement sur le contenu et le style de ces films car au contraire des séries anglophones encadrées par Stuart Legg, les cinéastes francophones bénéficiaient de beaucoup plus d’initiatives. Il se créait un rapport d’immédiateté entre eux et le «terrain»; ils pouvaient aborder leur sujet avec plus de spontanéité, ce qui constituera une des qualités du direct. L’empathie de l’un précède celle de l’autre.
Des cinéastes comme Petel et Palardy ont manifesté à quelques reprises de semblables désirs de liberté. De liberté dans l’image d’abord puisque celle-ci pouvait aisément être orientée par les conditions concrètes du tournage. Mais c’est surtout la série Sur le vif qui aurait pu constituer un pont naturel entre Les reportages et le direct. Le reporter justement avait à couvrir un territoire donné mais sur place il bénéficiait d’une latitude certaine. Il est malheureux qu’il ne se soit pas trouvé de cinéastes francophones à la hauteur pour relever le défi. Devlin pouvait se montrer excellent producteur mais ses réalisations passées ne permettaient pas d’entrevoir un renouvellement du reportage. Qui plus est, il ne sut pas s’entourer — mais en avait-il qui voulaient s’exiler à Ottawa? — de réalisateurs talentueux qu’il aurait pu instruire de son métier. LaRoche, Pierre et même Arbour n’étaient manifestement pas à leur place dans le cinéma et ce fut un manque de discernement de les engager. Le résultat de cette situation fut que le développement de l’équipe française dans la première moitié des années 50 est plus quantitatif que qualitatif.
La situation change et se complexifie lorsque l’ONF déménage à Montréal. L’équipe française se développe et se diversifie. C’est à ce moment-là que vont se jouer davantage les clivages de générations et les choix formels et institutionnels qui s’y rattachent. En comparaison du documentaire antérieur, et plus particulièrement des reportages, l’attitude éthique et cinématographique des cinéastes du direct semble révolutionnaire. Mais il ne faut pas oublier que jusqu’en 1964, leur pratique fait régulièrement l’objet de critiques tant à l’intérieur (distribution, services techniques) que hors de l’ONF (revues de cinéma). On leur reproche leur laxisme, leurs facilités, leurs images bâclées.
Il ne faut pas oublier non plus que peu de réalisateurs se font intégralement les défenseurs de cette nouvelle pratique; principalement ce ne sont que Brault, Groulx et Fournier. Les nouveaux moyens techniques exercent un attrait indéniable sur la majorité des cinéastes; ils impliquent souplesse, mouvement, intervention rapide et liberté. Mais il faut être prudent dans l’évaluation de l’influence des appareils sur le mode de tournage. Nous avons pu indiquer par exemple toute la recherche et même la «scénarisation» qui a précédé des films comme QUÉBEC-USA ou À ST-HENRI LE CINQ SEPTEMBRE. Or c’est bien là une méthode «ancienne».
Par ailleurs il faut se méfier des interprétations qui confèrent un statut ontologiquement libérateur au direct, promu «cinéma de liberté» parce que le cinéaste a plus de mobilité et de liberté dans son travail d’enregistrement des images et des sons. Autant il est vrai que quelques cinéastes qui pratiquent avec plus de risque l’aventure du direct veulent, par leur travail, poser des actes de libération, autant il est vrai que souvent l’aspect ludique de la caméra en liberté semble le facteur prépondérant. Et de toute manière, ces réalisateurs n’ont pas le monopole des actions de libération.
En effet on pourrait presque dire de manière polémique que ce sont surtout les autres qui prennent en charge cette action de libération, contestent leur société aliénante. Les autres toutes tendances confondues. Et même au-delà des générations. Nous avons dit le courage autocritique d’un Garceau dans ses films agricoles des années soixante. Nous avons vu l’apport manifeste de Dansereau, de Portugais et de Jutra. Dans leurs fictions et leurs documentaires d’écriture plus traditionnelle, ils n’hésitent pas à jeter un regard lucide, impitoyable, critique et articulé sur leur société, sur une société qu’ils voulaient secouer, rendre consciente, mettre en mouvement. Leur mérite est encore plus grand de poser de tels gestes du temps de l’Union nationale, à un moment où la démarcation n’est pas encore très affirmée dans le domaine du cinéma.
Si on pousse encore un peu plus loin et qu’on leur joint des gens comme Godbout, Perron et Arcand, on constate que ce groupe de cinéastes aux pratiques documentaires d’apparence plus traditionnelles s’avère davantage porteur d’une réflexion collective, d’une volonté de prise en charge de la réalité québécoise, de critique des pratiques et des idéologies passées, de propositions de contestation et de rattrapage.
Le style, l’écriture de GOLDEN GLOVES ou de POUR LA SUITE DU MONDE peuvent paraître plus innovateurs, leur place dans l’histoire du langage cinématographique plus assurée. Mais pour situer justement la place de l’équipe française dans l’histoire du cinéma québécois et de son rapport à la société québécoise, il faut dépasser les grilles d’appréciation et de lectures qui nous furent proposées jusqu’à présent. Il faut clarifier les polarités autour desquelles gravitent les cinéastes.
Du point de vue social, à partir de 1958, la majorité des cinéastes — des recherchistes aux producteurs et réalisateurs — veulent faire œuvre sociologique, refléter leur société dans sa spécificité, son originalité; ils essaient d’intéresser à leur dessein le public car ils y ont accès directement par la télévision; ils appellent souvent à la transformation de leur société. Ils se posent comme représentants d’un groupe national et confèrent à leurs actions une dimension socionationale. Voilà un point commun collectif plus important qu’un quelconque ralliement hétérogène à une esthétique (et non pas à une technique). Voilà un point beaucoup plus adéquat pour fonder la notion d’équipe. Et c’est plutôt là- dessus que l’équipe française se consolide.
Mais en même temps qu’ils s’unissent autour d’intentions collectives, les réalisateurs francophones se singularisent par des aspirations personnelles. Ils favorisent l’expression de leurs sensibilités individuelles. De ce point de vue, le direct n’est qu’une voie parmi d’autres qui correspond aux aspirations artistiques et éthiques de certains cinéastes. C’est dans ce cadre que s’inscrit dès 1958 le désir de la dramatisation et quelques années plus tard, du long métrage. C’est ce qui permet aussi de comprendre l’émergence de thématiques qui semblent à contre-courant: la beauté, la crise de conscience, le courage, etc. C’est en partie aussi ce qui explique le clivage autour des années 1957-58 entre ceux qui souhaitent une section française autonome et qui y trouveraient leur intérêt, et ceux qui la refusent.
Paradoxalement là aussi, dans cette volonté individuelle, les cinéastes ancrent leur dimension d’équipe. Car ce qu’ils revendiquent, c’est le droit à la création, à une production audacieuse, exigeante, qui fasse place à la passion. Mais en tant que groupe, l’équipe française ne privilégie aucune voie; alternativement et simultanément, les cinéastes — parfois les mêmes — souscrivent à des pratiques cinématographiques divergentes.
De la conjugaison de ces deux aspirations surgit une troisième revendication: l’abolition des contrôles, des orientations et des censures administratifs. Bientôt, avec le début des années soixante, s’affirme le besoin d’une prise en charge par les cinéastes eux-mêmes de leurs conditions de production. C’est ce qui pourra se matérialiser avec la création de la production française et surtout, un peu plus tard, du comité du programme; la montée de l’affirmation de l’identité nationale des cinéastes, de même que leur réflexion collective sur leur place spécifique dans l’appareil onéfien, devait déboucher sur une reconnaissance institutionnelle.
Mais dans l’ensemble les cinéastes jouissent d’une assez grande liberté d’expression; en témoigne la variété des points de vue que véhiculent leurs films et qui sont en concordance avec les principaux mouvements d’expression au Québec. L’influence de la direction sur le contenu des réalisations est moins absolue qu’on a pu le croire; il faut la relativiser. Même dans les années difficiles qui suivent les départs de 1963, 1964, 1965, les cinéastes restants ne seront pas nécessairement étouffés et leurs œuvres formellement insignifiantes; leur thématique sera souvent d’actualité.
Durant vingt-cinq ans, les cinéastes ont accès directement à leur public de manière régulière. Cela leur assure une visibilité capitale en même temps que cela fondera leur volonté d’action pour transformer leur société. Durant la guerre, la série Les reportages circula dans tous les cinémas francophones. Les choses se gâtèrent après. Mais aussitôt la télévision arrivée, la plupart des films y sont systématiquement diffusés, en plus de circuler dans d’autres circuits. Si les cinéastes sont moins isolés alors qu’ils le seront quelques années plus tard (alors qu’ils seront par contre davantage reconnus dans le monde cinéphilique), ils ont également beaucoup plus de liens avec l’ensemble du monde culturel et universitaire. L’interférence des mondes universitaire, artistique et onéfien crée une culture visible et constitue une dynamique, une force dont profitent les films.
Les cinéastes font simultanément du cinéma social et sociologique. Nous avons voulu refléter ce double mouvement. Dans le cinéma social, la communication va du film vers le public, la société: celui-ci agit sur celui-là. Dans le cinéma sociologique, le processus s’inverse: la société a de l’effet sur le contenu. Les pratiques sociales qui y ont cours interagissent avec celles des cinéastes. Le statut médiatique du film est doublement indiqué de par sa position médiane entre ces deux pôles. Le film est un reflet médiatisé (dans le cours d’un processus de production) d’une réalité première (référentielle) et seconde (idéologico-culturelle), en même temps qu’objet dialectique en interaction avec la réalité et le public, les influençant et étant influencé par eux. C’est de toute cette complexité que l’approche «histoire et cinéma» à laquelle nous souscrivons veut rendre compte.
Pour bien évaluer les caractéristiques propres au développement de la production francophone onéfienne, il faut les situer dans la conjoncture où elle se déroule. Nous avons montré qu’à chaque époque, tant au plan formel qu’institutionnel et social, les cinéastes ont développé des stratégies d’affirmation. Au plan interne, ils prennent avantage de toute situation, de toute contradiction, de tout événement politique pour enfoncer le coin de leur spécificité et de leur autonomie relative. Ils se servent de la conjoncture comme levier pour atteindre des objectifs de création, de production et d’organisation. Ils s’arrangent pour prendre progressivement l’institution en charge en ces matières. S’ils n’ont pas toujours formalisé leur volonté politique, ils l’ont néanmoins fait exister par leurs actions.
Au plan externe, ils veulent suppléer l’absence d’un cinéma québécois dynamique, imaginatif, novateur. Très souvent et de plus en plus fréquemment, ils essaient de remédier à l’univocité des discours véhiculés par les médias et les appareils religieux, politiques et scolaires en jouant sur la spécificité du statut de l’ONF et sur l’accès large de leurs œuvres à des circuits différents moins contrôlés (circuits communautaires, télévision, etc.).
Les cinéastes tâchent d’une certaine manière d’être à l’avant-garde, non pas tant au plan artistique — ce qui est davantage le cas de nos jours et qui le fut pour certains au début des années soixante — mais au plan de la sensibilité et de la critique sociales. La majorité de leurs œuvres font place à des discours de démarcation. Elles s’abouchent à plusieurs points de vue innovateurs mais les dépassent rarement; le thème des femmes est à cet égard révélateur: il reflète les limites des remises en questions des années 1958-1964 en ce domaine.
Nous sommes conscients des limites de notre recherche. Elles sont de plusieurs ordres et pourraient indiquer chacune des pistes de recherches ultérieures. Pour être capable de mieux situer la place du groupe francophone au sein de l’ONF et de la société canadienne, il faudrait pouvoir le comparer systématiquement, sur des éléments semblables, avec les cinéastes anglophones : par exemple suivre l’évolution et la composition de leur groupe, mesurer leurs revendications institutionnelles, étudier leur traitement des thématiques, situer leurs œuvres par rapport aux idéologies globales du milieu anglophone.
Il faudrait également comparer, de manière rigoureuse et pour les mêmes périodes, notre groupe et sa production avec d’une part l’entreprise privée (1944-1953), d’autre part Radio-Canada (1953-…) et enfin le Service de Ciné-photographie du Québec (1942-…). Si l’on exclut les quelques réalisations indépendantes ou artisanales, ce sont les trois principaux lieux où des Québécois réalisent également des films de manière cohérente et continue. Ce sont aussi trois lieux avec lesquels l’ONF entretient des rapports plus ou moins développés et qui sollicitent sa collaboration.
Une analyse plus détaillée du contenu des films, s’appuyant sur les différentes méthodologies en usage, pourrait nous permettre d’affiner notre perception thématique, d’aller même au-delà des thèmes, et de mieux cerner les préoccupations et les idéologies des cinéastes. Les thèmes et les motifs secondaires, les symboliques, les lapsus, les formes et les matières de l’expression et du contenu, pour reprendre les distinctions de Hjelmslev, seraient d’un précieux apport.
Le volet de la consommation et de la réception des œuvres est souvent celui qui est le plus difficile à documenter. Pourtant il favorise la compréhension de leur impact et fonde une analyse où l’accueil réservé aux films (popularité, critique, etc.) vient mettre en perspective leur contenu en même temps qu’il permet de se faire une image de la population réceptrice. Il renvoie à des comportements, à des sensibilités collectives. L’évaluation dialectique du contenu des œuvres et de leur consommation fournit des éléments fondamentaux à l’histoire des mentalités à une époque donnée.
La prise en compte de la situation des francophones dans les autres secteurs de l’ONF (distribution, services techniques) compléterait judicieusement notre évaluation de la position de notre groupe d’étude. Le cas de la distribution serait le plus pertinent car ce secteur, en relation directe avec la population, peut faire écho à ses réactions et les intégrer à sa propre réflexion sur la place des francophones et de leur production à l’ONF.
Nous avons indiqué un certain nombre de liens qu’entretenaient les cinéastes avec différents intervenants du domaine culturel. On pourrait établir une mise en situation plus poussée de l’ONF au sein des autres appareils culturels québécois, et des cinéastes de l’ONF au sein du monde culturel québécois. Pareillement le contenu de leurs films pourrait être comparé à celui d’autres œuvres de création.
Finalement l’établissement de monographies classiques de cinéastes pourrait jeter un éclairage indirect et circonstanciel sur l’évolution et les réalisations des francophones.
Ces pistes que nous avons dû négliger ou seulement effleurer indiquent les limites de notre recherche. Mais en même temps, elles pointent son apport fondamental. Nous avons établi la chronique détaillée de l’aventure francophone à l’ONF avant que sa production jouisse d’un statut autonome. Nous avons révisé cette histoire et revu l’histoire des œuvres. Nous avons éclairé un certain nombre de points d’ombre et relativisé certaines images trop aveuglantes. Nous avons articulé les changements structurels internes aux changements conjoncturels plus globaux.
Nous avons indiqué la présence constante d’une conscience culturelle nationale dans la majorité des œuvres en même temps que la montée graduelle de l’affirmation de l’identité nationale des cinéastes. Nous avons précisé leur disparité idéologique et les regroupements aux profils variables qui en furent la conséquence. Nous avons éclairé le contexte des actions, des réalisations et des stratégies des cinéastes et souligné par le fait même les caractéristiques multiples du rapport cinéma/histoire.
Nous avons souligné comment l’histoire culturelle pouvait s’imbriquer à l’histoire plus classique et lui apporter des dimensions nouvelles. Nous avons enfin montré de quelle manière les produits culturels — et plus spécifiquement le film — pouvaient eux-mêmes devenir matériau historique et enrichir l’histoire des idéologies, de la culture et des mentalités d’une société donnée. Nous croyons que ces modestes apports à la connaissance de notre sujet exemplifient les différentes théories et approches du rapport cinéma/histoire.