Attention… cinéastes au travail!
Monique Champagne, scripte de quelque 38 longs métrages tournés au Québec depuis 1967, entre autres : KAMOURASKA, IL ÉTAIT UNE FOIS DANS L’EST. LA TÊTE DE NORMANDE ST-ONGE. J.A. MARTIN PHOTOGRAPHE, CORDÉLIA. Elle a publié en 1973 Le métier de script.
Frédérique Collin, actrice (RÉJEANNE PADOVANI, LE TEMPS D’UNE CHASSE, QUESTION DE VIE), elle est récemment passée derrière la caméra pour réaliser, avec Paule Baillargeon, LA CUISINE ROUGE.
Mireille Dansereau, la plus prolifique des réalisatrices québécoises : de LA VIE RÊVÉE à L’ARRACHE CŒUR, une filmographie où le monde féminin a une place privilégiée.
Marguerite Duparc, productrice de quelque 20 films (de LA MAUDITE GALETTE à L’HIVER BLEU) et monteuse d’une bonne vingtaine d’autres (ULTIMATUM, CORPS ET ÂME, RÉJEANNE PADOVANI).
Monique Fortier, monteuse à l’emploi de l’Office national du film depuis une vingtaine d’années : elle y a monté, entre autres, plusieurs des films de Pierre Perrault (L’ACADIE, L’ACADIE, LES VOITURES D’EAU, LE GOÛT DE LA FARINE) et de Bernard Gosselin (CÉSAR ET SON CANOT D’ÉCORCE, JEAN CARIGNAN VIOLONEUX). Elle y a aussi réalisé quelques courts métrages.
Diane Létourneau, réalisatrice des SERVANTES DU BON DIEU, a appris son métier auprès de Georges Dufaux dont elle fut la collaboratrice pour À VOTRE SANTÉ, LES JARDINS D’HIVER, AU BOUT DE MON ÂGE et VIEILLIR SEULE À MONTRÉAL.
Nicole Robert, animatrice et productrice, fut l’une des fondatrices du groupe Les Films Québec Love; elle est maintenant à la tête d’un petit studio de films d’animation, Animabec.
Prologue…
Monique Fortier — Je ressens un certain malaise face à notre réunion. Il y a quelques années j’ai annulé mon abonnement à la revue Liberté parce qu’on avait consacré un numéro spécial aux “Femmes écrivaines” : pourquoi créer un enclos pour y mettre les femmes qui écrivent? Pour moi c’est très clair : écrire ou faire du cinéma, ce n’est pas une question de sexe.
Mireille Dansereau — Faut se dire que c’est déjà bon signe que la Cinémathèque ait pensé à faire ça. Il y a cinq ou six ans, on ne nous aurait sans doute pas réunies…
Marguerite Duparc — Disons que c’est une étape. La prochaine fois on invitera aussi les hommes!
Nicole Robert — Moi, j’ai accepté parce que je me suis dit que ça pouvait être “le fun” de rencontrer d’autres femmes du métier. Mais je voudrais tout de même apporter une petite précision : il y a quelque chose qui m’énerve dans tout ça! On est entre femmes, on discute du cinéma “en tant que femmes”… Je voudrais dire que quand je vis ma vie de tous les jours, quand je fais du cinéma, quand je fais mon métier de façon quotidienne, je ne pense pas à moi “en tant que femme”; je ne m’exprime pas “en tant que femme”, mais en tant qu’individu. Dans mon métier, je ne me pense pas en tant que femme! Par contre quand je vois des choses faites par des femmes, je me reconnais : il y a là des choses qui me conviennent mieux, et je trouve ça très agréable. J’aime ça. Mais j’aime aussi voir ce que font les hommes!
Diane Létourneau — Disons que c’est une table ronde sur “les femmes dans le cinéma”. Ce serait mixte si c’était une table ronde sur le cinéma!
Monique Champagne — Moi je suis très heureuse qu’on se retrouve ensemble aujourd’hui et qu’on s’écoute un peu…
Gagner sa vie…
Cinémathèque québécoise — Vous êtes toutes ici à titre de professionnelles du cinéma, c’est-à-dire des femmes gagnant leur vie dans le cinéma au Québec. Partons donc de ce niveau-là : comment les cinéastes québécoises gagnent-elles leur vie? Les femmes qui travaillent dans le cinéma au Québec gagnent-elles bien leur vie?
M.D. — Moi, il y a déjà dix ans que j’essaie de réaliser des films ici. Or j’ai de plus en plus l’impression que, à moins d’avoir un emploi à l’ONF ou à Radio-Canada, c’est très difficile de survivre en faisant du cinéma au Québec.
N.R. — Moi je travaille dans le privé depuis à peu près huit ans, et je commence à peine à bien gagner ma vie. Je suis donc pas mal d’accord avec ce que dit Mireille. Mais je ne crois pas que ce soit une question de sexe, d’être une femme ou un homme. Je ne crois pas avoir rencontré de difficultés particulières du fait que je sois une femme. Mon cheminement a été ardu et ce n’est sûrement pas fini. Mais je crois que cela est d’abord dû à la façon dont ça fonctionne dans le cinéma au Québec. Le fait d’être femme joue à d’autres niveaux de ma vie, mais pas au niveau de ma façon de gagner ma vie dans le cinéma — du moins dans le secteur spécialisé du cinéma où je gagne ma vie.
M.D. — Tout dépend aussi de ce qu’on veut faire dans le cinéma, du genre de films qu’on veut faire…
N.R. — Ce que tu dis c’est qu’en dehors de l’ONF, ou des institutions gouvernementales, donc dans l’industrie privée, il y a certains types de films qu’on ne peut pas faire. Bien sûr, c’est vrai.
M.Du. — C’est pas une question de sexe à ce moment-là. C’est une question de cinéma, point!
M.F. — Je pense que c’est aussi une question de métier à l’intérieur du cinéma. Si tu es monteuse et que tu montes deux ou trois films par année, tu peux sans doute plus facilement te trouver du travail. Même si tu ne travailles pas à l’ONF, tu peux y venir comme pigiste, tout en travaillant tranquillement à l’extérieur comme monteuse. Tu travailles sur un film pendant trois semaines, ou dix ou quinze, après ça tu te cherches un autre boulot. C’est très différent du réalisateur ou de la réalisatrice qui doit essayer de vendre son projet, trouver des fonds, etc. Ça, c’est beaucoup plus compliqué.
M.C. — Monique a bien raison d’insister sur la question de métier. En tant que technicienne, je considère que je gagne relativement bien ma vie et je pense qu’une femme peut y arriver dans le cinéma. Il y a beaucoup de facteurs qui entrent en jeu; ce n’est pas uniquement une question de sexe…
C.Q. — Quand tu dis que tu gagnes relativement bien ta vie, cela veut dire que tu as un revenu correct, qu’il n’y a pas sans arrêt le chômage qui t’attend au détour du chemin…
M.C. — Cela a été le cas pendant un certain temps, mais plus maintenant. Je pratique mon métier depuis plus de douze ans, et je travaille dans les deux langues; ce qui n’est pas nécessairement un avantage sur le plan strictement cinéma, mais sûrement sur le plan gagne-pain…
M.Du. — Moi je peux dire que je ne gagne pas vraiment bien ma vie dans ce métier-là. En quelque sorte je peux me le permettre parce qu’on vit à la campagne et qu’on n’a pas d’énormes besoins. D’ailleurs, de ce point de vue, Jean-Pierre (Lefebvre) est dans la même situation que moi. Mais ça peut aller! Nos besoins sont limités. Je ne sais pas si je peux dire que je gagne ma vie vraiment… À nous deux on arrive à gagner notre vie, c’est-à-dire qu’on arrive à faire les 12 ou 13 mille dollars qu’il nous faut pour passer l’année. Ce n’est pas énorme! Cette année, personnellement, j’ai fait un gros $1,850. C’est une année où j’ai fait peu de choses, néanmoins ça donne une idée. En mars j’ai produit CONFÉRENCE SUR LE CHILI, mais je ne l’ai pas monté. J’ai produit L’HIVER BLEU, mais je ne l’ai pas monté non plus.
Mes ressources sont donc très limitées. Il est sûr par ailleurs que je n’ai jamais tout l’argent qu’il me faudrait pour préparer un vrai budget de production… Conséquemment c’est mon salaire de productrice qui s’investit presque toujours en premier.
D.L. — En fait c’est là le problème de base : on n’a pas de budget pour faire nos films, donc on n’est pas payé pour faire nos films!
M.D. — La situation n’est évidemment pas plus brillante pour les réalisateurs. Si tu n’as jamais fait de cinéma, tu as encore plus de chances d’arriver à faire ton film!
N.R. — C’est vrai que c’est toujours difficile de faire un film. Si on veut faire un film, même si on en a déjà fait d’autres, c’est toujours difficile, même si c’est le troisième, le dixième… On n’a jamais d’acquis. On dirait presque que c’est une question de culture, de structure de l’industrie du cinéma au Québec. C’est sûrement vrai dans l’industrie privée…
M.D. — Le cinéma d’auteur est partout en difficulté. On n’a qu’à voir les problèmes de chômage dans le cinéma français, par exemple.
D.L. — Mais ce que vous dites là, c’est qu’à chaque film, tout est à recommencer. Peut-être est-ce ça qui est passionnant dans le cinéma? Peut-être est-ce ça qui fait qu’on ne décroche pas! On a l’impression de recommencer à zéro chaque fois. On apprend toujours. On remet en chantier. Et c’est ça qui est absolument merveilleux dans ce métier : on a toujours tout à apprendre!
C.Q. — Par ailleurs Diane, ce que les autres disent confirme-t-il ton expérience personnelle?
F.C. — Mais pourquoi entrer à l’ONF?D.L. — Pour avoir un salaire fixe et pour pouvoir faire les films que tu veux faire avec des budgets convenables. Moi, ça a été ma motivation principale. Ceci dit, je ne pensais pas avoir le poste…
F.C. — Mais tu ne penses pas que quand on entre dans une grosse bâtisse comme l’ONF, on est automatiquement institutionnalisé…?
D.L. — Écoute, moi je n’ai jamais craché sur l’ONF. J’ai fait mon école à l’ONF; j’y ai appris mon métier pendant trois ans avec Georges Dufaux. C’est une grosse machine, d’accord. Mais je me dis que j’y entre avec un projet et que là je peux le faire avec des moyens. Et je ne vois pas pourquoi je n’utiliserais pas la machine. C’est vrai qu’elle est grosse et qu’il faut que tu pousses tout le temps dessus… Ceci dit, l’industrie privée c’est un autre modèle de machine sur laquelle il faut aussi pousser. Tu as aussi des contraintes dans l’industrie privée…
M.D. — Si on travaille à l’ONF, c’est sûr qu’on n’a pas la même idée sur ce que c’est que gagner sa vie dans le cinéma, surtout si on ne connaît pas le milieu de l’industrie privée… Dans l’industrie privée, tu peux peut-être arriver en faisant tout : le scénario, la production, la réalisation, la distribution. C’est ce que je fais actuellement : mon salon est le bureau de distribution de L’ARRACHE COEUR…
F.C. — Moi je n’ai jamais gagné ma vie comme actrice, en tout cas pas décemment. Récemment j’ai réalisé un film, et je n’ai pas du tout gagné ma vie pendant ce temps-là non plus. Mais je pense que si je n’ai pas gagné ma vie c’est parce que j’ai refusé de faire des compromis. C’était le seul moyen que j’avais pour me garder en vie, inconsciemment et consciemment.
M.Du. — Si tu avais voulu te plier à certaines images, à certains schémas…
F.C. — C’est-à-dire que je me suis sentie repoussée par le cinéma, par les cinéastes…
M.Du. — Mais en même temps tu étais recherchée par des cinéastes fauchés. Tu as eu de très bons rôles…
F.C. — J’ai le sentiment que, comme actrice, j’ai été maintenue dans certaines images malgré moi, malgré ma volonté de bien faire, j’ai eu peur. Je voulais travailler, or il a fallu que je me taise, que je ne dise pas ce que je pense. Je ne pouvais plus respirer. Quand tu as ta face en gros plan, que tu manges des spaghettis et que le réalisateur a peur de voir un peu de sauce sur le coin de ta bouche, et que c’est tout ce qui lui importe… tu te sens ben petite! Tu es une femme, tu dois être belle… Tu deviens figée. La vie t’a quittée! Moi, quand j’ai commencé à jouer comme actrice au théâtre, je parlais, je disais ce que j’avais envie de dire et si je n’aimais pas ce que proposait le metteur en scène, je le disais: je me permettais d’être… Mais ça, c’était au théâtre amateur. Dès que je suis devenue professionnelle, tout ça est devenu interdit: j’avais désormais affaire à des gens compétents, qui ont une situation, qui ont des choses à dire, alors tu dois fermer ta gueule; tu as juste le droit d’être là, fermer ta gueule et faire ce qu’on te demande. On te demande d’être une image. Mais l’image qu’on te demande n’est pas celle que toi, profondément, tu as envie de représenter. Et à un moment donné, cela tue ton talent d’actrice. Si tu embarques et que tu dis: “Ça ne fait rien, je vais passer par-dessus ça, je vais devenir connue, puis on verra bien… Donc tu acceptes de jouer leur jeu, alors tu te tais, tu t’annules. Mais si tu veux parler, quitter ces rôles-là, alors on t’oublie, on ne te connaît plus, on ne te voit plus; on ne sait plus qui tu es devenue et on ne veut pas le savoir. Et on continue à perpétuer des images avec lesquelles je trouve n’avoir aucune ressemblance…
D.L. — Comment alors as-tu trouvé le passage derrière la caméra, en tant que coréalisatrice?
F.C. — C’est justement pour toutes ces raisons que j’en suis finalement venue là. Depuis cinq ans, je ne joue plus, ni au cinéma ni au théâtre — sauf quelques petites apparitions, ici et là. Quand j’ai lu le synopsis de Paule (Baillargeon), je me suis retrouvée et je lui ai dit : “Je veux travailler avec toi. Je veux faire ça. J’aime ça”. Ceci dit, quand quelqu’un me dit que je suis “cinéaste”, j’ai l’impression qu’il y a malentendu! J’ai présentement l’impression, plus que jamais, d’être une actrice…
M.Du — Ce que tu nous dis au fond, Frédérique, c’est qu’à partir du moment où tu fais certains choix, il n’y a plus d’harmonie possible entre ce que tu es réellement et ce que tu fais professionnellement; et que ton harmonie à toi ne peut jamais être en accord avec ce que tu vas faire professionnellement…
F.C. — J’aimerais mieux ne pas dire “jamais”…
M.Du. — Disons “rarement”…
F.C. — Ceci dit, on ne te permet pas d’avoir du plaisir. Or moi je veux avoir du plaisir dans ce que je fais!
M.F. — Je suis bien d’accord avec ça. Il faut avoir du plaisir dans ce qu’on fait!
C.Q. — Mais Frédérique est-ce qu’il n’y a pas eu quelques exceptions à ces expériences négatives que tu décris?
F.C. — J’ai joué dans 13 films et je n’ai jamais su ce que c’était le cinéma avant de passer derrière la caméra, parce qu’il y a plein de choses qui te sont interdites; ce qui est également ridicule.
C.Q. — Ce type de situations est-il particulier aux acteurs? Où est-ce qu’il y a d’autres métiers où cette absence de communication existe?
M.F. — Peut-être est-ce que j’ai été chanceuse, mais ça ne m’est jamais arrivé! Faut dire que je n’ai jamais monté de films de fiction, ou si peu. Or dans le documentaire le montage est tellement important; c’est toi qui structures le film. C’est le processus inverse de la fiction : dans la fiction, le réalisateur part de ce qu’il veut faire et il se dit : “Bon, c’est ça que je vais faire”. Dans le documentaire, c’est lors du montage que tu structures beaucoup de choses. Et je dois ajouter que je n’ai jamais eu le sentiment qu’on m’engageait comme exécutant. J’ai toujours eu beaucoup de plaisir à monter.
D.L. — Mais toi Marguerite, tu as aussi monté beaucoup de films en plus de les produire…
M.Du. — C’était toujours des films que je voulais monter, en général ceux que justement je produisais. J’étais forcément d’accord avec ces films-là. Maintenant, le problème est justement là: il y a de moins en moins de films que j’ai envie de produire. Je n’ai pas envie de produire pour produire. Et en ce sens je rejoins Frédérique : je veux qu’il y ait une harmonie entre ce que je vis, ce qui est ma vie et ce que je veux qu’elle soit, et ce que je fais professionnellement. C’est vachement difficile. La preuve concrète, c’est que j’ai fermé le bureau de Cinak parce que je n’avais pas de production. Je n’avais pas de production parce que les choses que je peux dire et les gens avec qui je pourrais travailler ne justifient pas mon engagement. Car c’est bien de cela qu’il s’agit: c’est des mois de ma vie que j’engage dans un film. Or comment peux-tu vivre en déséquilibre comme ça pendant des mois? Comment aller chercher des sous, discuter, signer des contrats, faire toute cette cuisine-là pour arriver à faire un film avec lequel je ne suis pas d’accord? Ou travailler des mois de temps avec des gens qui me passent par-dessus la tête, qui occupent ma vie et avec qui je n’ai pourtant rien en commun… Il y a quinze ans nous défendions une certaine philosophie du cinéma. Aujourd’hui nous n’existons même plus!
M.C. — Je ne suis pas d’accord avec ton pessimisme, Marguerite. Je crois, au contraire, que le cinéma québécois est en train de reprendre du terrain. Grâce à des gens comme Mireille, nous reprenons du terrain. C’est imperceptible…
M.Du. — Très imperceptible en effet!
M.C. — Mais non, ça se sent! Je travaille dans l’industrie privée depuis douze ans et je sais qu’il y a eu des boums… Mais il y a eu aussi une époque où le cinéma québécois c’était VALÉRIE et il y a eu la rechute que l’on sait pour les raisons que vous connaissez toutes aussi bien que moi. Or je pense qu’actuellement, tranquillement, notre cinéma refait surface. On n’a qu’à regarder les films québécois qui sont sortis récemment. Il y en a 4 à l’affiche à Montréal cette semaine : LES BONS DÉBARRAS, L’HOMME À TOUT FAIRE, MOURIR À TUE-TÊTE et CORDÉLIA. Et on pourrait ajouter le film de Diane LES SERVANTES DU BON DIEU. On peut ne pas être d’accord avec tous ces films, mais admettez qu’il y a une grosse différence entre ces productions-là et ce qui se faisait au temps de VALÉRIE…
M.D. — Mais Monique, si tu parles de production, ça ne fait toujours que cinq films de long métrage qui sont sortis commercialement en deux ans : CORDÉLIA, LES BONS DÉBARRAS, MOURIR À TUE-TÊTE, L’HOMME À TOUT FAIRE et L’ARRACHE COEUR…
M.C. — Je ne dis pas que c’est énorme. C’est le résultat du creux qu’on a connu. Mais comparativement, ce sont des films d’une qualité qui n’existait pas avant.
C.Q. — Si on met en parallèle les remarques que vous venez de faire et les communiqués de la Société de développement, on a l’impression d’avoir affaire à deux planètes différentes… À la SDICC on sonne la trompette tous les 2 ou 3 mois pour nous dire que la situation est extraordinaire, que nous faisons maintenant partie des ligues majeures…
D.L. — On n’a qu’à voir les budgets qu’ils accordent aux productions anglophones et aux coproductions par rapport à ce qu’ils accordent aux productions francophones… C’est dérisoire!
M.D. — Dans un autre ordre d’idée, je trouve qu’il y avait un support extraordinaire, il y a dix ans, qui n’existe plus maintenant. Je trouve que tout le monde a laissé tomber ses exigences. On ne parle que du développement de l’industrie!
M.F. — Si on revient à la question de départ, celle de gagner sa vie dans le cinéma, je me demande comment cela se présente pour des jeunes qui arrivent dans ce métier. Moi je suis à l’ONF depuis longtemps et j’ai un certain âge, mais j’ai l’impression que pour un jeune qui commence, il ne doit pas trouver qu’il gagne très bien sa vie comme monteur…
M.Du.— Surtout qu’il y a énormément de monde. Des techniciens qui arrivent, il y en a un tas!
F.C. — Des comédiens aussi!
D.L. — On ne parle évidemment que des films de fiction…
N.R. — Quand on parle de cinéma, on parle toujours de films de fiction… Or il ne faudrait pas oublier le documentaire et l’animation.
C.Q. — Et à nouveau faire la distinction entre ce qui se produit dans des cadres relevant plus ou moins directement de l’État et ce qui se produit privément…
M.Du. — Oui, parce que les documentaires, ça se produit presque essentiellement à l’ONF…
D.L. — Essentiellement, d’accord. J’ai quand même fait LES SERVANTES DU BON DIEU dans l’industrie privée.
C.Q. — Mais sans gagner ta vie! Alors qu’en allant à l’ONF tu vas maintenant pouvoir faire des documentaires pendant 20 ans avec un salaire correct…
D.L. — J’espère que je ne resterai pas 20 ans à l’ONF!
M.F. — Moi j’y reste tant que j’aurai du plaisir à y travailler!
D.L. — C’est vrai que faire du documentaire dans l’industrie privée, c’est actuellement quasi impossible. Ce n’est même pas envisageable! On a réussi le coup pour LES SERVANTES DU BON DIEU : $95,000. (un gros budget pour l’industrie privée), 15 jours de tournage, et un documentaire d’une heure et demie. Par contre le film que je suis en train de faire à l’ONF sur la passion de danser, c’est absolument impensable que je puisse le faire dans l’industrie privée. Jamais personne n’aurait pu aller me décrocher assez d’argent pour faire ce film-là. Or à l’ONF $236,000. c’est un budget très moyen pour un documentaire de long métrage, en tenant compte que c’est un film sur la danse avec des droits de musique, des éclairages… Je sais que c’est toujours un peu plus cher à l’ONF à cause des frais administratifs, mais il y a quand même une bonne marge d’administration aussi dans l’industrie privée. Mais je travaille aussi à un autre documentaire de long métrage, LA VIE DE COUPLE, qui est produit par Prisma; mes producteurs ont réussi à aller chercher $150,000. : je pense que c’est vraiment le “top” actuellement…
C.Q. — Jusqu’à maintenant, vous semblez dire que, homme ou femme, dans ce métier-là, on rencontre actuellement beaucoup de difficultés…
D.L. — Le travail de réalisation c’est un métier très “tough”. C’est difficile, éprouvant à tous les niveaux. Il faut être un peu fou, ou folle.
F.C. — Pour les femmes, la situation est sans doute un tout petit peu moins difficile qu’elle l’était. Il y a une espèce d’ouverture, parce qu’il y a eu prise de conscience : on a parlé, on a gueulé, le monde a été un peu bousculé…
M.D. — Si tu regardes le nombre de livres écrits par des femmes actuellement publiés aux États-Unis, c’est énorme. C’est clair que les femmes ont beaucoup de choses à dire. Et les hommes ont peut-être moins de choses à dire…
N.R. — J’ai l’impression qu’au moment de faire des films, les femmes vont les faire différemment. J’ai l’impression que dans la fabrication d’un film, on attache beaucoup d’importance à la hiérarchie : il y a une place en haut et une place en bas. Or je pense que les femmes voient différemment la façon de travailler avec du monde. Je pense que nous sommes moins portées à faire travailler des gens pour nous. Nous pouvons apporter quelque chose de neuf dans la façon de travailler ensemble.
D.L. — La capacité d’impliquer les gens…
C.Q. — Avez-vous eu des expériences de travail qui illustrent cette description-là?
F.C. — Je pense que cela s’est fait dans LA CUISINE ROUGE. Il y a eu une réelle participation de la part des acteurs, des actrices, de la caméra, de tout le monde…
M.Du. — Parce que des femmes étaient responsables de la réalisation? En d’autres mots, est-ce que c’est là un fait féminin ou un fait de caractère? Est-ce que les équipes composées d’hommes ont également conscience de la hiérarchie qui leur est imposée? Moi personnellement je n’ai jamais réussi à m’intégrer vraiment. J’ai eu beau claironner : “Je n’en ai rien à foutre du titre de producteur. Je suis un membre de l’équipe, c’est tout”. Ça n’a jamais marché. Je me suis demandé si j’étais toujours tombée sur des équipes misogynes… C’est vrai que j’en ai eu souvent!
F.C. — Ça n’a jamais marché pour moi non plus en tant qu’actrice. Mais ce n’est pas seulement une question de misogynie. J’ai travaillé avec des femmes avec qui c’était la même chose. Cela dépend où tu te situes, qu’est-ce qui est important pour toi : la gloire, la réussite, la vie, la parole…
M.C. — Je pense qu’il y a une autre question qui entre en ligne de compte. Dans le métier de cinéaste, comme dans bien d’autres métiers, il y a des lois, ou des règles; et toujours ce sont les hommes qui les ont faites. On joue à un jeu, il y a des règles, et c’est comme ça depuis qu’on joue, depuis des centaines d’années. Or tout d’un coup, les femmes accèdent à différents métiers, avec de nouvelles façons d’être, de se comporter, et ça secoue bien des choses. Et je pense aussi que la collaboration, à certains niveaux, peut-être plus facile, plus spontanée, parce qu’on est toutes faites comme ça. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas des hommes qui peuvent fonctionner aussi comme ça, mais ils ont été habitués à un système eux aussi et ils n’osent pas en sortir.
N.R. — Pour ma part, je pense que j’ai une place dans le cinéma, en tant que faisant du cinéma d’animation. J’ai un petit studio; je suis donc producteur, mais je suis aussi réalisateur, animateur. Je fais tout. Mais je ne fais jamais rien toute seule; je fais toujours tout avec les gens qui sont là, sur place. On travaille beaucoup en équipe. Or à un moment donné, dans l’image que j’avais du cinéma, il devait toujours y avoir une signature au bout d’un film, et je voulais que ce soit ma signature! Je suis d’abord rentrée là-dedans, pour finalement m’en détacher parce que je me suis aperçu que je n’avais pas de plaisir à vivre de cette manière-là. Maintenant j’aborde les choses en essayant de voir tout le monde sur le même pied d’égalité afin d’avoir une participation de tout le monde. Et j’ai l’impression que c’est parce que je suis femme que je vois les choses de cette façon-là. Parce que je suis femme, j’ai eu à lutter contre certains schèmes, puis m’apercevoir que c’était complètement ridicule et enfin essayer de trouver une façon nouvelle de fonctionner. Je ne dis pas que les hommes ne sont pas capables de voir les choses ainsi, mais je pense que les femmes sont plus susceptibles d’avoir cette façon de voir, parce qu’au départ elles doivent lutter pour avoir une place dans cette structure-là.
D.L. — Peut-être a-t-on un peu plus d’humilité… Tout le monde admet qu’on ne peut pas faire un film tout seul. Tu as besoin d’une équipe, tu dois essayer de t’entourer de la meilleure équipe possible. C’est un travail d’équipe. Sauf qu’avant le tournage tu es seule devant ta recherche, ta scénarisation, ton étude. Arrive le tournage : là, ça va, c’est un travail d’équipe, tu as la complicité de tout le monde, tu impliques tout le monde. Le film sort : tu te retrouves seule devant ton produit, les membres de l’équipe sont partis à gauche et à droite, ils travaillent sur d’autres productions et c’est toi, seule, qui doit assumer la promotion du film…
F.C. — Parce que tu ne dis pas à ce moment-là : “Appelez donc un tel, c’est lui qui a fait la caméra, ou le son”, etc.
D.L. — Je l’ai fait. Personne ne veut entendre parler de ça!
F.C. — Évidemment ça ne passe pas. Si tu n’as pas un titre suffisamment important, tu ne passes nulle part.
M.F. — Il faut comprendre que les journalistes fonctionnent selon un seul schème, celui du vedettariat. Et il faut être réalisateur pour avoir droit à leur attention. J’ai connu beaucoup de réalisateurs qui, comme Diane, étaient conscients que toute l’équipe était importante, que le montage était important, et qui le disaient aux journalistes… mais ça ne passait jamais! Et cette idée d’équipe est d’ailleurs encore plus vraie dans le documentaire que dans la fiction. Dans un film de fiction, tu écris un scénario, c’est toi, tes tripes qui sont là. Tu as tes scènes toutes numérotées et le monteur est beaucoup moins important — il est quand même là, c’est sûr. Mais dans un documentaire, c’est toute l’équipe qui est plus importante. Le réalisateur dépend de son caméraman qui réagit à une situation X et qui va en tirer quelque chose. Tu as beau dire ça aux journalistes, personne ne semble comprendre. Et ce n’est pas une question d’être femme…
F.C. — D’une autre manière, en tant que coréalisatrice de LA CUISINE ROUGE, j’ai senti que le monde n’aimait pas ça qu’il y en ait deux! Pourquoi deux? Une c’est assez!
M.Du. — Cela non plus ne correspond pas au schéma admis… C’est tout!
D.L. — C’est le mythe du réalisateur…
M.F. — Un mythe qui est vrai dans le cas des films de fiction… Qu’est-ce que tu veux, il y a les films de Bergman…
D.L. — Il n’en reste pas moins que tu te retrouves seule avec ton produit. Tu es seule pour te défendre…
N.R. — Mais ça t’embête d’être prise seule avec ton produit?
D.L. — Je ne dis pas que ça m’embête, mais je dis que c’est en partie injuste. Il n’y a pas une interview où je n’ai pas insisté pour qu’on rencontre aussi le caméraman, le preneur de son…
N.R. — C’est une autre affaire que je trouve très féminine : on n’ose pas prendre le pouvoir au moment où on l’a entre les mains.
F.C. — Peut-être qu’on n’est pas intéressées à ce type de pouvoir là? C’est quoi le pouvoir?
D.L. — Pendant 5 mois, j’ai fait la promotion des SERVANTES DU BON DIEU et je n’ai pas été payée pendant ce temps… Je ne me sentais pas au pouvoir et mon nom ne sera pas dans le Larousse pour autant!
M.D. — J’aimerais revenir à la question des rapports nouveaux proposés par les femmes, des réalisatrices vis-à-vis des comédiennes plus particulièrement, comme cela m’est arrivé avec Louise Marleau. Avec moi, parce que j’étais une femme, elle s’est sentie vraiment très à l’aise, très différente. Tous les gars qui avaient travaillé avec elle m’avaient dit: “Non, ne prends pas Louise Marleau! Elle n’est pas bonne!” Je pense que, dirigée par une femme, elle ne se sentait pas obligée de séduire. En tout cas je viens de la revoir récemment dans un film dirigé par un homme et je l’ai trouvée épouvantable. Je suis bien obligée de me dire alors : “Qu’est-ce qui s’est passé? Comment ça se fait…?” Moi, j’aime beaucoup les comédiens et j’aime beaucoup travailler avec eux, que ce soient des hommes ou des femmes. Mais le fait que je sois femme m’a sûrement permis d’aller chercher chez Louise Marleau des choses qu’un homme n’aurait pas été capable d’aller chercher…
F.C. — Ç’aurait été bien que ce soit elle qui te les apporte ces choses-là…
M.D. — Elle me les a apportées aussi. Ce n’est pas seulement moi qui suis allée les chercher. Je m’exprime sans doute mal. Nous nous sommes très bien entendues. C’était un rôle qui correspondait à quelque chose, qui, pour une fois, était elle… Dans un tout autre ordre d’idée, mais c’est vos réflexions sur le travail d’équipe qui m’y font penser, j’ai récemment fait un documentaire pour Radio-Québec, un peu pour dépanner quelqu’un. Or j’ai rencontré là une bonne volonté extraordinaire. Je n’ai jamais vu ça dans le cinéma. Cela a été une expérience extraordinaire, et tellement agréable…
C.Q. — Peut-être pourrait-on revenir en arrière pour quelques instants. Frédérique a dit tout à l’heure que c’était maintenant moins dur pour les femmes de faire leur métier et Mireille a ajouté que ce n’est pas un accident, que les femmes ont actuellement beaucoup de choses à dire, plus que les hommes… Cela est-il lié pour vous à des changements sociaux d’ordre général, ou à des changements particuliers au milieu professionnel où vous gagnez votre vie?
F.C. — La bête est toujours à l’affût! Je pense que quand on a besoin de nous, on ouvre des portes. Mais il y a des portes qui se sont refermées bien vite!
M.F. — Il y a aussi une question d’évolution. De plus en plus, si tu es une femme et que tu veux faire quelque chose, vraiment, tu peux arriver à le faire. Essentiellement, ce sont les mentalités qui changent.
N.R. — Je me demande si les mentalités changent tant que ça?
M.F. — Je pense qu’on peut dire qu’il y a de plus en plus de femmes qui sont actives dans le milieu du cinéma.
M.C. — C’est certain!
M. Du. — Les femmes sont plus actives dans tous les milieux…
N.R. — Mais il faut que tu te battes tous les jours…
F.C. — Quand tu ne te bats plus, tu ne vis plus…
N.R. — Mais je pense que pour donner un portrait juste de la situation, il faudrait quasiment établir des niveaux. Il y a le niveau de la création proprement dite, la fabrication du film; là, les femmes sont très actives, elles ont leur place et il y a peu ou pas de ségrégation. Il y a par ailleurs le niveau de mise en marché du film, tout l’aspect industriel du cinéma; là, je pense que les femmes sont beaucoup moins présentes. Peut-être qu’elles ne veulent pas y être actives, ou qu’elles n’osent pas, mais sûrement aussi parce que c’est un niveau où c’est très difficile d’être reconnue comme femme… Je vais donner un exemple: j’ai un studio de films d’animation. Cela m’amène à avoir des contacts d’affaires avec les gens. Or II faut toujours que je redéfinisse mon statut: je ne suis pas la secrétaire du bureau! Ce n’est pas parce que je suis derrière un pupitre et que je réponds au téléphone que je suis secrétaire. Ça, ça m’énerve! Conséquemment, cela me demande deux fois plus d’énergie pour démontrer ma compétence que cela en demande à mon associé…
C.Q. — Est-ce que justement, à votre avis, le mouvement féministe a entraîné des retombées sur le cinéma? Pas juste au niveau de la présence des femmes dans ces métiers-là, mais au niveau également de l’image de la femme dans le cinéma? L’image de la femme, dans le cinéma québécois comme ailleurs, a été massivement fabriquée par des hommes, et ce n’est pas une image très stimulante…
N.R. — L’image de l’homme dans le cinéma québécois n’est pas plus stimulante! L’image de l’homme québécois dans notre cinéma est terrible!
M.D. — Moi je dois vous dire que c’est justement ce fait qui m’a poussé à me faire une place dans le cinéma. Il m’a semblé que les femmes étaient absentes de cet univers-là. Et j’ai voulu dire quelque chose aux femmes. Je me suis dit que j’avais quelque chose à dire aux femmes. Peut-être que les hommes viendront voir aussi. En tout cas c’est vraiment là d’où m’est venue l’impulsion qui m’a donné confiance, qui m’a convaincue de commencer à faire des films.
M.C. — Ta première démarche a été tout de même l’école de cinéma…?
M.D. — Pas de la manière que tu le supposes. Moi je suis partie en Angleterre pour essayer de devenir technicienne. La première année où j’étais à l’école, tout le monde travaillait sur le film des autres. À la fin de l’année, presque malgré moi, j’ai réalisé un petit film, sans penser à la compétition ou quoi que ce soit de ce genre. Or j’ai gagné le premier prix. Et je me suis sentie terriblement coupable parce que mon caméraman lui, a gagné le deuxième prix…
M.F. — Tu t’es sentie coupable… Mais tu aurais dû être contente!
M.D. — Mais justement, je n’étais pas contente. Il faut se reporter dix ans en arrière pour comprendre. Il y a dix ans, c’était ça : nous n’étions pas des hommes, conséquemment…
F.C. — Mais c’est quoi cette culpabilité dont Mireille parle?
M.D. — C’est évidemment une culpabilité qui vient de très loin. La culpabilité, en tant que femme, de prendre un certain pouvoir.
M.C. — Mais au-delà de ça, tu avais besoin de t’exprimer, de dire des choses…
M.D. — Oui, bien sûr, mais en tant que femme. Je regardais le cinéma québécois et ça me semblait pas mal être un cinéma d’hommes. Je me suis dit qu’il devait bien y avoir là une petite place pour une femme qui exprime des choses de femme…
M.F. — Moi aussi, à peu près à la même époque, j’ai réalisé un petit film sur la beauté de la femme. Je n’étais pas féministe, mais c’était des choses qui me préoccupaient, parce que je pensais à partir de mon propre corps… que veux-tu!
M.D. — Il y a dix ans, la pensée féministe était tellement peu avancée que si tu voulais avoir une place dans le cinéma québécois, tu ne pouvais le faire qu’en tant que femme — même femme rétrograde, à tous les niveaux! Il fallait quand même que tu le fasses en tant que femme, sinon il n’y avait pas de place…
M.C. — Moi j’ai commencé il y a 12 ans, tout simplement parce qu’on me sollicitait. J’ai dit : “Bon d’accord. Je vais apprendre mon métier”. Et c’est ce que j’ai fait.
M.Du. — J’en reviens à cette question de culpabilité soulevée par Mireille. Je sais ce à quoi tu fais allusion. J’ai connu ça aussi. Du fait que je vis avec Jean-Pierre, c’est souvent à lui qu’on attribue les choses. Moi, je ne vois pas pourquoi je devrais tout le temps me claironner productrice; pourtant, il faudrait peut-être que je le fasse parce que personne ne semble le savoir! L’an dernier nous sommes allés ensemble à Rouyn, un peu par accident : Jean-Pierre donnait un cours au Cegep et moi j’assistais au lancement de L’HIVER BLEU. Mais alors tout le monde s’adressait au producteur de L’HIVER BLEU… Jean-Pierre Lefebvre! Et c’est là qu’on se retrouve avec ce drôle de sentiment de culpabilité… Très souvent il y a des tas de femmes qui ont fait des choses, et pourtant…
N.R. — Elles ne prennent pas leur place…
F.C. — Mais la place à prendre n’est peut-être pas nécessairement intéressante…
M.Du. — Tout ce que je voulais préciser c’est que, comme Mireille ne voyait pas la nécessité de se prendre une chaise marquée “réalisatrice”, je ne voyais pas non plus la nécessité d’être identifiée “productrice”. Je faisais des choses.
F.C. — Sauf qu’à un moment donné tu te rends compte que tu es trompée parce que c’est toujours le même nom qui sort!
M.Du. — Non, non. Je n’ai aucun sentiment de frustration, et je ne me sens pas trompée non plus…
M.C. — Ce que je comprends, c’est qu’à ce moment-là tu étais heureuse de faire ce que tu faisais — comme Mireille aussi — et que tu ne sentais absolument pas la nécessité de t’affirmer en tant que productrice. Mais ceci dit, tu te rends compte, à un moment donné, qu’à l’extérieur personne ne le sait que tu fais des choses.
M.Du. — Justement. La société est ainsi faite que si toi tu ne dis pas que tu l’es, personne ne sait que tu l’es!
M.F. — Comme c’est des situations qu’on connaît de l’intérieur, et qu’on sait la vraie mesure des choses, c’est vrai qu’on trouve gênant d’avoir à jouer les grands manitous.
F.C. — C’est justement ce qui est écœurant: on voudrait t’obliger maintenant à jouer le rôle du grand manitou. On nous oblige à entrer dans des modèles dans lesquels on n’a pas le goût d’entrer. On reproduit la même affaire!
N.R. — Je pense que quand on arrive à être dans la position du grand manitou, quand on assume la position du grand manitou, on la voit différemment et là, on change des choses. C’est pour ça que tantôt je disais que j’ai l’impression que ça viendrait des femmes les changements, la façon de voir la structure, la façon de faire un film, de voir la hiérarchie d’un film …. Mais pour arriver à faire ce changement, il faut arriver à assumer la position de grand manitou.
C.Q. — Si vous le voulez bien, prenons un métier comme scripte, un métier qui a sa spécialité et ne possède pas la polyvalence du travail de Marguerite ou de Nicole, ou le caractère non spécialisé que réclame Frédérique… Toi Monique, qui fait ce métier, te sent-tu aussi libre que les autres?
M.C. — Je pense que depuis le début de ma carrière de scripte, même si, comme tu le dis, c’est un métier spécialisé, je n’ai inconsciemment ni accepté ni refusé d’être cantonnée. J’ai toujours essayé de collaborer de mieux en mieux avec le réalisateur, dans une espèce de continuité globale — qui n’est pas la longueur de la cigarette! C’est peut-être difficile de généraliser à partir de mon cas. Il y a par ailleurs une autre conception, européenne, du rôle de la scripte : une sorte de secrétaire du réalisateur. Ce n’est pas mon cas. Moi, je travaille au découpage, je suis au courant de tout. Depuis mes débuts j’ai essayé en quelque sorte de donner des titres de noblesse au métier de scripte.
C.Q. — C’est un bon exemple d’un métier qu’on a réinventé jusqu’à un certain point…
M.C. — Je pense qu’ici on travaille dans un milieu plus souple et qu’on a pu briser beaucoup de schémas. Je pense que j’ai remis à sa place le métier de scripte. C’est un métier merveilleux!
D.L. —le dois dire j’admire ça, que tu ne sois pas cantonnée, et que tu aies redoré le blason du rôle de scripte, que tu en aies fait une profession au Québec. C’est à toi qu’on doit ça. Moi j’ai déjà rêvé d’être stagiaire avec Monique Champagne. Quand j’ai commencé à grafigner dans le cinéma, je voulais être scripte; je n’avais pas la prétention de faire de la réalisation un jour… je me sentais bien trop coupable! J’ai talonné Monique Champagne pour être stagiaire avec elle.
M.D. — Elle n’a pas voulu?
D.L. — Ce n’est pas qu’elle ne voulait pas. Elle avait d’autre monde meilleur que moi!
M.C. — Ben non, voyons!
M.Du. — Diane voulait être juste une petite scripte, mais maintenant, voilà, elle a son nom!
D.L. — Et aujourd’hui je pourrais avoir le privilège d’engager Monique Champagne comme scripte sur mon film! Idéalement il faudrait d’ailleurs passer par les autres étapes avant d’arriver à la réalisation. Mais je maintiens néanmoins qu’il y a des métiers dans lesquels on peut se spécialiser : monteur, par exemple. Moi, je n’aurai jamais la prétention de monter mes propres films; jamais je n’en serai capable.
M.Du. — Pourquoi?
D.L. — Je ne sais pas. Parce que monteur c’est un métier en soi, c’est une profession en soi. Je suis capable d’être une bonne assistante au montage, parce que j’ai le sens de l’organisation, mais je serais incapable de faire le vrai cuisinage; je n’ai pas vraiment le sens de la coupe.
F.C. — Il y a quand même du cuisinage dans la réalisation…
D.L. — Oui, mais chaque métier a ses recettes!
M.D. — Moi je pense que je ne ferai jamais le montage de mes films parce que ça suppose trop de distanciation. Et ça c’est nécessaire. Si tu as fait la réalisation, il faudrait que tu prennes des distances pour faire le montage.
C.Q. — La répartition des métiers exercés par les femmes dans le cinéma a changé, et vos propos semblent aussi souligner ça…
F.C. — C’est simple : avant on n’était pas là du tout, on arrive à peine.
N.R. — On commence à être dans le marché.
M.Du. — Au début, un gars qui voulait faire un film, ça lui prenait un sacré culot. Proportionnellement, nous aussi on l’avait le culot : on voulait devenir technicienne, ou quelque chose. On aurait dit que le culot était proportionnel à nos avances. On a marqué des points. Maintenant les hommes font des films, et les femmes aussi font des films.
N.R. — On a quelques portes ouvertes, pourrait-on dire…
M.Du. — Les femmes sont arrivées, graduellement, à prendre un petit peu de place.
F.C. — Moi, ça m’énerve! Depuis tantôt qu’on parle de place qu’on prend, de postes qu’on prend…
M.C. — Frédérique, tu as dit aussi précédemment quelque chose comme “ils nous ont ouvert des portes”, Je voudrais te dire que “nous nous sommes ouvert des portes”. C’est toute la différence. Et c’est ma seule sécurité!
F.C. — Je te dirai que je me méfie! Je ne suis pas certaine que les portes qui se sont ouvertes ne se refermeront pas un jour. Je ne suis pas certaine de vouloir y entrer non plus…
M.Du. — Il y aura peut-être de la bagarre pour que ces portes-là restent ouvertes parce que justement “ils” ont l’impression qu’ils nous les ont ouvertes. Mais on va mettre notre pied dans la porte!
F.C. — Moi je n’ai aucune confiance dans la société dans laquelle nous vivons, je veux la quitter. Et vous, vous me parlez d’atteindre quelque chose, d’arriver quelque part. Pourquoi arriver quelque part?
M.F. — C’est important d’arriver quelque part…pour pouvoir partir pour ailleurs!
Propos recueillis au magnétophone
par Robert Daudelin, le 10 avril 1980