8. Histoire
Sans être aussi populaire que celui des arts et de la culture, le thème de l’histoire intéresse les cinéastes canadiens-français et leur permet de jeter un regard sur leur passé et parfois sur celui des autres. On peut, à ce point-ci de notre analyse, présumer qu’une telle préoccupation s’affirmera en même temps que se fera sentir chez eux le besoin de préciser leurs racines et leur appartenance. Cette présomption nous est confirmée par la répartition numérique des films: les quatre cinquièmes font partie de la troisième période.
8.1 : Histoire — première période
Durant le temps de la guerre, à part deux «Reportages» où l’on rappelle la Première Guerre et trois cents ans de vie militaire, il n’y a qu’un film qui porte sur notre thème : LA CITÉ DE NOTRE-DAME / TRICENTENAIRE DE MONTRÉAL de Paquette (1942). En analysant le film dans notre thèse, nous avons montré qu’il s’inspire du thème officiel des cérémonies du tricentenaire: Montréal ville missionnaire, ville dont la fondation revêt un caractère surnaturel. Autrement dit l’aspect historique du film est déterminé principalement par l’éclairage religieux. Cela s’explique parce que l’événement véhicule cette idée et aussi parce que Paquette n’a de formation historique que celle qu’il a apprise à l’école et qu’il ressort spontanément: le manuel des pères Farley et Lamarche n’est pas loin! Le film de Paquette s’insère donc dans un contexte apologétique auquel il rend justice.
8.2 : Histoire — deuxième période
Durant cette période, l’histoire n’occupe pas une position plus enviable. Elle est parfois une allusion, une référence dans le corps d’un autre film, comme dans le cas d’HORIZONS DE QUÉBEC. Dans ce film, le survol du Québec de 1534 à 1900 se ramène à quelques notions élémentaires : primauté de la famille, organisation sociale autarcique, Église comme chef spirituel et temporel; ce point de vue est fortement tributaire de l’analyse traditionnelle qui sous-estime par exemple l’industrialisation et l’urbanisation au 19e siècle.
La même chose se produit dans MONTÉE de Garceau (1949); on y parle des années vingt pour en donner uniquement l’image d’une société fermée, traditionnelle, paroissiale. Dans ces deux cas, l’image du passé sert de repoussoir, de faire valoir au présent et en constitue quasiment l’envers; peu importe au cinéaste l’exactitude de la vision, c’est sa dimension didactique qui compte.
LES ANCIENS CANADIENS de Devlin (1950) offre un aperçu de l’histoire du Québec de 1534 à l’avènement de l’ère industrielle. Ce résumé en treize minutes de trois siècles et demi d’histoire ne donne place qu’à des lieux communs, qu’à des éphémérides banales qu’on plaque sur des images d’époque ou des bâtiments anciens. Encore une fois l’histoire est ramenée à des grandes dates et à des grands rôles importants. L’ONF prétendait réaliser une fresque, elle nous donna plutôt une frasque historique.
Quelques années plus tard, il récidive avec MONTRÉAL HISTORIQUE de La Roche (1955), une production de Devlin pour la série Sur le vif. Cette fois-ci, le Montréal historique ne réside qu’au château Ramezay, dans ses vitrines thématiques. La banalité triomphe sous les images d’Épinal sauf quand Victor Morin raconte la vie à Montréal entre 1830 et 1900. La banalité cède alors à l’anecdote. L’histoire n’est pour ces films qu’un supplément d’exotisme et le cinéaste s’y promène en touriste. On ne peut même pas dire qu’il fait preuve de lacunes tant l’indigence de sa vision est manifeste. Ces deux films, présentés pour la télévision, ne durent pas faire avancer beaucoup le spectateur dans sa compréhension de son histoire.
8.3 : Histoire — troisième période
Avec la troisième période, les choses changent. Oh! l’idée du travelogue dans le passé ne meurt pas comme en témoigne AU HASARD DU TEMPS de Giraldeau (1964), une remise au goût du jour de la promenade dans le Vieux-Montréal; la perspective nouvelle de ce film, c’est le recherchiste qui l’énonce 1 : on démolit tellement vite dans ce quartier qu’il presse… non de le préserver, mais de le photographier pour qu’en demeure des images!
En fait la période comprend à elle seule beaucoup plus de films que les précédentes; ceux-ci peuvent être placés dans trois catégories: ceux réalisés dans le cadre de ou en relation avec la série «Les artisans de notre histoire», les fictions dont l’action se déroule dans le passé et les films qui n’ont d’autres points communs que de porter ou de réfléchir sur le passé. Commençons par ce dernier groupe.
8.3a : Le passé sous diverses manières
Ce peut être l’occasion de rappeler un événement passé dont il demeure encore quelques témoins; LA SOIF DE L’OR de Giraldeau (1962) en est un bon exemple. Ou ce peut être la rencontre avec un personnage historique, comme le général Vanier ou le chanoine Groulx, qui évoque le passé. Nous croyons qu’il vaut la peine de s’attarder un peu sur ce dernier film car, comme le dit son titre, c’est l’historien qui intéresse le cinéaste.
Dans LE CHANOINE LIONEL GROULX HISTORIEN (1959), Patry dit non seulement vouloir faire connaître l’homme, mais aussi enregistrer son testament intellectuel. Or une partie de ce testament concerne l’histoire. «Lionel Groulx s’applique d’abord à asseoir la conscience historique du nationalisme», écrivent Linteau, Durocher et Robert 2 en s’inspirant d’une phrase d’Olivar Asselin que l’on retrouve dans le film : «La gloire propre de l’abbé Groulx, c’est d’avoir assis sur la réalité la plus solidement démontrée les fondements de nos espérances».
Cette phrase ouvre la séquence de la deuxième partie du film qui porte sur Groulx historien. On lui laisse la parole, mais celui-ci en demeure au niveau anecdotique. Cette partie du film se termine par deux citations dont l’une proclame «Un peuple bâtit son histoire comme un homme bâtit sa vie». Patry passe alors à un autre thème.
On peut s’étonner de ce qu’en une heure, on passe sous silence plusieurs aspects de la vie de Groulx et surtout on n’adopte pas davantage un point de vue historique pour le situer dans l’histoire des idées nationalistes au Canada, dans la suite de et en démarcation d’avec Henri Bourassa et Olivar Asselin. Il est vrai que de l’aborder carrément aurait pu susciter nombre de controverses dans le cadre d’une production et d’une diffusion par des organismes fédéraux tandis que la reconstitution biographico-historique, sous le patronage évident d’André Laurendeau, désarmait les détracteurs.
Les auteurs ont voulu éviter toute confrontation tout en rendant hommage à un homme dont ils connaissaient la position emblématique dans l’histoire québécoise contemporaine 3. On peut même penser qu’ils ont préféré l’allusion en se centrant sur Lionel Groulx homme et historien; ils savaient que, pour lui, cette profession n’était pas du tout neutre. Comme le rappelle Monière 4, Groulx pensait qu’elle permettait de fournir une doctrine au peuple et de garantir son unité, sa cohésion et son identité nationale.
Même si, au sortir du film, le spectateur connaîtra peu les thèses historiques de Groulx, les éléments qui peuvent faire litige, il en retiendra certaines impressions positives parce que le film indique les principales pistes pour aborder sa pensée. La prudence dont fait preuve Patry n’en montre pas moins la sympathie qu’il a pour l’œuvre de Groulx. En dépassant le cadre strict du portrait, il témoigne du fait que les cinéastes canadiens-français, quand l’occasion est propice, n’hésitent pas à souligner les dimensions du sujet qui leur sont particulières.
Le présent groupe comprend également des films qui se veulent des historiques. SIRE LE ROY N’A PLUS RIEN DIT du Français Georges Rouquier (1965) en est un exemple. Même pour des films de circonstance, les cinéastes tendent à dépasser le propos premier. MÉMOIRE EN FÊTE de Forest (1964) illustre cette attitude. À strictement parler, l’argument de départ du film constitue un piège : rendre hommage au Séminaire de Québec à l’occasion du troisième centenaire de sa fondation.
Mais Forest et son recherchiste font ici davantage œuvre d’historiens en épluchant manuels et archives et en repérant l’iconographie nécessaire. Ce qui est encore plus nouveau pour un film de cet ordre, c’est qu’ils veulent donner un sens à leur historique en indiquant le rôle joué par le Séminaire dans l’évolution de la société canadienne-française, notamment dans les domaines religieux, éducatifs, économiques et politiques.
Lors de la première du film le 11 juin 1964, l’allocution du commissaire Guy Roberge entérine cette perspective : «Le Séminaire de Québec est le symbole d’une continuité qui aboutit à nous, le signe d’une permanence et de l’authenticité d’une vocation». Une fiche publicitaire va encore plus loin : «L’auteur en profite pour fouiller le passé le passé à la recherche des clés de notre destin et des raisons de notre permanence». De Roberge au service de la publicité, l’article indéfini s’est mué en adjectif possessif, indiquant incidemment le clivage entre la tête de l’ONF et ses membres.
Cette lecture du film que fait la fiche publicitaire est bien présente dans l’œuvre comme en témoigne le commentaire :
Arriverons-nous jamais à rebâtir les murs de notre mémoire? Notre passé n’est pas si long pourtant, et nous l’avions offert tout entier aux démolisseurs. Nous savons … qu’une certaine façon d’habiter l’histoire n’est qu’une façon de se bien habiter soi-même. Car sommes-nous jamais autre chose qu’un passé qu’il faut reconstruire infiniment à la mesure de notre avenir?
Certaines idées du chanoine Groulx ne sont pas loin! La référence claire au «nous» indique à l’évidence que le cinéaste — les cinéastes — s’identifie à une collectivité, veut se servir de ses œuvres pour l’interpeller et se sert de l’histoire pour répondre à sa quête d’identité. Il n’est pas étonnant que le producteur André Belleau écrive, en souhaitant intégrer ce film dans le dernier volet de la série Les artisans de notre histoire : «Du point de vue style et démarche, MÉMOIRE EN FÊTE rejoint en profondeur les intentions de la série historique» 5.
Le dernier film de notre présent groupe, LES FEMMES PARMI NOUS de Bobet (1960) porte sur l’émancipation de la femme dans la société contemporaine. Sa première partie en constitue le volet historique. Le film fait allusion au mouvement des suffragettes françaises et référence au succès anglais; il nous rappelle tout cela en indiquant que la véritable émancipation, qui touche au mariage et au travail domestique, est à venir.
On s’aperçoit que le film s’ancre très peu dans les références locales. Si le commentaire mentionne que la Canadienne votait au Fédéral depuis 1924, il passe sous silence la situation du Québec qui lui refusait le droit de vote et les luttes féministes québécoises du début du siècle. La volonté du film d’être le contrepoids français de WOMEN ON THE MARCH amène Bobet à ne rappeler que des luttes européennes; d’ailleurs il veut vite dépasser cette dimension chronologique pour se situer sur le terrain plus universel de l’émancipation féminine théorique. Si sa réflexion sur la place des femmes dans la société revêt une dimension historique, sa mise en situation l’est beaucoup moins; on ne peut pas dire que le film éclaire l’histoire des femmes au Québec au tournant du siècle autrement qu’en l’informant sur la situation générale.
8.3b : La série Les artisans de notre histoire
Conçue en rapport avec la célébration du centenaire de la Confédération, cette série se veut primordialement historique. Pour en assurer la validité, l’ONF fait appel aux historiens Maurice Careless et Guy Frégault 6. Durant les deux premières années d’existence de la série, les francophones ne réalisent que deux films : LOUIS-JOSEPH PAPINEAU (1960) et LOUIS-HIPPOLYTE LAFONTAINE (1962).
La mise en parallèle de ces deux films est fort intéressante dans la mesure où historiquement les deux hommes se sont croisés et qu’ils apparaissent dans chacun des films; leur image respective n’y est pas équivalente et même plutôt contradictoire. Dans PAPINEAU les deux semblent amis. Dans LAFONTAINE ils s’opposent plutôt : Papineau traite LaFontaine et ses amis de traîtres et propose la réunion du Canada aux États-Unis tandis que LaFontaine apparaît comme le défenseur des Canadiens français et de leurs intérêts immédiats au sein de l’Union. Le spectateur qui verrait d’affilée les deux films pourrait s’en trouver confus. Voyons pourquoi.
Il est vrai que les deux films ne se déroulent pas à la même période : 1835 pour le premier, 1841-1854 pour le second; l’ellipse des Troubles de 1837 et des réalignements politiques qui en découlèrent n’est pas pour faciliter la compréhension des événements, des personnages, de l’histoire. En parlant du Papineau de 1835, le demi-dieu, le premier film évite de trop mettre en lumière le nationalisme canadien-français qui se fixait des objectifs d’indépendance nationale.
Lorsque Papineau revient dans le second film, on l’oppose à LaFontaine, ce qui le dévalorise et, en creux, l’idée d’indépendance qui lui est reliée. De même le film tait les raisons de Papineau; sa proposition d’union avec les États-Unis devient connotée négativement. Par ailleurs le film n’explique pas qu’avec «LaFontaine commence une deuxième phase du nationalisme canadien-français où l’obtention d’un «gouvernement responsable» prend le pas sur les objectifs d’indépendance nationale» 7. En fait il cache toutes les dimensions politiques des gestes de LaFontaine et le réalignement du nationalisme canadien-français dont il est porteur.
Dans les deux cas, les films illustrent une certaine tendance de voir l’histoire comme le fait de grands hommes qui en influencent le cours. En en demeurant principalement à ce niveau, ce à quoi personne ne les contraint, cela leur permet de secondariser les dimensions sociales, politiques, économiques et idéologiques des événements qui en expliqueraient les enjeux et les contradictions. Qui plus est, on double cette personnalisation de l’histoire d’une tendance au portrait psychologique des héros. L’explication des événements tient presque alors du conflit de personnalités.
Les deux films donnent une vision partielle de l’histoire susceptible d’engendrer de la confusion. On peut y voir le résultat d’un manque de perspective globale dans l’articulation des différents films de la série — ce qui confirme d’après nous le rôle secondaire des historiens-conseils dans la définition de ses objectifs. On peut y voir également le signe d’un refoulement de la problématique et de la lecture nationaliste canadienne-française de l’histoire du Canada; on la maintient au minimum afin d’éviter toute controverse. Les réalisateurs de ces deux films semblent d’ailleurs être plus enthousiasmés par la réalisation d’une fiction historique que par la compréhension de l’histoire par la fiction.
Quel contraste avec le volet régime français de la série! On y retrouve deux catégories de films: le long métrage de Dansereau LE FESTIN DES MORTS (1965) et les courts métrages d’Arcand CHAMPLAIN (1964) et LES MONTRÉALISTES (1965); on doit également à Arcand LA ROUTE DE L’OUEST (1965) qui s’inscrit dans la série, mais qui traite, non de la Nouvelle-France, mais des explorateurs de l’Amérique avant 1534 8.
LE FESTIN DES MORTS devait porter sur le caractère messianique et spiritualiste de la Nouvelle-France. Pour illustrer ce fait, le réalisateur choisit de mettre en scène le drame spirituel de certains missionnaires et d’opposer leur monde et ses valeurs à celui des Indiens. Avec sa scénariste Alec Pelletier, il prend le parti de reformuler l’histoire à la lumière du présent 9 et d’en faire le lieu de figuration d’un questionnement religieux contemporain.
Dansereau apporte à la reconstitution historique un soin manifeste, un souci d’authenticité; il s’inspire des connaissances architecturales et vestimentaires les plus poussées que l’on a de la civilisation huronne. Mais si les signes extérieurs sont dans l’ensemble respectés, le contenu même du film pose davantage problème.
En voulant se situer sur le terrain même des Jésuites, le film donne son aval à leur action 10; d’aucune manière le scénario ne la remet en cause, ce qui détonne un peu avec les préoccupations des années soixante. De facto, le film justifie la présence missionnaire. Dansereau avoue être fasciné par le fait que le scénario rejoint une mythologie qui lui fut inculquée à la petite école et qui fait partie de l’éducation québécoise : «Ces images valent non pas par leur véracité historique, mais par leur valeur de songe… C’est tout notre paysage intérieur qu’elles nous amènent à revisiter» 11.
Dansereau s’inscrit dans la mouvance des manuels d’histoire traditionnels et entérine leur perception particulière 12. Il montre l’Indien tel que représenté par les Blancs, un Indien différent de l’Indien référentiel. Il présente en outre les missionnaires comme des bienfaiteurs animés de nobles idéaux et tait pratiquement leur rôle économico-politique 13. De sceller cette dimension de leur rôle aux dépens de leur seul apostolat constitue déjà une vision réductrice.
L’image de l’Amérindien peut s’attirer des reproches du même ordre même si le réalisateur essaie de jouer la carte anthropologique. Le sorcier du film, par exemple, et ceux qui l’écoutent sont présentés fort négativement, en opposition à la sagesse de leurs chefs et de Brébeuf. Mais c’est surtout l’image de l’Indien cruel et féroce que le film reproduit. Celui-ci ne mange-t-il pas le corps de son ennemi et en offre au jeune Père que ce potage écoeure? Plus profondément, lorsqu’on nous montre une scène de torture, ne voit-on pas l’Amérindien se réjouir de la souffrance du prisonnier 14, rire et grimacer de façon hystérique?
La dimension cruauté du film vient confirmer les préjugés raciaux qu’entretenaient les manuels scolaires qui nous montraient «nos» saints Martyrs, attachés aux poteaux de torture, un collier de haches rougies autour du cou, entourés de diables grimaçants. Cela n’a pas échappé à l’annonceur Jean-Paul Nolet, un Abénakis, qui dans une lettre ouverte dit son étonnement et son indignation de voir un film de l’ONF perpétuer le mythe du «méchant sauvage» 15 :
Il est extrêmement dangereux, dans un pays qui n’a pas réussi à s’écrire une Histoire sérieuse, de vouloir, à partir de cette Histoire, créer une œuvre qui soit en même temps belle et authentique. (…) En 1965, alors qu’on n’a pas encore eu la décence de réhabiliter l’Indien, au moins dans les manuels, voilà qu’un film nous remet en pleine figure, en y mettant une complaisance étonnante, des scènes de torture où rien n’est épargné.
En voulant poursuivre simultanément plusieurs objectifs, Dansereau a peut-être sacrifié certaines dimensions historiques pour privilégier des dimensions psychologiques, religieuses ou poétiques. Les nombreuses critiques élogieuses de son film indiquent qu’il avait raison de faire un long métrage de cette envergure. Mais du point de vue de notre thématique, on ne peut pas dire dire qu’il a fourni la réévaluation de l’histoire que certains attendaient.
Tel ne sera pas le cas d’Arcand qui veut redécouvrir et relire son histoire et questionner les certitudes que l’on nous a transmises. Il soumet en août 1962 un scénario pour le projet Champlain intitulé, de façon très révélatrice, Samuel de Champlain, une réévaluation. Ce scénario annonce clairement ses couleurs. Il propose que le film débute en posant à brûle-pourpoint aux gens la question «Qui était Champlain» puis enchaîne sur des plans de panneaux-réclames où figure le nom de Champlain; ainsi d’entrée de jeu, il veut faire réfléchir sur un personnage qui est très présent dans la vie quotidienne, mais que probablement peu de gens connaissent réellement.
Arcand prévoit même poser aux historiens Marcel Trudel, Jean Blain, Michel Brunet et Maurice Séguin les questions suivantes : «Comment l’histoire moderne évalue-t-elle cette colonisation forcée en regard du destin naturel du Canada? Comment la conquête de Québec par les Anglais en 1629 laisse-t-elle déjà prévoir l’annexion définitive du Canada à la couronne britannique en 1763? Comment Champlain laisse-t-il le Canada en 1635? Existe-t-il un mythe Champlain?»
Le réalisateur espère intercaler les réponses à ces questions au reste de son film. Son intention est claire: il revendique le droit de débattre de manière critique de la société québécoise et de son histoire. Son projet s’inscrit dans les débats historiographiques dont l’histoire de la Nouvelle-France est l’enjeu et dont le film est partie prenante 16. Cette volonté ne va pas sans créer de remous.
Au chapitre quatre de notre thèse, nous avons relaté les réactions de Lanctôt et de Careless. Une partie de tir au poignet s’engage donc entre Arcand et ses aviseurs historiques et concerne la teneur des commentaires. Ces derniers fustigent surtout le passage suivant : «Malgré ce destin ils s’enracinèrent avec une rage glorieuse dans ce pays qu’ils avaient possédé, et ils jurèrent qu’on ne les en délogerait jamais». Bien qu’Arcand en ait accepté la suppression, cette phrase se trouve dans la version finale 17. Elle réintroduit dans le film une dimension nationaliste claire, ce qui sera désormais l’enjeu des revendications d’une partie de l’équipe française.
Dans l’ensemble le film réussit à répondre à l’objectif premier que se fixait le réalisateur: réévaluer le mythe de Champlain et questionner la pertinence de son action. La présence, par exemple, tout au long du film d’images hivernales et de gens et d’animaux dans la neige sert à indiquer la rudesse et l’âpreté du pays que Champlain a contribué à créer et l’immobilisme qui guette ce peuple.
À la fin du film, Arcand place sur des glaces en débâcle la chanson d’époque que Juneau jugeait inappropriée, «Adieu maquerelles et garces». Une musique rock lui succède; elle rythme des images d’enseignes publicitaires où se retrouve le nom de Champlain. Le sarcasme d’Arcand sert à dénoncer l’utilisation commerciale du mythe en même temps qu’il rattache cette aliénation à la présence anglo-saxonne par le biais de la musique.
Dès sa sortie, le film est pris à partie. L’ONF croit bien faire en le présentant au congrès annuel de l’Association canadienne-française des éducateurs de langue française de 1965, pensant que ce public averti serait réceptif à la conception «révolutionnaire» de ce film et à sa dimension démystificatrice. Ce sera tout le contraire.
Les plus hauts cris seront poussés: veut-on briser l’autel ou rétablir la vérité? Pourquoi aucune lumière favorable sur Champlain? Pourquoi un tel manque de respect? Comment faire naître l’esprit de civisme avec une telle entreprise? Si tels sont les artisans de notre histoire, on risque, estime-t-on, de se retrouver un jour sans histoire. Les journalistes qui couvrent le congrès partagent ces réactions : Caricature, dit l’un 18, démystification manquée, affirme l’autre 19.
En fait toutes ces réactions montrent bien qu’Arcand a visé juste, d’autant plus juste même que les intervenants qui contribuent à perpétuer le plus le mythe, les éducateurs, se sentent remis en cause profondément. Arcand ne pourra plus rééditer cet exploit dans ses autres films historiques. CHAMPLAIN indique la limite que peuvent atteindre les cinéastes qui veulent se servir de l’histoire pour acheminer un certain nombre de revendications qui vont à contre-courant des idées officielles 20.
À cause de ces problèmes, Arcand ne pourra aller aussi loin dans LES MONTRÉALISTES où il s’en tiendra assez strictement au scénario qu’on lui fournit 21. Mais il contourne les obstacles à sa liberté d’expression en utilisant des moyens exclusivement cinématographiques — image et montage — sans avoir recours à l’apport du commentaire. De cette manière paradoxale, il peut faire passer son approche iconoclaste, sa remise en cause de l’histoire. Sur les vingt-huit minutes que dure le film, trois vont dans le sens que nous venons d’indiquer. Pourtant, à cause de leur emplacement stratégique dans le film, en ouverture et fermeture, elles indiquent le point de vue profond du cinéaste et sa démarcation du scénario qu’avec astuce il a suivi presque à la lettre.
Arcand témoigne donc ainsi de la résistance que certains cinéastes offrent aux entreprises plus officielles de l’ONF, des tours et détours dont ils useront. En plus, par la nature même de son propos, le film traduit les préoccupations antireligieuses et anticléricales qui se manifestent à ce moment-là et qui trouvent chez certains jeunes cinéastes de l’ONF un terreau particulièrement fertile.
Durant la troisième période, une partie significative des films à thématique historique sert soit à remettre en cause une interprétation de l’histoire même, soit à se servir de l’histoire pour affirmer sa spécificité et son appartenance nationales, soit à valoriser des personnages ou des réalisations qui témoignent de revendications ou de réalisations proprement canadiennes-françaises. Tous ne sont pas prêts à se servir de la critique historique comme d’un levier d’affirmation. Mais l’ensemble dépasse les dimensions traditionnelles d’illustration qui caractérisaient les deux premières périodes.
Notes:
- Jean Le Moyne, Le pays et ses habitants : le Montréal qui disparaît, octobre 1962. ↩
- Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert, Histoire du Québec contemporain : De la Confédération à la crise, Montréal, Boréal Express, 1979, p. 612. ↩
- La ciné-fiche préparée par l’ONF indique la conscience qu’on a du problème : «Les idées de Groulx, son œuvre, son influence sont discutables, et elles sont discutées. Mais nous pensons sincèrement que ceux-là mêmes qui peuvent avoir le plus de raisons d’être réticents sur l’œuvre seront conquis par la personnalité du chanoine telle qu’elle apparaît dans le film». ↩
- Denis Monière, Le développement des idéologies au Québec des origines à nos jours, Montréal, Québec/Amérique, 1977, pp. 246-48 ↩
- André Belleau, Mémorandum à Yves Garneau, 18 septembre 1964. ↩
- Frégault est un représentant de l’interprétation néo-nationaliste de l’histoire du Canada français qui se développe ici après la Deuxième guerre mondiale. Il sera remplacé ultérieurement par Gustave Lanctôt au poste de conseiller. ↩
- Rosario Bilodeau, Robert Comeau, André Gosselin, Denise Julien, Histoire des Canadas, Montréal, Hurtubise-HMH, 1971, p. 380. ↩
- Ce dernier film s’ouvre par cette phrase : «L’incertitude est le lieu le plus habituel de l’intelligence. (…) Maintes fois notre propre histoire nous échappe». Ces idées ne surprennent pas de la part d’un cinéaste formé au département d’histoire de l’Université de Montréal où s’enseigne une histoire des deux Canadas qui remet en cause son interprétation traditionnelle; elles correspondent assez bien à la perspective qui anime les trois films dont nous parlons. ↩
- «Le texte comme le film a été conçu dans une très grande liberté, comme un retour très personnel de ses auteurs vers le passé, une exploration à l’intérieur de soi, du monde imaginaire que les hommes authentiques d’autrefois ont légué par l’histoire et par toutes ces choses qui nous font ce que nous sommes, aux Canadiens français d’aujourd’hui, comme enfin une question très actuelle sur le destin qui est le nôtre», écrira Dansereau (Notes du réalisateur, Montréal, ONF, Service de l’information, 14 mai 1965). Pour une évaluation de cette représentation de la primitivité, on peut se référer à Gilles Thérien, «Les Indiens de celluloïd». Revue d’histoire littéraire du Québec et du Canada français. No 11, hiver-printemps 1986, pp. 101-104. ↩
- Dansereau sollicite d’ailleurs l’opinion des Jésuites sur le scénario. ↩
- Fernand Dansereau, Note à propos de la réalisation, 21 août 1963. ↩
- Dansereau d’ailleurs reconnaît ce fait quand il affirme avoir voulu «recréer sur film le type d’imagerie que j’avais à l’âge de sept ou douze ans quand cela me trottait dans la tête» (André Lafrance, op. cit.. p. 149); le seul problème, c’est que pour la reconstitution, il ne respecte pas la vision d’Épinal alors que pour le rôle des intervenants, il s’y confine. Même sur le terrain de l’image des Saints Martyrs, le film se valut des remontrances. Voir Georges Robitaille s.j., «Le Festin des morts», Relations, juin 1965, pp. 168-169 et Lucien Campeau s.j., Le Droit, 14 avril 1965. ↩
- Pourtant on sait que les missionnaires ne jouaient pas qu’un rôle évangélique. Politiquement ils servaient d’avant-poste aux alliances qui amenaient les nations amérindiennes à appuyer le colonisateur français. Économiquement ils assuraient le lien entre les Amérindiens et les marchands, principalement de fourrures. L’ouvrage Économie québécoise, op. cit., p. 15, rappelle qu’à l’époque où se situe le film, les Hurons étaient détenteurs du monopole de la traite sur les Grands Lacs et donc principaux pourvoyeurs des Français. ↩
- Cette séquence est accompagnée de la voix off du jeune Père qui, décrivant en détails le supplice, parle de la «jouissance primitive de la vengeance assouvie». À la fin du film, on entend également le narrateur nous dire : «Après la peste, les guerres connurent leur apogée. Les Iroquois écrasèrent la nation huronne. Les missionnaires furent mis à la torture, brûlés, dévorés». Iroquois et Hurons sont renvoyés dos à dos pour ce qui est de la barbarie. ↩
- «Le Festin des morts ou le ciel des Français», Le Devoir, 15 juin 1965. Voir aussi Monic Nadeau, «Jean-Paul Nolet fait une violente sortie contre Le festin des morts», Téléradiomonde, 3 juillet 1965. Le chef Marcel Sioui aura une réaction similaire quand il protestera au nom de ses compatriotes (cf «Les Indiens ont-ils été vraiment insultés». L’écho, 26 juin 1965). ↩
- Arcand adhère à la position de Marcel Trudel et ce sera probablement lui qui incitera Dansereau à demander que Trudel soit le conseiller historique de la série sur la Nouvelle-France, ce qui constituait un désaveu de fait de l’approche de Careless et Lanctôt. ↩
- Nous croyons que la haute direction fut mise devant un fait accompli. ↩
- Jean-Raymond St-Cyr, «Nombreuses questions après la projection du film Champlain», La Presse, 1965. ↩
- Jean Royer, «L’ONF présente un film documentaire controversé». Le Devoir, 1965. ↩
- Arcand raconte aussi que le film est passé à la télévision et qu’il a soulevé des protestations de plusieurs associations historico-politiques dont certaines voient «dans les œuvres de Champlain le fondement même du fédéralisme coast to coast», une remarque qui traduit bien le sentiment anti-fédéraliste du réalisateur : voir Réal LaRochelle, Denys Arcand, Conseil québécois pour la diffusion du cinéma, 1971, p. 14. ↩
- Quelques années plus tard, Arcand fera le point sur son expérience dans «Le film historique : Problèmes de réalisation», Cultures, II : 1, 1974, pp. 15-29. ↩