La Cinémathèque québécoise

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10. L’idéologie de Cité libre et l’ONF

Beaucoup d’auteurs ont écrit sur l’influence de Cité libre dans la société québécoise. André J. Bélanger en précise certaines modalités 1 :

Lieu de rencontre aux multiples relais, Cité libre s’assure un rayonnement que ne légi­timerait probablement pas son tirage. Elle prolonge son action à la télévision qui, à partir de 1952, offre un nouvel instrument de diffusion dont les collaborateurs de la revue savent se servir.

L’auteur pourrait ajouter aussi, bien que dans une moindre mesure, l’ONF; même s’il n’offre pas la même possibilité d’intervention continue et quotidienne, l’Office présente néanmoins un lieu d’intervention idéologique à ne pas négliger. L’influence et la présence de Cité libre ne se feront presque pas sentir tant que l’ONF sera à Ottawa. Mais après le déménagement à Montréal, les choses changent.

Il y a d’abord la présence de personnes qui sont reliées à Cité libre : en premier lieu Pierre Juneau qui occupe le plus haut poste tenu par un Canadien français, Marcel Rioux à titre de recherchiste, Gérard Pelletier à titre de scénariste-recherchiste; à la rigueur on peut même y rattacher Jean Le Moyne qui collaborera à la recherche, au scénario ou au commentaire de plusieurs films et à qui on commandera des rapports généraux assez phi­losophiques sur l’orientation de l’ONF 2.

Il y a d’ailleurs une relation entre la consécration, au sein de l’appareil onéfien, du poste et du rôle du recherchiste, et la valorisation du rationalisme et de la recherche empirique 3; cette aspiration intellectuelle n’est pas propre à Cité libre, mais la revue la reflète admira­blement et en est une des chevilles ouvrières.

À cet égard l’exemple de la série Défi est le plus éclairant tant par sa perspective que par ses modalités d’application; on y institutionnalise la recherche de niveau universi­taire comme méthode de production cinématographique. Cet attachement d’une partie du milieu intellectuel québécois à la recherche empirique comme voie privilégiée de connais­sance et de compréhension s’inscrit dans la mouvance de la revue Cité libre.

La revue dénonce la place du clergé dans les appareils de production et l’aliénation intel­lectuelle des Québécois comme contenu de cette production. On peut voir dans l’appel de l’ONF aux intellectuels une volonté de reconnaître la qualité et la pertinence de leur production et le désir de mettre celle-ci au service de la désaliénation intellectuelle des Québécois dont participe un certain nombre de réalisations. C’est d’ailleurs le contenu même des films qui peut faire davantage écho à la pensée citélibriste que ces influences incidentes.

Cité libre s’étant définie d’abord contre Duplessis — confrontation qui fut sa raison d’être disent certains — il est plus facile de voir une influence de la revue dans les réalités qu’elle dénonce que dans les propositions qu’elle apporte. Par exemple Cité libre s’atta­quera à l’inanité des représentations traditionnelles, dira la faillite des idéologies d’antan et la banqueroute de l’élite cléricalisante, incapables de faire face et d’intégrer les nou­veaux problèmes de la société québécoise urbaine et industrielle.

Nous avons vu, en étudiant le thème agricole, comment les films de la troisième période dénoncent le mythe agriculturiste, contestent l’idéologie rurale traditionnelle et réfléchis­sent sur l’intégration des dimensions urbaines et économiques à l’activité agricole. Il y a là une correspondance manifeste bien que, rappelons-le, Cité libre n’ait pas le mono­pole de ces idées.

Dans sa lutte contre le duplessisme, la revue a accordé un rôle capital à la grève de l’amiante, ce qui lui a permis de dénoncer encore une fois les élites «cléricalisantes», d’appuyer le syndicalisme au nom de la justice sociale et de valoriser ce vieux concept jéciste de l’action directe, concrète et réfléchie. Or tout cela revient dans LES 90 JOURS qui est peut-être la plus citélibriste des productions onéfiennes. On y dénonce le sort injuste réservé aux ouvriers, la complicité oppressive de la petite bourgeoisie traditionnelle, on y valorise l’action de l’ouvrier conscient ou du journaliste.

Par contre, comme l’a souligné Bélanger 4, la pensée citélibriste ne remet jamais en question le mode de production capitaliste et ne le relie pas à la production idéologique; il ne faut donc pas se surprendre de ce que LES 90 JOURS adopte une ligne semblable.

Parlant de l’impact de Cité libre, Léon Dion estime qu’on en a surestimé la force. Il constate que le nationalisme conservatiste, sous la poussée de forces multiples qui confir­ment que la société québécoise n’était pas aussi monolithique que certains citélibristes aimaient le croire, était en voie d’être remplacé dans la société québécoise des années cinquante par un nationalisme de type libéral. «S’il n’en paraissait trop rien, ce fut à cause de l’effet de mirage que produit chaque fois que le système politique, d’où émanent géné­ralement les images globalisantes, est en désaccord profond avec des sections importantes de la société» 5.

À cet égard l’étude du thème industriel nous a permis de mettre en lumière un question­nement sur l’au-delà de l’entreprise familiale, le développement de la grande industrie nationale, le rôle de la nouvelle petite bourgeoisie, l’interventionnisme de l’État qui cor­respond au nationalisme libéral qui éclate en 1960, questionnement dont Cité libre n’est nullement le moteur. Nous avons aussi évoqué, avec la question agricole, les dimensions économiques, industrielles et urbaines qui en bouleversaient la rhétorique traditionnelle.

Dans cette foulée, il n’est pas étonnant qu’à la fin de notre période, avec les vingt-six films de la série ARDA (sigle d’Aménagement rural et développement agricole 6), Garceau s’attaque à un sujet qui marque le début du cinéma d’animation sociale qui fleu­rira à l’ONF quelques années plus tard dans le cadre du programme «Société nouvelle». Cette version modernisée de la pensée propagandiste griersonnienne s’inscrit dans son évolution personnelle et dans celle d’une partie de l’équipe française qui adhère à des élé­ments de l’idéologie de participation.

LA LUTTE de Michel Brault, Claude Fournier, Claude Jutra et Marcel Carrière
LA LUTTE de Michel Brault, Claude Fournier, Claude Jutra et Marcel Carrière
© ONF

Dans sa recherche, Boissonnault a bien noté, même si ce n’est pas toujours aussi auto­matique qu’il le pense, que plusieurs films des années cinquante abordent les thèmes majeurs de Cité libre : critiques des mystifications de l’idéologie de conservation, nouvelle réalité de la société industrielle, problèmes sociaux, etc. 7 Mais il estime aussi que la parenté avec l’idéologie de Cité libre se perçoit, dès 1957, dans le refus motivé, de la part d’un groupe majoritaire de cinéastes, d’une section francophone parce que, selon lui, ils auraient évalué que ça équivalait à une séparation, donc à une victoire des forces nationalistes.

Cette explication est plausible, mais pour qu’elle soit probable, il faudrait être en mesure de prouver qu’en 1957-1958, la majorité des cinéastes francophones adhère à l’antinationalisme citélibriste. Or une telle preuve nous semble tout à fait aléatoire et ne pas corres­pondre à ce que nous connaissons des positions des cinéastes à cette époque.

Par ailleurs, cette explication fait primer une causalité extérieure alors que — nous l’avons évoqué en historique — la causalité interne (les contradictions entre les cinéastes et leurs intérêts organisationnels divergents) peut s’avérer plus déterminante. Boissonnault va même plus loin. Puisque Juneau appartient à Cité libre et que cette revue est identifiée à l’idéo­logie de contestation et de rattrapage, il estime que ses orientations normatives se rappro­cheront de cette idéologie globale. Ce qui veut dire concrètement que Juneau éviterait prudemment que

se fassent des films qui traduisent le climat du Québec avec ses questions sur son des­tin politique, ses aspirations, ses incertitudes et ses dominations. Il aiguille les cinéas­tes vers le film «internationaliste» où une nature humaine flotte sans couleur ni saveur, essence universelle sans existence concrète 8.

Pourtant l’étude thématique nous a révélé que les films de la troisième période ne sui­vaient pas un chemin aussi univoque que celui perçu par Boissonnault tandis que l’histori­que et l’analyse de ces films ont démontré que les cinéastes étaient beaucoup plus responsables du contenu et de l’orientation de leurs films que ce que le portrait d’un Juneau omnipré­sent et directeur (au sens strict) de production laisserait croire 9.

On a par ailleurs dit et redit que l’antinationalisme était une des caractéristiques les plus fortes de Cité libre. Cela peut-il se repérer dans des productions onéfiennes? Précisons d’abord que cet antinationalisme n’est que le corollaire de son antiduplessisme et que la revue rejette le nationalisme dans la mesure où celui-ci est conservatiste 10. En fait c’est sur ce terrain que l’influence sur les cinéastes onéfiens sera la moins probante. On peut croire que Juneau, Pelletier ou Le Moyne partagèrent ce point de vue, mais qu’ils réussi­rent rarement à le transmettre concrètement à travers des films.

Ils échouèrent dans leur tentative de proposer à la créativité des cinéastes des thèmes d’intérêt universel et humanistes; les préoccupations immédiates de ces derniers étaient plutôt existentielles et souvent nationalistes. En fait il n’y a que chez Devlin où l’on puisse trouver un antinationalisme proche de celui de Cité libre 11.

Cette question du nationalisme est probablement la pierre de touche qui indique les limites de l’influence citélibriste à l’ONF; celle-ci s’est fait sentir chez des cinéastes qui sont dans la trentaine en ces années cinquante et presque de la même génération que ceux qui écri­vent à Cité libre; et elle a pu se faire sentir chez des gens qui, comme les rédacteurs de la revue, sont influencés par le personnalisme chrétien de la revue française Esprit 12 qui proposait de fusionner liberté de la personne et responsabilité sociale des individus.

Mais Cité libre n’a pas le monopole des influences marquantes chez les intellectuels qui essaient, à l’aide d’outils conceptuels nouveaux, de comprendre la société québécoise et d’œuvrer à sa transformation. Certains ne partagent pas les projets de réforme que met de l’avant la revue; ils ne s’y sentent pas à l’aise, d’autant plus que la littérature et la culture n’y occupent pas une place significative. Ils cherchent donc d’autres voies d’expres­sion et d’autres plates-formes de ralliement.

LE TEMPS PERDU de Michel Brault (1964)
LE TEMPS PERDU de Michel Brault (1964)
Coll. Cinémathèque québécoise
© ONF

Notes:

  1. André J. Bélanger, Ruptures et constantes, Montréal, Hurtubise HMH, 1977, p. 7.
  2. Voir par exemple L’Office national du film, (1965) un rapport sur l’humanisme scientifique et technique dans le monde, humanisme dans lequel l’ONF devrait s’insérer, et La médiation de l’Office national du film (1967) sur le rôle de médiation que devrait jouer l’ONF entre les dynamismes des années soixante et le peuple canadien.
  3. Cela avait commencé particulièrement avec Jean-Charles Falardeau, lié lui aussi ultérieure­ment à Cité libre.
  4. Op. cit., pp. 83-88.
  5. Léon Dion, Nationalismes et politique au Québec, Montréal, Hurtubise HMH, 1975, p. 62.
  6. On sait que le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec, créé en 1963, témoigne d’une nou­velle pratique libérale qui vise à faire participer le citoyen à la direction et à l’orientation de la vie sociale, pratique qui fait naître une nouvelle profession typique de la Révolution tran­quille: l’animation sociale; or pour aider à cette animation, quoi de mieux que le cinéma?
  7. Op. cit., p. 287.
  8. Op. cit., p. 305.
  9. La sensibilité nationaliste de Boissonnault l’amène parfois à des lectures qui nous semblent trop mécanistes.
  10. Ce rejet ne permit pas à Cité libre de comprendre les nouveaux nationalismes qui se font jour au Québec à la fin des années cinquante, début soixante, qu’ils soient indépendantistes ou ins­pirés des luttes de libération nationale.
  11. Ses ennemis lors de l’Affaire ONF et certains témoins de Boissonnault insinueront que c’était parce qu’il n’était pas d’ascendance purement canadienne-française et avait reçu une partie de son éducation en anglais.
  12. Nous pensons au responsable de la recherche Gilles Marcotte et surtout à Femand Dansereau dont les préoccupations philosophiques seront souvent éloignées des préoccupations politiques et nationales de ses collègues. Il est d’ailleurs symptomatique que durant son année sabbatique en Europe en 1959, poussé en cela d’ailleurs par Gaston Miron, Dansereau ait fréquenté les rencontres organisées par Esprit et vu quelques fois Jean-Marie Domenach, le directeur de la revue, y trouvant une famille spirituelle propice.